Retour sur la question des relations Tibet-Allemagne nazie (1ère partie : des tibétologues négationnistes)

par Albert Ettinger, le 1 aôut 2018

« Quoi qu'en dise Laurent Dispot, l'expédition Schäfer fut scientifique et celle de Harrer, une expédition d'alpinisme. Peut-être l'auteur s'inspire-t-il de mythes propagés depuis les années 90 par certains groupuscules néonazis, mythes que le gouvernement chinois aime à relayer (Beijng Review mars 1998, «Nazi authors Seven Years in Tibet») ? Le texte de Dispot, comme tous les autres textes de cette sorte, relève de la théorie du complot. »(1)

Par ces trois petites phases d’un article dans Libération, la fine fleur de la tibétologie universitaire française (Françoise Robin, Anne-Marie Blondeau, Katia Buffetrille et Heather Stoddard) atteignit en 2008 le comble de l’ignominie. Car en essayant de défendre coûte que coûte le dalaï-lama et l’ancien Tibet, ces tibétologues finissent par faire l’apologie des SS et du « Troisième Reich ». En accusant de surcroît la Chine de relayer des « mythes néonazis » – tout en épousant elles-mêmes des thèses négationnistes – elles jettent par-dessus bord leur dernier petit reste d’honnêteté intellectuelle.

Les nazis au Tibet : Schäfer, Beger, Harrer

Les reproches adressés au gouvernement tibétain de l’époque et au dalaï-lama tournent autour de trois noms surtout : Ernst Schäfer, Bruno Beger et Heinrich Harrer.

Le premier, Schäfer, fut le chef de l’expédition SS au Tibet en 1938/1939. Le deuxième, Beger, fut l’ « anthropologue » de cette expédition.

Celle-ci fut accueillie par les dirigeants tibétains de l’époque avec tous les honneurs et put séjourner au Tibet (alors qu’en principe le pays était fermé aux étrangers, sauf aux Britanniques) pendant plus de six mois, du 22 décembre 1938 au 3 juillet 1939. (2)

 

L’expédition SS au Tibet : (debout, à droite) Schäfer ; (assis, de gauche à droite) Krause, Geer, Wienert, Beger (Source : Archives fédérales allemandes/Wikimedia commons)
L’expédition SS au Tibet : (debout, à droite) Schäfer ; (assis, de gauche à droite) Krause, Geer, Wienert, Beger
(Source : Archives fédérales allemandes/Wikimedia commons)

Harrer, quant à lui, fut un alpiniste SS célèbre, héros du sport nazi qui, retenu prisonnier dans un camp d’internement britannique en Inde, réussit finalement à s’évader et à se réfugier au Tibet. Dans l’immédiat après-guerre, il vécut plusieurs années « à la cour du dalaï-lama » (l’édition originale allemande de ses mémoires tibétains porte le sous-titre « Ma vie à la cour du dalaï-lama ») ; il devint l’ami de toujours de celui-ci et de sa famille.

Dans leur réponse commune à Laurent Dispot au sujet des liens du dalaï-lama et de l’ancien Tibet avec les nazis, Françoise Robin, Anne-Marie Blondeau, Katia Buffetrille et Heather Stoddard sont catégoriques : « l'expédition Schäfer fut scientifique ». Par conséquent, elles présentent « Ernst Schäfer (1910-1992) » comme un « brillant zoologue » et « chercheur allemand qui désirait monter une expédition scientifique au Tibet. »

 

Schäfer, « un brillant zoologue allemand » ?

Qui était cet Ernst Schäfer ?

Le fils du PDG de la société Phoenix-Gummiwerke à Hambourg raconte lui-même comment, encore enfant, il allait à la chasse aux rats dans la cave parentale. Dès son plus jeune âge, Schäfer était en effet beaucoup plus féru de chasse que d’études. Pour remédier à ses mauvais résultats scolaires, ses parents le placèrent dans un pensionnat privé à Heidelberg. Cela n’arrangea pas vraiment les choses : le directeur de l’établissement choisit bientôt l’adolescent de quinze ans comme compagnon de chasse dans les forêts de l’Odenwald. (3)

En 1929, Schäfer commença des études en zoologie et en botanique à Göttingen (avec la géographie et la géologie comme branches secondaires). Mais il quitta l’université après seulement deux ans pour prendre part à une expédition dans les Marches tibétaines. Celle-ci était financée et dirigée par Brooke Dolan II, un fils de milliardaire américain. Le professeur Hugo Weigold, directeur d’un musée d’histoire naturelle où Schäfer avait fait un stage, l’avait proposé à Dolan parce qu’il le savait excellent chasseur. (4)

Principale performance scientifique de Schäfer au cours de l’expédition de 1931/1932 : il fut le deuxième « homme blanc » à tuer un panda géant. Celui-ci faisait partie des 195 mammifères et 913 oiseaux qui ont dû laisser leur vie au service de la science du « brillant zoologue ».

