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Qu'est-ce que le « Grand Tibet historique » ?

par Jean-Paul Desimpelaere, le 20 février 2008

Ouvrez un livre sur le Tibet, lisez un article dans un journal, ou surfez sur les sites web des nombreux défenseurs du « Tibet libre », vous tomberez toujours sur la carte du « Grand Tibet ». Celui-ci équivaut à une surface de plus du double de l’actuel Tibet (R.A.T., Région Autonome du Tibet) et à cinq fois celle de la France. D’où vient cette distorsion ? Selon l’actuel dalaï-lama, son gouvernement en exil et son réseau international de défenseurs d'un « Tibet libre », le Tibet s'est rétréci en 1951, lorsque l’Armée Rouge a « envahi », ou « libéré » le Tibet, cela dépend des versions. Pourtant les dalaï-lamas, du 5ème au 14ème, n’ont jamais régné sur ce soi-disant « Grand Tibet historique ».

 

Au 17ème et 18ème siècles, la dynastie des Qing (ou dynastie mandchoue) a affermi son contrôle politique sur le Tibet. L’armée des Qing s'est rendue plusieurs fois au Tibet pour chasser des envahisseurs (Dzoungares et Nepali, entre autres), et pour mettre une fin à des querelles régionales. Une garnison militaire des Qing demeura même à Lhassa pour assurer la paix. C'est à ce moment-là que la fonction de « ministre résidant au Tibet » fut instituée. L’Empereur des Qing envoyait un émissaire à Lhassa qui, en théorie, avait l'autorité suprême sur le Tibet. Il changeait tous les trois ans. Le ministre devait donner son accord à la nomination des fonctionnaires, superviser les finances et le commerce, et il avait la charge exclusive des affaires étrangères. Cela resta ainsi jusqu’en 1911, lorsque le 13ème dalaï-lama et l’élite tibétaine, avec l’aide de l’Angleterre, essayèrent de détacher le Tibet de la Chine.

Pendant ce temps, la province du Qinghai dépendait directement de l’autorité de l’Empereur des Qing. Celui-ci nomma pour le Qinghai un gouverneur provincial qui pouvait être Han, Hui, Tibétain ou Mandchou. C’est également l’administration des Qing qui délimita la frontière de l’Est du Tibet, l'arrêtant aux rives du Fleuve Bleu (le Yangze), comme c’est encore le cas maintenant. Les districts de Kangding (anciennement Tachienlou), Litang et Batang se rajoutèrent à la province du Sichuan, tandis que Zhongdian (anciennement Gyalthang), Deqen et Weixi (anciennement Balung) furent ajoutés à la province du Yunnan.

Que les Mandchous aient fixés les frontières de la province autonome actuelle du Tibet est incontestable ; les cartes géographiques imprimées au cours de leur dynastie en témoignent clairement. Dès lors, il est particulièrement grotesque que les exilés tibétains et les médias occidentaux continuent à prétendre que des grandes parties du « Tibet historique », encore appelé « Grand Tibet », aient été détachées par le régime communiste chinois pour les intégrer à d’autres provinces chinoises.

Dans le grand jeu géopolitique de son époque (fin du 19ème et début du 20ème siècle), le 13ème dalaï-lama fut une figure exceptionnelle. Le Tibet représentait un enjeu important et, durant tout son règne, il chercha la puissance la mieux placée pour cautionner son système. En 1904, pour échapper à l’invasion militaire des Britanniques au Tibet, il se réfugia en Mongolie Extérieure, qui se trouvait alors sous influence russe, les rivaux des Anglais. Mais le Tsar venait de subir une défaite contre le Japon et il avait peu de moyens pour aider le dalaï-lama. Le 13ème dalaï-lama se rendit alors à Pékin, mais il dut se rendre à l'évidence : son plaidoyer pour une indépendance du Tibet fut un coup dans l'eau. Finalement, il tourna encore une fois son manteau safran et chercha à rétablir une alliance avec les Anglais qui, depuis leur invasion, avaient gardé un pied à Lhassa en y installant des comptoirs de commerce.

