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« Urbanicide » chinois au Tibet: l'épouvantail de la sinisation (2)

par André Lacroix, le 5 juin 2017

Sentant sans doute que les accusations traditionnelles adressées à la Chine de « génocide physique » et de « génocide culturel » ont du plomb dans l’aile, l’entourage du dalaï-lama s’en prend maintenant à la politique urbanistique développée au Tibet. D’après un article du Docteur Rinzin Dorjee, porte-parole d’un thinktank de Dharamsala, les autorités chinoises se rendraient coupables au Tibet d’ « urbanicide », une espèce de « génocide démographique ».

 

 

Photo Hubert Reeves
Photo Hubert Reeves

Un phénomène planétaire

« Le Conseil d’État de la Chine, écrit Rinzin Dorjee, a dévoilé le National New Type Urbanization Plan (NUP) en 2014 en vue de faire passer le nombre de résidents dans les villes de 52,6% de la population chinoise en 2012 à 60% à l’horizon 2020. » 

 

Voilà donc le principal chef d’accusation ! Or l’urbanisation est un phénomène que l’on peut constater partout dans le monde. D’après Wikipédia (article Urbanisation), le pourcentage de la population mondiale habitant en ville a connu l’évolution suivante :

Au rythme actuel, 65 % de la population sera urbaine en 2025, et plus de 80 % dans de nombreux pays.

 

En tablant sur 60% d’urbanisation à l’horizon 2020, la Chine s’inscrit dans la moyenne mondiale, tous continents confondus à l’exception de ... l’Antarctique. Mais ce qui est la norme partout dans le monde, devient, semble-t-il, condamnable dès l’instant où l’on parle de la Chine et singulièrement du Tibet.

 

Et d’abord, de quel Tibet parle l’article repris par France-Tibet ? La RAT (Région autonome du Tibet), que Melvyn Goldstein appelle le « Tibet politique » ou bien ce qu’il appelle le « Tibet ethnographique » (à savoir les provinces limitrophes du Qinghai, du Gansu, du Sichuan et du Yunnan) où habite une importante minorité tibétaine ? On aimerait un peu plus de précision dans l’analyse quand on sait, par exemple, que la population tibétaine enregistrée à Chengdu, capitale du Sichuan, dépasse 30 000 habitants, auxquels s’ajouteraient 150 à 200 000 Tibétains y vivant de façon régulière mais sans permis de résidence. Cela ne représente qu’une goutte d’eau dans cette métropole de 14 millions d’habitants, mais c’est quand même la plus grosse concentration de Tibétains hors régions tibétaines, peut-être même la deuxième ville tibétaine par la population après Lhassa (d’après le site « L’OBS avec Rue 89 », 25/04/2013).

 

 La petite ville de XiangChen au Sichuan, à la tombée de la nuit (photo JPDes., 2007)
La petite ville de XiangChen au Sichuan, à la tombée de la nuit (photo JPDes., 2007)

Une sédentarisation forcée ?

Quoi qu’il en soit, Rinzin Dorjee s’inscrit fidèlement dans la déjà vieille campagne de l’ONG états-unienne Human Rights Watch (qu’il invoque à deux reprises), selon laquelle les autorités au Tibet se livreraient à une sédentarisation forcée.

 

Mais qu’est-ce qui, dans la réalité, force les paysans à s’établir en ville ? C’est essentiellement la progression démographique : au « bon vieux temps » de l’Ancien Régime (où, d’après le dalaï-lama, on vivait heureux), la mortalité infantile était tellement élevée que les pâturages suffisaient à nourrir les survivants, qui étaient en 1950 trois fois moins nombreux qu’aujourd’hui.

 

De plus, en raison du dérèglement climatique mondial, le Haut Plateau est en train de se dessécher et n’arrive plus à nourrir les yaks et les moutons dont le nombre a aussi triplé en soixante ans. Face à cette situation préoccupante, les autorités ne pouvaient pas rester les bras croisés. Il leur a fallu d’abord – et cela provoque l’indignation de notre aimable docteur – réduire le cheptel. Ensuite – et de cela il ne dit mot – pour maintenir un maximum d’éleveurs sur leurs terres ancestrales, les responsables locaux, soutenus par Pékin, ont lancé un vaste programme de replantation de graminées sur une superficie plus vaste que celle de la France : à bord du nouveau train Xining-Lhassa, on peut apercevoir quelques-uns de ces immenses carrés où, malgré les conditions extrêmes, l’herbe commence à pousser.

Par ailleurs, beaucoup d’éleveurs ont été invités à se transformer progressivement en agriculteurs-maraîchers, grâce notamment à la construction d’immenses serres – que l’article ne mentionne même pas − pour y cultiver toutes sortes de fruits et de légumes jusqu’alors inconnus, initiant ainsi un changement de régime alimentaire, qui prendra, certes, du temps, car ce n’est pas d’un claquement de doigt qu’on impose à une population traditionnellement carnivore de se convertir au végétarisme.

