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Le renouveau de la littérature tibétaine

Interview de Tsering Shakya (2008) traduit de l'anglais par André Lacroix en août 2015

 

Né en 1959 à Lhassa, Tsering Wangdu Shakya est aujourd’hui professeur à l’Institute of Asian Research de l’Université de Colombie Britannique (Vancouver). Il a publié la plus importante histoire du Tibet moderne écrite par un Tibétain de l’exil : "The Dragon In The Land Of Snows. A History Of Modern Tibet Since 1947, London 1999".  Il est aussi l’auteur de nombreux essais et articles sur le Tibet. Ci-dessous un extrait d'un interview paru dans la "New Left Review" en 2008 où il fait le point sur le renouveau de la culture tibétaine.

 

 

Durant les dernières décennies, la politique gouvernementale [au Tibet] semble avoir été celle-ci : tant que vous ne parliez pas d’indépendance ou de droits de l’homme, tout était permis.  Beaucoup de nouveaux périodiques et de journaux ont vu le jour et le gouvernement a permis la constitution de nombreuses ONG locales qui se montrées très efficaces dans des campagnes de lutte contre la pauvreté.  Des communautés de la diaspora tibétaine en Amérique du Nord et en Europe ont été autorisées à constituer des ONG dans leur village d’origine pour financer la construction de maisons.  Le nombre de Tibétains partant étudier à l’Ouest, en Amérique et en Europe, n’a cessé de croître dans les années 90.  Il y a eu plus d’ouverture au monde extérieur.  En ce sens, ce fut une époque prometteuse.

 

En matière de culture, on a pu observer deux voies distinctes de développement.  D’une part, il y a eu une renaissance de la culture tibétaine traditionnelle, des arts et de l’artisanat.  D’autre part, on assiste à l’émergence d’une nouvelle pratique chez des artistes tibétains : une peinture moderne figurative.  Certains d’entre eux, à Lhassa, se sont groupés et formé une association d’artistes ; ils vendent leurs peintures et participent à des expositions internationales.  Il n’y a rien de proprement tibétain dans leur production ; et de fait, les milieux conservateurs y voient une sorte de rejet du Tibet, une imitation de l’Occident : ils considèrent que ce n’est pas de l’art tibétain.  Mais c’est quelque chose de nouveau et de bien vivant au Tibet, produit par une génération plus jeune dont la vision du monde est très différente de celle des éléments conservateurs de notre société.

 

De même, en littérature, les auteurs de la nouvelle génération, qui s’expriment en tibétain, n’utilisent plus la versification traditionnelle, mais font de la poésie en vers libres, ou bien ils écrivent des romans sur des sujets nouveaux et différents.  Et là aussi, les conservateurs considèrent que cette production n’est pas authentiquement tibétaine dans la mesure où elle n’imite pas une tradition existante.  Mais, pour moi, la naissance d’une littérature tibétaine moderne : romans, nouvelles, poésie, à partir de 1980 – reflet de ce qui se passe au Tibet, à savoir aspirations des gens ordinaires et promesse de développement futur de la région – constitue une tendance bien plus enthousiasmante que les diverses formes de contestation ou de mouvements politiques.

Il y a aussi de nombreux romanciers tibétains qui écrivent en chinois et depuis 1985 ils ont acquis une réelle présence littéraire en Chine.  Le plus connu est Alai, dont le roman Les pavots rouges a paru en anglais en 2002 (*).  Il y a aussi Tashi Dawa, cité comme le García Márquez de la Chine en raison de son recours à un style s’apparentant au réalisme magique.   Ceux qui écrivent en tibétain n’ont, bien sûr, pas la même notoriété.  C’est une situation comparable à celle que rencontrent les écrivains indiens : s’ils écrivent en anglais, ils ont accès au marché mondial ; mais si leur œuvre est en hindi, elle risque de n’être connue que par bien moins de monde.

 

Pour les traditionalistes, l’important, c’est de cultiver le passé ; ils considèrent le maintien des formes traditionnelles de d’art comme vital pour maintenir l’identité tibétaine.  Partout au Tibet, de telles formes sont réapparues dans la peinture et l’artisanat, et elles sont toujours très populaires.  Elles sont populaires en Chine également, malgré la récente ferveur patriotique et l’hostilité à l’égard des Tibétains (**).  Depuis 1980 environ, l’intérêt pour la culture et les traditions tibétaines n’ont cessé de croître en Chine.  Le Tibet est vu comme quelque chose d’assez différent, possédant des caractéristiques uniques que la Chine a perdues.  L’attachement des Tibétains à des formes traditionnelles d’habillement, de peinture et de style de vie est vu comme digne d’admiration.  Beaucoup d’écrivains et d’artistes chinois sont allés au Tibet et en ont tiré leur inspiration, y voyant un exemple de la façon de vivre en harmonie avec la nature.  Effectivement, une vision du Tibet, bien plus romantique que celle qu’on en a en Occident, est apparue parmi la population chinoise.

 

On a aussi assisté à l’efflorescence d’une historiographie tibétaine moderne, incluant des projets d’histoire orale sur la vie rurale, de même que l’enregistrement de proverbes et de chants populaires traditionnels.  Il y a eu un grand nombre de récits de vie parmi lesquels on trouve quelques mémoires très intéressants écrits par des femmes tibétaines, lesquelles, bien sûr, sont toujours exclues des chroniques conservatrices traditionnelles ; dans les écoles tibétaines de Dharamsala, les livres d’histoire s’arrêtent au 10e siècle.  Et moi, j’ai été attaqué pour avoir dédicacé The Dragon in the Land of Snows à ma femme plutôt qu’au dalaï-lama.

 

 (*) Alai, Red Poppies, A novel of Tibet. Translated from the Chinese by Howard Goldblatt and Sylvia Li-chun Lin. Boston, New York: Houghton Mifflin, 2002.

York, NY and London, UK: Routledge, 2003.
La traduction française à partir de la traduction anglaise (!), due à Aline Weill, a été publiée en 2010 chez l’éditeur Philippe Picquier sous le titre Les pavots rouges (Note du traducteur).

 

(**) Tsering Shakya fait allusion aux réactions de l’opinion publique chinoise aux émeutes organisées à Lhassa et dans différentes autres régions tibétaines ainsi qu’aux actions à l’étranger contre les Jeux Olympiques de Pékin (NDT).