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D'un Tashi Tsering à l'autre

par Elisabeth Martens, le 13 août 2025

Tashi Tsering est un nom très répandu au Tibet, un peu comme Pierre Dupont ou Paul Durand chez nous. Au Tibet, ce nom exprime l'espoir des parents de voir la chance sourire à leur fils (pour le prénom masculin, Tashi) et le souhait qu'il mène une longue vie (pour le nom de famille, Tsering). J'ai rencontré deux Tashi Tsering à Lhassa, le premier en 2009, le second en 2025. Tous deux avaient des liens étroits avec l'éducation, l'enseignement, les livres. Ci-dessous, je vous raconte ces deux rencontres qui m'ont marquée.

 

 
 
 Tashi Tsering de 2009   et celui de 2025

 

 

En 2009 : « 1 + 1 > 2 », le tout est plus que la somme de ses parties !

Cette première rencontre avec un Tashi Tsering fut l'aboutissement d'une longue traversée de la Chine que j'ai faite en 2009 avec un groupe d'amis : 4500 km en bus, train, voiture, etc., de Pékin à Lhassa. Nous étions accompagnés d'un couple d'enseignants belges, retraités, dont le mari, André Lacroix, désirait ardemment rencontrer Tashi Tsering. En 1997, ce dernier avait publié ses mémoires en anglais : « The Struggle for Modern Tibet, the Autobiography of Tashi Tsering ».

Après avoir dévoré le livre, André s'est dit que l'histoire d'une telle personnalité méritait d'être connue dans le monde francophone. Il s'est mis à l'ouvrage et, en juillet 2009, il acheva la traduction de l'autobiographie de Tashi Tsering : raison pour laquelle il était impatient, bien qu'un peu anxieux comme à la veille d'un événement important, de rencontrer le personnage en chair en os.

Un mois plus tard, empruntant la voie ferrée la plus haute du monde, nous arrivons en gare de Lhassa. Tashi Tsering était prévenu de notre arrivée ; il nous attendait au pas de sa porte, au coin de la rue commerçante donnant sur la place pavée de dalles blanches devant le temple du Jokhang. Émotion vive pour André, cordialité bienveillante de la part de notre hôte tibétain.

Il nous invite au restaurant d'un de ses amis, situé dans le Barkhor, le vieux quartier qui fait le tour du Jokhang. Installés sur le toit du restaurant, nous avions une vue plongeante sur un dédale de ruelles et de petits commerces. Tout en sirotant notre thé au beurre brûlant et bien sucré, nous avons longuement bavardé sous un ciel tapissé d'étoiles vers lequel s'élevaient les murmures de la vieille ville. Quand nous l'avons rencontré, Tashi Tsering avait déjà 80 ans, mais c'était encore l'avenir qui le préoccupait, l'avenir du Tibet.

Avec son sourire désarmant, il nous a aussi raconté sa vie. Recouvrant le 20ème siècle, il a connu tous les événements qui ont marqué la transformation du Tibet. Loin des clichés imprimés dans notre imaginaire occidental – un Shangri-La, si proche des dieux ! -, son histoire nous a ouvert au Tibet réel.

Né en 1929 dans un petit village à l'Ouest de Lhassa, Tashi semblait destiné à rester un paysan analphabète. Mais à l'âge de dix ans, il fut choisi pour faire partie de la troupe de danseurs privée du dalaï-lama. C'est dans le milieu privilégié du Potala qu'il eut l'occasion d'apprendre à lire et à écrire. Enfant rebelle, il s'est révolté contre la brutalité de sa société : d'un côté, la noblesse laïque et religieuse, et de l'autre le peuple, un vulgaire troupeau qui s’incline au passage des maîtres. Il s'est insurgé contre ce système théocratique et féodal qui laissait 95% des Tibétains dans l'ignorance. En 1950, quand les troupes chinoises sont entrées dans Lhassa, sa conscience politique s'est élargie. Il a été touché par la solidarité des soldats chinois et fut sensible à leurs discours d'égalité entre les classes.

