Imprimer

Pourquoi la question tibétaine continue à nous motiver

par Elisabeth Martens, le 16 février 2017

Le magazine « Un jour dans l’histoire » du 15 février 2017, sur la Première, était consacré aux origines du bouddhisme. Laurent Dehossay s’y entretenait avec Pierre Bonneels, doctorant en philo et lettres à l'ULB et licencié en bouddhologie à l'université de Bukkyo à Kyoto.

 

Dès le début de l'émission, c'est le sursaut : l'interview du bouddhologue est précédée par un enregistrement du dalaï-lama. Rien de spécial, me direz-vous... eh bien, si ! Dès qu'on parle de bouddhisme, on parle du dalaï-lama (ou on l'entend), comme si le bouddhisme ne pouvait pas se passer de cette icône faite sur mesure de nos attentes. Et comme il se doit, il sort une de ses « aimables fadaises », même si elle date de 1998, la voici : « si on fait le plus de bien possible aux autres, notre bonheur s'en trouvera naturellement accompli ». Peu importe, ce qui me choque, c'est que de manière quasi automatique, le bouddhisme est associé au dalaï-lama.

Historiquement, on peut quand même rappeler que le bouddhisme tibétain n'est qu'une branche relativement mineure du bouddhisme, et que dans le bouddhisme tibétain, l'école des Bonnets jaunes n'est qu'une de ses nombreuses écoles, et que le dalaï-lama n'est pas le représentant officiel de cette école des Bonnets jaunes (il s'agit du supérieur du monastère de Ganden). C'est une première chose qui me paraît importante à souligner quand « on veut faire la différence entre la légende et la vérité historique ». Mais ce n'est pas le principal, cela ne vaudrait pas des années de travail obstiné.


Le principal se trouve dans l'affirmation suivante de Pierre Bonneels : « les bouddhistes ne gênent personne, ils ne s'introduisent pas dans la politique, tout ce qu'ils demandent est d’avoir un moment paisible pour pouvoir méditer sur leurs conditions d'être humain .../... Le bouddhisme n'a jamais été une religion ingérante, il ne s'est jamais introduit dans les instances de l’État ou les instances du pouvoir ». Incroyable !... alors que dès le début du magazine, le bouddhisme est représenté par le dalaï-lama qui, comme tout le monde le sait, revendique depuis bientôt soixante ans l'indépendance du Tibet, ou plus récemment son « autonomie poussée » (qui n'est autre que l'indépendance de fait, si vous lisez la Charte rédigée par le gouvernement en exil). Il est assez évident que le dalaï-lama est impliqué activement dans une lutte politique, et pas rien que le 14ème puisque le pouvoir politique sur la région centrale du Tibet est aux mains de la lignée des dalaï-lamas depuis 15ème siècle, lors du règne du « Grand cinquième ».


Toutes les écoles du bouddhisme tibétain se sont d'ailleurs introduites dans la politique, puisque la trame du tissu social depuis le début du premier millénaire et jusqu'à la moitié du 20ème siècle, a été nouée par le clergé du bouddhisme tibétain. En effet, une deuxième vague bouddhiste est arrivée au Tibet au début du premier millénaire, les moines tantriques fuyant les invasions musulmanes du Nord de l'Inde. Arrivés au Tibet après la chute de la dynastie Tubo (9ème siècle), ils ont pris les rênes du pouvoir, un pouvoir moral avec l’intimidation des populations à coup de karma, puis un pouvoir économique avec une accumulation de biens matériels (terres, bâtiments, bétail et serfs), et un pouvoir politique que les écoles du bouddhisme tibétain se sont disputé pendant tout le millénaire... et Pierre Bonneels de dire que « les bouddhistes sont des gens austères qui ne cherchent qu'un endroit pour méditer », c'est un comble !


C'est exactement parce que des grands professeurs d'université, interrogés avec délectation par les médias, alimentent nos idées préconçues à propos du bouddhisme et nourrissent nos fantasmes sur le Tibet que je poursuis ce travail avec acharnement. La « question tibétaine » est un exemple type de la propagande occidentale uniformisant la pensée par le bas et la rendant identique pour tous, sans même qu'on s'en aperçoive. C'est cela qui est insupportable ! Ni la Chine ni le Tibet n'ont besoin qu'on les défende, évidemment. Par contre, l'infiltration de la pensée unique dans notre vie quotidienne est à dénoncer dès ses prémisses.