Enfin, et surtout, un autre changement spectaculaire est en train de se produire en RAT : la montée en puissance du secteur tertiaire (c.-à-d. les services) ; au lieu de saluer comme il convient cette modernisation de l’économie (à l’œuvre dans tous les pays avancés), les pleureuses de Dharamsala y voient un motif de critiquer la Chine.

 

 

Bien sûr, comme partout ailleurs dans le monde, la reconversion d’une main-d’œuvre rurale et la diversification des activités économiques ne s’opèrent pas sans problèmes ni déchirements. Mais les critiques des exilés tibétains, descendants d’une génération n’ayant connu qu’une société médiévale et agraire, s’apparentent moins à une vraie analyse qu’à l’expression d’une vaine nostalgie d’un « âge d’or » qui n’a jamais existé.

 

Gyantsé, août 2009 (photo Thérèse De Ruyt)
Gyantsé, août 2009 (photo Thérèse De Ruyt)

 

Une sinisation forcée ?

« En plus des fonctionnaires gouvernementaux et des personnels militaires mutés au Tibet, il y a eu un afflux considérable de migrants ethniques chinois en raison de fortes incitations financières et d’investissements dans le développement d’infrastructures au Tibet. Les migrants chinois, parmi lesquels beaucoup fuient le chômage dans leur région d’origine, sont attirés par les emplois et les opportunités de créer une entreprise au Tibet. »

 

Commençons par cerner le problème. Si la libre circulation des personnes est revendiquée comme le principal objet de fierté des défenseurs de l’Union européenne, on ne voit pas pourquoi cela deviendrait une tare dans le contexte chinois. Il n’est ni anormal ni scandaleux que des habitants de telle province chinoise en difficulté viennent tenter leur chance en RAT, comme il est aussi tout à fait admis que des Tibétains aillent se former à Pékin ou ailleurs.

 

Il faut d’ailleurs raison garder quand on parle d’ « afflux considérable de migrants ethniques chinois ». Tout le monde a encore en mémoire les chiffres fantaisistes avancés par le dalaï-lama en septembre 1987 devant une commission du Congrès américain, et ressassés au Parlement européen en juin 1988 : « 7,5 millions de colons chinois se sont déjà installés au Tibet, ce qui est plus que le nombre de Tibétains. Ils doivent partir » (voir son site personnel : www.dalailama.com). Ces chiffres ne reposent sur aucune base sérieuse, même s’ils sont répétés en boucle dans les sphères dalaïstes.

 

En partant des recensements officiels et des études les plus sérieuses, on en arrive à la conclusion que les Han (ou « Chinois ethniques »), s’ils constituent un petite moitié des habitants (aux environs de 45%) du « Tibet ethnographique », restent très nettement en-deçà des 10% (à quelque 7%) en RAT. Même le démographe Andrew Martin Fischer, peu suspect de partialité prochinoise, assure que l’affirmation de la part des émigrés que les Tibétains deviennent minoritaires dans leur pays ou qu'ils sont déjà devenus minoritaires dans certaines régions, « doit être prise avec des pincettes » (voir "Population Invasion" versus Urban Exclusion in the Tibetan Areas of Western China »).

 

Il n’en reste pas moins vrai que les travailleurs chinois sont généralement plus qualifiés que leurs collègues tibétains, ce qui leur donne un avantage sur le marché du travail. Il faut bien se souvenir que la bataille contre l’analphabétisme n’est pas encore terminée au Tibet. Cela tient d’abord aux conditions géographiques qui rendent très difficiles la création et l’entretien d’écoles dans des hameaux isolés à plus de 4 000 mètres d’altitude. Mais le retard des Tibétains en matière d’éducation s’explique surtout par le poids historique de l’establishment socioreligieux hostile à l’école moderne, ayant réussi pendant des siècles à persuader des millions de paysans qu’ils n’avaient qu’à travailler la terre. On n’efface pas en soixante ans un millénaire d’obscurantisme. Si le Tibet a pu, pendant des siècles, conserver une remarquable culture philosophico-théologico-mystique, il faut bien reconnaître que dans le domaine des sciences et des techniques, il a accusé un retard considérable sur le reste de la Chine. Mais ce retard est en train de se combler : les Tibétains apprennent vite. Que ce soit en ingénierie, en informatique, en industrie du tourisme, en horticulture, dans le commerce, dans les énergies alternatives, dans l’enseignement, etc., on voit de plus en plus de jeunes Tibétain(e)s travailler au développement économique de leur région, main dans main avec leurs collègues chinois et non écrasés sous leur nombre comme essaie de le faire croire la propagande antichinoise.

 

« Urbanicide » chinois au Tibet ? Intox de Dharamsala (1)

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