Cependant, il comprend que son apprentissage doit se faire ailleurs et il décide de partir vers l'Inde pour étudier l'anglais et s'ouvrir au monde. En Inde, il contribue à l'accueil des exilés ; spontanément, il se tourne vers les paysans déracinés, désorientés et parqués dans des camps. Il ne partage pas la volonté des exilés issus de la noblesse de reconquérir le Tibet. En 1960, il a la possibilité d’aller étudier aux États-Unis. Il s'inscrit pour un an au Williams College dans le Massachusetts, puis il étudiera deux ans à l’Université de Washington à Seattle. Là, il rencontre Melvin Goldstein et son équipe de tibétologues. Ensemble, ils travaillent à une meilleure connaissance de l'histoire contemporaine du Tibet. Tashi se plonge également dans les écrits de Marx et de Lénine.

De plus en plus attiré par le communisme, il lui semble évident que sa place est auprès des siens, en Chine, au Tibet. Il décide de rentrer au pays dans le but de promouvoir l'enseignement, mais là-bas, c'est déjà le début de la Révolution culturelle. Dès son arrivée à Canton, il est pris en charge par les autorités du PCC qui l’envoient étudier dans le Shaanxi. En octobre 1967, il est arrêté, accusé d'espionnage et incarcéré pendant plus de trois ans. Il ne sera complètement réhabilité qu'avec l'arrivée de Deng Xioaping au pouvoir, en 1978.

Il a alors 50 ans et il peut enfin démarrer son travail. Avec l'appui des autorités locales, il crée une première école primaire dans son village natal. Elle sera suivie par bien d'autres, puis des écoles secondaires et techniques, où les enfants et les jeunes peuvent étudier leur langue tibétaine, la langue nationale chinoise, l'anglais, les sciences, l'histoire, les arts, le commerce, etc. La seconde partie de sa vie fut un engagement continu pour que tous aient accès à un enseignement de qualité, car pour lui, c’était la condition indispensable à la modernisation du Tibet.

À son décès en 2014, Tashi Tsering avait ouvert une bonne cinquantaine d'écoles financées par des donations, par la vente des tapis fabriqués dans ses ateliers, et par le commerce de la bière d’orge, spécialité de son épouse, Sangyela. Il attachait une importance primordiale à la solidarité et avait choisi comme slogan : « 1 + 1 > 2 », « la totalité est plus que la somme de ses parties », preuve d'un caractère généreux et d'un cœur ouvert. Il était à la fois un laïc progressiste et un champion de la tolérance : dans le modeste appartement qu’il occupait avec Sangyela, tout un coin de la pièce principale était garni de tangkas et de lampes à beurre.

C'était l'autel domestique de son épouse, une fervente bouddhiste, pratiquante et analphabète. Tandis que lui, dans le coin opposé de la pièce, il travaillait devant son ordinateur au milieu de livres en tibétain, en chinois et en anglais à sa grande œuvre : un dictionnaire trilingue, anglais-tibétain-chinois, que l'on trouve maintenant dans toutes les bonnes librairies de Lhassa. André en reçut un exemplaire des mains de son auteur lors de sa deuxième visite à Tashi Tsering en 2012.

Quant à la traduction en français de l’autobiographie de Tashi Tsering, elle essuya de nombreux refus de la part de grandes maisons d'édition et de maisons plus alternatives, pour des raisons de « prise de risque politique » et par peur de « prendre part à un débat qui s’annonçait pour le moins passionné »...

Consternation ! Ce récit de vie n'a pourtant rien de polémique, chaque détail fut minutieusement vérifié par le grand spécialiste du Tibet et ami de Tashi Tsering, l’anthropologue américain Melvyn Goldstein. Heureusement, André Lacroix a finalement pu compter sur l’ouverture d’esprit de Christian Terras, directeur des éditions Golias, qui a immédiatement marqué son accord pour que ce livre fasse partie de son catalogue. Épuisé chez Golias, une deuxième édition est parue très récemment aux éditions La Route de la Soie dirigée par Sonia Bressler. Je ne peux que vous encourager à acheter ou commander cet ouvrage qui raconte de l'intérieur les bouleversements que le Tibet connut au 20ème siècle et qui l'ont conduit vers son développement actuel.