Or la question tibétaine n'en est plus à ses prémisses, cela fait bientôt soixante ans que cette question flotte dans l'air du temps, elle a eu le temps d'imprégner nos cerveaux ouverts à tout ce qui peut flatter notre esprit libre, solidaire et démocratique, par exemple, pour ne citer que quelques célébrités sous le charme desquels on ne peut pas ne pas tomber : un acteur de Hollywood au sourire aussi craquant que celui du dalaï et président de l'ICT, Richard Gere, une tibétologue, traductrice des textes du dalaï-lama et enseignante de mantra yoga, Sophia Still-Rever, un biologiste, bras droit et interprète du dalaï lors de se tournées en pays francophones, Matthieu Ricard , un cinéaste mettant en scène le livre de « Sept ans d'aventures au Tibet » de Heinrich Harrer, Jean-Jacques Annaud, un chanteur juif canadien converti au bouddhisme et relatant les enseignements du dalaï, Léonard Cohen, etc.


Autant d'armes de destruction massive élaguant notre esprit critique et égalisant les limites de nos « pensées à ne pas dépasser ». Et s'il en est à ne pas dépasser, c 'est bien celles concernant le bouddhisme, le Tibet et le dalaï-lama : chasse gardée pour servir les intérêts des États-Unis et de son lobbying. Pris en otage pendant la guerre froide et la lutte contre la montée des communismes en Asie, le dalaï-lama et ses revendications d'indépendance ont été utilisés comme des pions sur l'échiquier géopolitique contre une Chine qui n'a pas daigné mettre le pied dans l'étrier du capitalisme.


Je n'ai parlé ici que du bouddhisme tibétain comme impliqué politiquement, parce que c'est le volet que je connais un peu. Mais que dire de l'implication des moines-guerriers du Japon dans les guerres impérialistes qui l'ont opposé à la Chine ? C'est un épisode d'une extrême violence que Monsieur Bonneels ne pourrait pas passer sous silence, lui qui est diplômé en bouddhologie à Kyoto ! Quant au cachet de non-violence et de tolérance qu'on colle au bouddhisme, il y assez d'exemples historiques qui montrent le contraire (voir par ex. l'article « La violence est inhérente aux institutions religieuses » de Vincent Perrault sur notre site). Cependant les bouddhistes n’étant pas très nombreux sur la planète (6%), leurs actes violents ne sont pas aussi visibles que ceux des chrétiens ou des musulmans beaucoup plus nombreux.


Et puisqu'on en est aux chiffres, je n'ai pas manqué de sursauter en entendant Pierre Bonneels prétendre qu'en Chine, « il n'y a pas de pratiques religieuses officielles, et on comprend bien que la Chine préfère dire qu'il n'y a pas de religieux chez eux. Pourtant certaines études considèrent que plus de 80% de la Chine est bouddhiste ». S'il n'y avait pas de religions officielles en Chine, je me demande bien pour quelle raison il y a une « administration d’État des Affaires Religieuses » qui enregistre les activités et les édifices des cinq religions officielles : taoïsme, bouddhisme, islamisme, catholicisme et protestantisme. S'agit-il d'alimenter l'image d'une « Chine athée et matérialiste qui ne comprend rien à la spiritualité » ? La phrase est de Madame Sophia Still-Rever, tibétologue, qui a recueilli des textes du dalaï-lama pour en faire son « autobiographie spirituelle ». Ainsi donc « athéisme » et « matérialisme » sont synonymes de « stupidité » et antonymes de « spiritualité »... De tels amalgames sont inacceptables.


Je veux bien admettre que le mot « matérialisme » effraye, il est chargé de connotations négatives, surtout parce qu'on le confond facilement avec « consommation débridée », mais aussi du fait qu’il balaye d’un coup toutes les supercheries religieuses. Le marché libre a vite fait passer le matérialisme philosophique pour du consumérisme de bas étage. Ce glissement sémantique est intentionnel : il ne fallait surtout pas que nous portions crédit au matérialisme philosophique, que deviendraient sinon les prêtres, évangélistes, lamas, imams et autres acolytes du monde moderne ? Pour le moment, ils foisonnent et la crise semble augmenter leurs effectifs.


Je termine avec un dicton chinois : « on naît avec les sandales du bouddhiste, on grandit avec le pinceau du confucianiste et on meurt avec la canne du taoïste ». Ceci peut signifier que tout être humain devient pleinement humain à partir du moment où il développe sa propre spiritualité, mais que celle-ci (comme toute chose) peut se transformer au cours de la vie, et que chaque personne peut à son heure se tourner vers la pratique spirituelle qui lui convient le mieux. C'est pourquoi la Chine est incapable de dire combien elle compte de taoïstes, de bouddhistes, d'athées ou d'autres.


Avec mes remerciements aux aimables professeurs d'université et autres dalaïstes convaincus et convaincants grâce auxquels j'ai revigoré l'esprit critique que m'a enseigné le bouddha !

 

La roue des réincarnations, le Samsara bouddhiste
La roue des réincarnations, le Samsara bouddhiste