Rien de politique ou d’idéologique dans tout ça ? Pourtant, à côté de la chasse, cette première expédition avait déjà pour but d’effectuer des « mesures de crânes d’indigènes » afin de mieux connaître « les sous-races de la race principale mongole ». (5) Et Schäfer dédie son récit de l’expédition publié en 1933 à ses « camarades et à chaque vrai garçon allemand qui ressent encore l’ancestrale envie de partir au loin et le besoin d’agir. Qu’ils prennent leur envol afin de nous assurer à nouveau des colonies, le respect du monde et une ‘place au soleil’ ! » (6)

Dans la préface à son livre sur sa deuxième expédition de 1934-1935, même son de cloche, mais plus explicite encore : Schäfer s’y réjouit de ce que « la révolution nationale en Allemagne » va apporter une réorientation de la recherche allemande. « Il faut transformer la science afin qu’elle devienne porteuse d’une virilité allemande robuste », écrit-il, et il ajoute : « Ainsi, en tant que chercheurs, au lieu d’être seulement des hérauts de la science objective, nous voulons être des fiers soldats de l’esprit allemand ! » (7)

En effet, l’orientation politique du personnage et de ses recherches devient de plus en plus apparente dans le contexte de sa deuxième expédition tibétaine.

 

ou plutôt un nazi à cent pour cent ?

Schäfer entra dans les SS le 1er novembre 1933 (8), donc peu après la prise de pouvoir d’Hitler.

Quand, début 1934, il reçut l’invitation de l’Academy of Natural Sciences de Philadelphie de participer à une nouvelle expédition dans les Marches tibétaines, il demanda aussitôt le soutien des SS en s’adressant à August Heißmeyer, le chef du SS-Hauptamt (commandement suprême des trois divisions de la SS). (9)

La nature exacte et le montant concret de l’aide accordée par les SS restent inconnus à ce jour. En tout cas, en 1937, dans la préface à son livre Tibet inconnu que nous venons de citer, Schäfer remercie tout spécialement le « Reichsführer SS Himmler, Berlin », le « SS Obergruppenführer Heißmeyer, Berlin » et le Consul général « Kriebel, Schanghai » (10) ainsi que les « Dr. Ilgner » (11) et « v. Tirpitz, I. G. Farben-Industrie, Berlin » pour leur « aide et support ». (12)

Au point de vue du rendement, la deuxième expédition de 1934-1935 dans les régions de Tatsienlu, Batang et Litang apporta des résultats remarquables : 3 400 objets taxidermiques d’un poids total de 5 tonnes, parmi lesquels des cornes et des peaux du petit bharal (Pseudois nayaur ssp. Schaeferi) « découvert » par Schäfer, purent être ramenés.

Le 8 janvier 1936, le Völkischer Beobachter, organe central du NSDAP (« Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei »), publia un article sur « la fin de l’expédition d’un jeune chercheur allemand » dans « des régions inconnues d’Asie centrale », et le périodique des SS Das Schwarze Korps félicita « Schäfer, un explorateur combattant », plaçant son exploit dans le contexte de « l’énergie allemande » en train de « conquérir le monde ». Cependant, le fait plutôt gênant que l’expédition s’était déroulée sous drapeau américain empêchait une utilisation plus poussée par la propagande du Reich.

C’est pourquoi le Consul général allemand à Shanghai, Kriebel, écrivit aux dirigeants nazis (Himmler, Rosenberg, Hess…) et aux institutions scientifiques allemandes leur demandant de donner tous les moyens à Schäfer afin de le rendre indépendant de fonds étrangers.

Entretemps, celui-ci, sur demande de son mentor SS Heißmeyer, avait été promu Untersturmführer SS, sautant ainsi six grades en une fois. Loin de se montrer réticent envers ce début de carrière fulgurant dans les SS, Schäfer remercia son mentor en ces mots (lettre du 22/2/1936): « Ma fierté et ma joie sont indicibles… Ce sera un devoir pour moi … de me rendre digne de cet honneur ! » (13)

Schäfer lors des procès de Nuremberg (Photo : US Army Photographers -, https://commons.wikimedia.org)
Schäfer lors des procès de Nuremberg
(Photo : US Army Photographers -, https://commons.wikimedia.org)

Schäfer, dont les coryphées de la tibétologie française voulaient tant redorer le blason en 2008, fut en fait l’exemple type de ce que j’appellerais le « carriériste nazi ». Toute sa carrière entre 1933 et 1945 et tous ses écrits de l’époque en témoignent.