 

Pour le commander: https://www.laroutedelasoie-editions.com/litt%C3%A9rature/r%C3%A9cits/tashi-tsering-mon-combat-pour-un-tibet-moderne/#cc-m-product-12465840997, ou passer par votre libraire préféré !

 

Tashi Tsering et André Lacroix lors de leur deuxième rencontre dans l'appartement de Tashi à Lhassa en décembre 2012
Tashi Tsering et André Lacroix lors de leur deuxième rencontre dans l'appartement de Tashi à Lhassa en décembre 2012

 

En 2025 : le « Nor Nor Education Center »

« On ne le dira jamais assez : c’est la lecture et l’écriture qui allaient être la clé de la prospérité, de l’ascension sociale et de l’identité tibétaine », écrivait une journaliste de « The economist » suite au décès de Tashi Tsering. Le second Tashi Tsrering que j'ai rencontré à Lhassa, en 2025, avait bien compris ce message émanant du petit appartement du coin de la belle place du Johkang. Il avait entendu parler de son homonyme mais, plus jeune d'au moins trois générations, il ne l'avait jamais rencontré.

Ce deuxième Tashi Tsering est né dans une famille rurale du comté de Gyangze, à Xigaze. À l'école primaire, il s'est intéressé aux livres illustrés grâce à un recueil de contes du monde entier, « un livre en tibétain, avec une belle couverture bleue », se souvient-il, « mon oncle me l'avait offert ». Ce fut le déclic pour une aventure qui le passionne aujourd'hui : l'éducation des tout petits. Après avoir suivi l'école moyenne à Lhassa, il fut admis à l'université Jiaotong du Sud-ouest à Chengdu en 2005 pour un master en commerce international. Son diplôme en poche, il obtient un poste de professeur d'anglais à Chengdu dans un établissement de formation professionnelle.

En 2013, il retourne au Tibet et s'installe à Lhassa pour cofonder un institut de formation de langue anglaise. C'est à cette époque qu'il renoue avec les livres illustrés pour enfants. Il se passionne alors pour l'éducation préscolaire et lance un podcast sur WeChat qu'il intitule « Nor Nor's Story Time ». « Nor nor » signifie « bébé précieux » en tibétain. Tous les soirs, il lit une histoire aux enfants en tibétain, en mandarin ou en anglais, à la manière des anciens qui racontaient une histoire aux enfants quand ils allaient dormir. Le nombre d'auditeurs atteint un record.

Fort de son succès, Tashi Tsering décroche une bourse un an plus tard pour aller approfondir ses connaissances dans le domaine de l'éducation de la petite enfance à l'université de Pennsylvanie. Il revient au pays avec la conviction que l'éducation des enfants tibétains est trop lente et trop tardive. Il constate qu'il existe fort peu de livres illustrés en tibétain pour les enfants en âge préscolaire. Par contre, il y a un grand choix en langue chinoise, des créations chinoises et des histoires importées de l'étranger. Il se met à la tâche et traduit de nombreuses histoires pour enfants du chinois ou de l'anglais vers le tibétain.

Au cours des dernières années, Tashi et son équipe d'une vingtaine d'étudiants issus des groupes ethniques mixtes, Han et tibétain, ont publié plus d'une quinzaine de livres pour enfants traduits en tibétain et imprimés avec le plus grand soin. Ces livres illustrés pour les tout petits sont très nouveaux au Tibet.

Certains d'entre eux sont connus dans de nombreux pays, comme « The Very Hungry Caterpillar », ou « Brown Bear, Brown Bear, What Do You See ? » rédigés par les éducateurs américains, Bill Martin Jr et Eric Carle. Tashi Tsering se rend compte que les contes pour les tout petits sont des histoires universelles, des histoires qui parlent à tous les enfants quel que soit leur pays d'origine ou leur culture, car elles touchent le cœur des enfants, elles révèlent leurs sentiments inconscients, leurs peurs, leurs joies, leurs désirs, et de cette manière, elles élèvent leur conscience. « Les enfants de Lhassa sont les mêmes que partout ailleurs dans le monde », explique Tashi Tsering, heureux d'avoir trouvé « son chemin qui a du cœur. « De plus, en lisant ces livres avec leurs parents, les enfants peuvent voyager à travers le pays et le monde tout en développant leur appréciation de l'art et du dessin. »

