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Xizang, Tubo ou Bod, quel nom donner au Tibet ?

par Elisabeth Martens, le 7 juin 2025

Dernièrement, les amicales tibétaines se sont affolées du fait que deux célèbres musées parisiens, le Quai Branly et le Musée Guimet, aient changé le terme « Tibet » au profit du terme chinois « Xizang » sur certaines pancartes indicatives sous leurs trésors subtilisés au patrimoine tibétain. Ce fut le tollé dans la presse française bien-pensante...



« Sous l’impulsion de Xi Jinping, la Chine a débaptisé le Tibet en 2023 pour lui donner le nom de "province autonome du Xizang" », écrit une journaliste de Radio-France en mars dernier (1). Tandis qu'une Tribune du quotidien Le Monde s'indigne du fait que « des musées français courbent l’échine devant les exigences chinoises de réécriture de l’histoire et d’effacement des peuples » (2). Pour Penpa Tsering, président du gouvernement tibétain en exil, la dernière étape du « génocide culturel du peuple tibétain » est de faire disparaître le mot « Tibet », en Chine, comme à l'international (3)... un scandale pour la tibétologue française, Katia Buffetrille qui ajoute qu'en effaçant le mot « Tibet », on efface aussi l'histoire du Tibet.(4)

 

Preuve par trois du contraire :

 

  1. Le mot « Tibet » trouve son origine dans l'ancien royaume Tubo (吐蕃) de la dynastie Yarlung qui a dominé la région du 7ème au 9ème siècle. Les sources légendaires du royaume Tubo remontent à 127 avant notre ère, année choisie pour démarrer le calendrier tibétain. Son historiographie débute avec le roi Songtsen Gampo au début du 7ème siècle quand celui-ci reçoit en mariage la princesse Wen Cheng, fille de l'empereur XuanZong de la dynastie des Tang. Ce précieux « cadeau » devrait dorénavant éviter les guerres entre les deux empires voisins et minimiser les assauts des troupes tibétaines déferlant sur la capitale des Tang, Chang'An (actuelle Xi'An).
    Pendant longtemps, « Tubo » (prononcé Tufan en mandarin ancien) était le nom chinois pour désigner le puissant empire tibétain centré autour de Lhassa. Les Arabes et les Perses ont repris le terme sous la forme « Tubbat » ou « Tibbat ». En mongol, le Tibet était appelé « Töbed ». Puis, par les échanges commerciaux sur la Route de la Soie, les Européens ont adopté des variantes qui ont finalement donné « Tibet » (anglais, français, espagnol, etc.). Le mot « Tibet » vient donc du tibétain « Tubo » via une transmission linguistique historique qui montre comment les noms voyagent et se transforment entre les langues au fil des siècles.

  2. Les Tibétains appellent leur propre pays « Bod » (བོད་), terme d'auto-désignation du Tibet dans son sens le plus large, incluant les régions de l'Ü-Tsang, du Kham et de l'Amdo. Ce terme apparaît dans les textes anciens dès l’empire tibétain (7ème au 9ème siècle) et persiste encore aujourd’hui en tibétain moderne. Certains chercheurs suggèrent que le nom du pays pourrait avoir été associé à sa religion ancestrale, le Bön, qui a profondément influencé la culture tibétaine avant l'arrivée du bouddhisme au Tibet (au 7ème siècle, le bouddhisme arrive au Tibet avec la princesse chinoise Wencheng).
    Pour eux, le terme « Bod » dérive du mot « Bön » (བོན་) qui signifie « invoquer ou réciter des formules sacrées ». En effet, les textes Bön anciens utilisent parfois « Bod » pour désigner le Tibet, ce qui renforce l'idée d'un lien entre l'identité du pays et la religion. Mais cela reste une question controversée car d'autres chercheurs voient dans le mot « Bod » une racine étymologique signifiant « peuple » ou « terre » des hauts plateaux, donc sans lien direct avec le Bön.