 

Une expédition « purement scientifique et apolitique » ?

Pendant qu’il rédigeait encore sa thèse de doctorat (sur les résultats ornithologiques de ses deux expéditions antérieures) (14), Schäfer proposa à Himmler l’organisation d’une nouvelle expédition vers les montagnes Amnye machen du Haut Plateau tibétain. Dans une lettre du 6 octobre 1936, il affirma, entre autres, que la région était considérée comme « un refuge de peuplades aryennes ancestrales » et qu’elle était donc « d’une importance fondamentale pour nous autres allemands ». C’est pourquoi il pria le Reichsführer SS de « se charger du commandement suprême et du patronage de cette expédition ». (15)

Longtemps avant le lancement de la troisième expédition tibétaine de Schäfer, le cadre organisationnel dans lequel l’exploitation de ses résultats devait se faire devint un sujet de discussion. En octobre 1937, Schäfer rejeta l’idée d’une collaboration dans le cadre d’un Institut allemand de l’Asie rattaché à l‘Université de Berlin, avec à sa tête Wilhelm Filchner (16), un collègue et concurrent de Schäfer. S’élevant contre cette idée avancée par Ilgner, il proposa « par contre de l’intégrer à l’Ahnenerbe » de Himmler. (17)

Wolfgang Kaufmann, l’auteur d’une excellente thèse de doctorat récente sur la question des relations entre l’Allemagne nazie et le Tibet, souligne à bon escient que les affirmations ultérieures de Schäfer, prétendant que la collaboration avec l’organisation scientifique des SS lui avait été imposée, se trouvent ainsi démenties par les documents et les faits. (18)

Ces faits ne sont pas plus compatibles avec les affirmations fallacieuses des groupies universitaires françaises du dalaï-lama dans leur « mise au point » de 2008. Car selon elles, c’est le Reichsführer SS qui « proposa son aide à Ernst Schäfer », tandis que lui, brave homme et chercheur irréprochable, « refusa les pseudo-chercheurs que Himmler voulut lui imposer et l'expédition ne fut finalement pas financée par les SS. » (19)

« Expédition Schäfer » ou « expédition SS au Tibet » ?

Par conséquent, Mesdames Blondeau, Buffetrille, Robin et Stoddard refusent obstinément de parler d’une expédition SS ou nazie au Tibet. Elles appellent l’expédition de 1938-1939 qui conduisit Schäfer et ses compagnons au Tibet central, dans la vallée de Chumbi, à Lhassa, à Shigatse, Gyantse et dans la vallée du Yar-lung, « l'expédition de Schäfer au Tibet ».

- Pourtant, tous les participants de celle-ci (et Schäfer en particulier) étaient des officiers SS. Ils avaient, avant de partir, signé un papier dans lequel ils s’engageaient à respecter le code de conduite SS, à mener à bien leur mission « dans l’esprit de la Schutzstaffel et du Reichsführer SS » et à transmettre tous les objets rapportés ainsi que les résultats scientifiques obtenus ultérieurement à l’Ahnenerbe. (20)

- Pourtant, ils restaient pendant toute l’expédition en contact radio avec l’organisation criminelle de Himmler, et Schäfer rédigeait régulièrement des rapports d’activité à l’intention de la direction des SS. (21)

- Pourtant, les journaux allemands de l’époque et les revues scientifiques du Reich (22) (ainsi que Schäfer lui-même, dans le magazine Atlantis) utilisaient le nom d’« expédition SS allemande » au Tibet.

- Pourtant, le papier à lettres de l’expédition portait comme en-tête sa dénomination officielle « Expédition allemande Ernst Schäfer [en caractères gras] sous le patronage du Reichsführer SS Himmler et dans le cadre de l’Ahnenerbe ». C’est seulement après que le Consul général allemand à Calcutta eut, dans une lettre aux Affaires étrangères, critiqué cet en-tête comme « contreproductif » par rapport aux Britanniques qu’il fut changé discrètement en « Deutsche Tibet Expedition Ernst Schäfer. »

- Pourtant, le rapport des services de renseignement militaire américains en 1946 porte le titre « SS Tibet Expedition », tout comme le dossier sur l’expédition contenu dans les documents sur Himmler archivés par la Stanford University's Hoover institution. (23)

- Pourtant, la grande majorité des historiens et des auteurs qui ont fait des recherches approfondies et publié sur le sujet utilisent les expressions « expédition SS », « expédition nazie » ou encore « explorateurs SS » au Tibet (Wolfgang Kaufmann, Michael H. Kater, Christopher Hale, Peter Meier-Hüsing, Mechtild Rössler, Suzanne Heim, Peter Lavenda, Gilles van Grasdorff).