Mais il s'intéresse aussi aux ouvrages étroitement liés à la vie des enfants tibétains, tels que « Ma patrie, Tout le chemin jusqu'à Lhassa », ou « Les souhaits des crottes de yaks ». « J'espère que grâce à ces livres, nous pourrons transmettre notre culture traditionnelle », dit Tashi Tsering. « La traduction n'est pas vraiment difficile, car les livres illustrés pour enfants contiennent peu de texte. Nous devons plutôt nous efforcer de ressentir le rythme, la cadence et l'intonation du texte lorsque nous le lisons aux enfants », explique-t-il.

Depuis, Tashi Tsering est devenu un éditeur de livres pour enfants bien connu à Lhassa. Avec son épouse Tsomo, il a créé un centre éducatif, le « Nor Nor Education Center ». Situé dans l'extension Est de Lhassa qui, selon une décision récente du gouvernement régional, est dévolue à l'éducation et la culture, leur centre éducatif reçoit les enfants du quartier, ainsi que leurs parents et grands-parents. Un discret salon de thé accueille les accompagnateurs adultes. « Nous essayons de donner aux parents un meilleur outil parce que les jeunes parents nés dans les années 1985 à 1990 ne se souviennent pas de toutes les histoires qui leur ont été racontées quand eux-mêmes étaient petits. Pendant que les parents ou les grands-parents lisent les histoires, les enfants sont absorbés par les images.

Ce sont des moments précieux qui créent des liens forts. J'espère que les enfants se souviendront ainsi de l'amour que leurs parents leur portent. »

Cette bibliothèque pour enfants d'une superficie de plus de 1.500 m² a ouvert ses portes en 2020. Au milieu d'un local lumineux sont installés quelques tapis de gym, un petit toboggan qui descend d'une mezzanine, un ballon-ressort, etc. Des petites chaises en bois sont disposées tout autour du local et derrière elles, des étagères avec des milliers de livres illustrés pour enfants en provenance de toute la Chine et de l'étranger. Les livres en tibétain occupent tout un mur. Y figure un livre rédigé par Tashi Tsering en personne : « Mon premier alphabet tibétain ». Conçu sur le modèle « A pour Apple, B pour Bear », le livre est devenu extrêmement populaire dès sa sortie en janvier 2021, 4000 exemplaires ont été vendus en moins d'un an.

De plus en plus de parents et d'enfants tibétains entendent parler des livres du « Nor Nor Education Center ». C'est une grande récompense pour Tashi Tsering et Tsomo qui ont déployé beaucoup d'efforts pour offrir à davantage d'enfants la possibilité de lire des livres d'images classiques ou novateurs, et pour sensibiliser les parents à l'importance de la lecture précoce.

Il leur tient à cœur de diffuser le concept de « lecture parent-enfant », car « de nos jours, les enfants tibétains sont exposés très jeunes aux téléphones portables et aux vidéos courtes. Ils commencent à parler le mandarin très tôt. Nous espérons leur fournir des supports en langue tibétaine à travers nos livres illustrés », ajoute Tashi. Il espère que son entreprise d'éducation préscolaire pourra continuer à se développer et « que davantage d'enfants, et même d'adultes, pourront véritablement ressentir la joie que procurent les livres illustrés. »

 

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Tashi Tsering du « Nor Nor Education Center » et Yangchi, notre guide tibétaine (26 mai 2025) qui a contribué à la vidéo de Andy Boreham où on revoit Tashi Tsering : https://www.youtube.com/watch?v=_Y0lsLR8o4s

Ces rencontres avec deux Tashi Tsering, à plus de 15 ans d'écart, montrent l'importance que les Tibétains d'aujourd'hui accordent à l'enseignement de la langue tibétaine pour préserver leur propre culture, à l'enseignement de la langue nationale Han qui permet à tous les Chinois, quelle que soit leur ethnie, de se comprendre et d'échanger leurs expériences et leurs savoirs, et à l'enseignement de l'anglais grâce auquel ils peuvent s'ouvrir au monde au-delà des frontières.