  3. Le nom chinois « Xīzang » (西藏) pour désigner le Tibet est apparu pour la première fois sous la dynastie Yuan (1271–1368), lorsque les Mongols ont intégré le Tibet dans leur empire. « Xizang » vient de la combinaison entre « xi » qui signifie « ouest » en chinois, et « tsang » (གཙང་) qui, en tibétain, désignait la région autour de Xigazé.
    La région centrale du Tibet comprenant les villes de Lhassa et de Xigazé était nommée « Ü-Tsang » en tibétain. En chinois, le caractère « zang » 藏 désigne « trésor », ce qui fait de « Xizang », le « Trésor de l'ouest » ». En 1720, lors de la dynastie des Qing, l'empereur Kangxi qui avait mené une campagne militaire pour repousser les Dzoungars (descendants des Khanats mongols) a établi un protectorat sur le Tibet. Depuis lors, le terme « Xizang » est entré dans les documents administratifs et officiels chinois.
    Après la chute des Qing en 1912, la République de Chine a continué d'utiliser le terme « Xīzang ». Et, en 1965, quand la République populaire de Chine crée la Région autonome du Xizang (ou du Tibet), elle a officialisé ce nom pour marquer la transition vers une administration directe.

Le terme « Xīzang » est donc en usage depuis le 13ème siècle, mais c'est au 18ème siècle, sous les Qing, qu'il devient officiel. Aujourd'hui, c'est encore le seul terme reconnu par Pékin. Peut-on dès lors reprocher à la Chine de vouloir réintroduire le terme « Xizang » dans le vocabulaire courant ? Faut-il immédiatement en conclure que la Chine essaye de « rayer le Tibet des cartes et des consciences, au présent comme au passé, un Tibet occupé et colonisé depuis 1950 » (5) ?

Ce que j'ai vu au Musée d'art contemporain, dans une académie de tangkhas, au Musée de calligraphie de l'université de Lhassa, dans une classe de tibétain d'une école secondaire, sur les pancartes et affiches en rue à Lhassa et Xigazé, dans les temples et dans les monastères, dans les librairies ou dans une entreprise de pharmacopée tibétaine, etc., était exactement le contraire de ces accusations gratuites... Sans parler de la langue tibétaine qu'on entend du matin au soir au Xizang-Tibet !

On pourrait inverser la question: pourquoi se permet-on, en Occident, de continuer à parler du « Tibet »? Pourquoi rejeter le terme choisi par le pays lui-même ? Ce n'est pas le première fois qu'une région, province ou pays change de nom (Brimanie/Myanmar, Ceylan/Sri-Lanka, etc.) Vouloir conserver la dénomination « Tibet », n'est-ce pas une manière de vouloir garder une main-mise sur le Toit du monde, une manière de nier que le Tibet n'est plus ce lieu lointain où dieux et démons dévalent ensemble des pentes enneigées, ce lieu mythique caché dans le coeur de chacun que nous fantasmons depuis des siècles ? 

 

Sources :

  1. https://www.franceinfo.fr/monde/chine/le-musee-guimet-mis-en-demeure-pour-que-le-nom-tibet-ne-soit-plus-remplace-par-monde-himalayen_7157184.html
  2.  https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/08/31/des-musees-francais-courbent-l-echine-devant-les-exigences-chinoises-de-reecriture-de-l-histoire-et-d-effacement-des-peuples_6300046_3232.html
  3. https://tibet.fr/actualites/paris-musee-guimet-asialyst-effacement-du-tibet-sur-fond-dingerences-chinois.html
  4. https://tibet.fr/actualites/paris-musee-guimet-asialyst-effacement-du-tibet-sur-fond-dingerences-chinoises/
  5. https://www.lequotidiendelart.com/articles/26113-guimet-et-le-quai-branly-r%C3%A9pondent-aux-accusations-d-ing%C3%A9rence-chinoise.html