Les tibétologues françaises, elles, blanchissent l’expédition de Schäfer en minimisant sa dimension politique et en niant carrément l’implication de l’État nazi et en particulier du Reichsführer SS. Dans le sillage de la tibétologue allemande Isrun Engelhardt - ses « recherches » sont la seule et unique source à laquelle se réfère Françoise Robin dans ses Clichés tibétains pour nier toute relation entre l’ancien Tibet et les nazis - elles vont jusqu’à faire de Schäfer, pourtant un nazi convaincu et un SS à la carrière exemplaire (si l’on peut dire) un opposant au régime.

À suivre…

 

Notes :

1) http://www.liberation.fr/tribune/2008/05/06/reponse-sur-les-liens-entre-le-dalai-lama-et-les-nazis_71041

2) cf. Wolfgang Kaufmann, Das Dritte Reich und Tibet: Die Heimat des „Östlichen Hakenkreuzes“ im Blickfeld der Nationalsozialisten, 4. Édition, Ludwigsfelder Verlagshaus 2014 (Thèse de doctorat, université de Hagen, 2008), 966 pages, p. 227-229

3) Peter Meier-Hüsing, Nazis in Tibet : Das Rätsel um die SS-Expedition Ernst Schäfer, Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Theiss Verlag), Darmstadt, 2017, p. 31

4) Kaufmann, op. cit., p. 205

5) Schäfer, Ernst, Berge, Buddhas und Bären, Forschung und Jagd in geheimnisvollem Tibet, Berlin, 1933, p. VIII, cité d’après Kaufmann, p. 205

6) Schäfer, Berge, Buddhas und Bären (en français, littéralement « Des montagnes, des bouddhas et des ours »). Cité d’après Meier-Hüsing, p. 38

7) Schäfer, Ernst, Unbekanntes Tibet. Durch die Wildnisse Osttibets zum Dach der Erde, Mit 64 Abbildungen und photographischen Aufnahmen des Verfassers und 2 Karten, Verlag von Paul Parey in Berlin, 1937, p. IV

8) Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde, cf. Kaufmann, op. cit., p. 207

9) cf. Kaufmann, p. 207

10) Hermann Kriebel fut un nazi de la première heure qui avait déjà participé en 1923 au putsch manqué de Munich et qui fut, de 1929 à 1933, conseiller militaire du Guomintang.

11) Max Ilgner (1899-1966), membre du parti nazi et des SS, était un dirigeant de l’industrie allemande. Lors du procès contre les dirigeants de l’IG Farben à Nuremberg, il fut condamné le 30/07/1948 à trois ans de prison.

12) Schäfer, Unbekanntes Tibet, op. cit., p. V-VI

13) Bundesarchiv/Berlin Document Center, cité dans Kaufmann, p. 209

14) En 1936, dans une lettre au chef du SS Hauptamt Heißmeyer, Schäfer avait exprimé son désir de pouvoir bénéficier d’« une solution non bureaucratique » concernant son doctorat, c’est-à-dire de l’obtenir sans examen. Cf. Meier-Hüsing, op. cit., p.44

15) Kaufmann, p. 211

16) Filchner (1877-1957) fut un explorateur allemand devenu célèbre par ses expéditions en Asie centrale, à Spitzbergen et dans l’Antarctique.

17) Kaufmann, p. 232, citant une notice datée du 04 octobre 1937 conservée dans les archives fédérales de Berlin. - L’Ahnenerbe (« L’héritage des ancêtres ») était l'Institut d'anthropologie raciale des SS.

18) Kaufmann, ibd.

19) http://www.liberation.fr/tribune/2008/05/06/reponse-sur-les-liens-entre-le-dalai-lama-et-les-nazis_71041

20) Kaufmann, p. 223

21) Cf. Kaufmann, p. 220

22) Cf., p. ex., Konrad von Rauch, „Die Erste Deutsche SS-Tibet-Expedition“ (« La première expédition allemande SS au Tibet »), ds. Der Biologe 8, 1939, p. 113-127, et le Völkischer Beobachter qui se réjouit dans son édition du 29 juillet 1939 de l’énorme succès du « Dr. Ernst Schäfer, SS-Hauptsturmführer » (le grade équivaut à celui de capitaine) à la tête de « la première expédition SS allemande ».

23) Cf. https://en.wikipedia.org/wiki/1938%E2%80%9339_German_expedition_to_Tibet