En 1913, les Britanniques convoquèrent le régime républicain chinois, encore tout nouveau-né, à une table de négociation à Simla, en Inde. Des représentants du 13ème dalaï-lama s'y rendirent aussi avec, sous le bras, une carte du « Grand Tibet ». La carte était divisée en deux : le « Tibet Extérieur » et le « Tibet Intérieur », à l’exemple de la « Mongolie Extérieure » (la Mongolie actuelle) et « Intérieure » (province de Chine). Le « Tibet Extérieur » était le territoire où régnait le 13ème dalaï-lama, d'une surface équivalente à celle de l’actuel Tibet. Dans ce territoire, le 13ème dalaï-lama exigeait l'expulsion de l'armée chinoise et une autonomie totale. Le « Tibet Intérieur » concernait des larges zones en bordure du Tibet Extérieur et, d'après lui, il servirait de « zone tampon ». Les Tibétains et les Chinois se partageraient son administration. Étant donné qu’il n’existait pas de cartographe tibétain, le 13ème dalaï-lama avait utilisé une carte militaire anglaise pour entamer les négociations. Cette carte ne comportait plus les parties Sud du Tibet, comme le Ladakh, le Bhoutan et le Sikkim qui avaient été annexées par les Anglais. L'Arunachal Pradesh, situé dans l’extrême Nord-est de l’Inde, n'y figurait pas non plus, bien qu'il ne fut annexé à l'Empire britannique qu'en 1913. La conférence de Simla se termina sur un échec, car la Chine n’en reconnut pas le contenu et les Anglais auraient été gênés de s’en vanter sur la scène internationale.

Aujourd’hui, les groupes « Free Tibet » ressortent régulièrement cette pseudo-convention des tiroirs pour prouver l’indépendance du Tibet avant l’arrivée des communistes. Il n’y a pourtant jamais eu une reconnaissance internationale pour un Tibet indépendant, pas plus que pour le Tibet actuel, et encore moins pour le « Grand Tibet », c'est-à-dire l'Externe et l'Interne réunis. Pourtant beaucoup de réseaux dalaïstes utilisent les termes de « frontières historiques du Tibet » pour décrire le « Grand Tibet ». En général, ils omettent de mentionner qu’il faut remonter fort loin dans l’Histoire pour retrouver des traces de ce « Grand Tibet ».

Celui-ci n'a d'ailleurs pas fait long feu puisqu'il a débuté à la fin du 8ème siècle et s'est effondré au début du 9ème siècle. En plus, à cette époque, les frontières n’étaient pas des frontières comme nous les connaissons aujourd'hui. Charlemagne a aussi conquis un grand Empire ; on y parlait à peine d’une administration centrale, l’armée n’y était pas présente partout en permanence, il n’y existait pas d’impôts uniformément répartis, et c'est l’aristocratie locale qui, concrètement, possédait le pouvoir. Ce n’était encore qu’une « Europe de barbares », disent les historiens. De même pour le grand Empire Tubo (ou faut-il dire « royaume »?), les zones d’influences étaient flottantes (en ce qui concerne le Haut plateau, les mots « expansions galopantes » seraient plus appropriés !). Parfois elles dépendaient simplement de raids attaquant des caravanes sur la Route de la Soie, ou de la perception d’un péage pour le droit de passage. Les Tubo offraient aussi des princesses aux seigneurs des zones environnantes (par ex. au roi de Nanzhao dans le Sud-ouest de la Chine), exactement comme l'avait fait la cours des Tang avant eux, dans le but d'éviter temporairement des escarmouches.

Plus d'un millénaire plus tard, le 13ème dalaï-lama, avec l’appui de ses conseillers britanniques, profite de son règne à une époque bousculée pour répandre la notion de « frontières historiques du Grand Tibet ». Un historien anglais, C.A. Bayly, écrivit dans son livre « La naissance du monde moderne » (Monde Diplomatique) : « Les frontières, les passeports, la monnaie nationale, la législation nationale accompagnent la conquête européenne du monde. Les dirigeants politiques locaux devenaient conscients de « leurs » frontières et de « leur » peuple dans le sillage des grands conflits internationaux à la fin du 19ème siècle. » Le 13ème dalaï-lama ne fit qu'alimenter ce nationalisme naissant et il ne faut pas nous étonner de trouver le 14ème dalaï-lama aux côtés de nationalistes encore plus radicaux.

Le 14ème dalaï-lama et son « gouvernement en exil » réutilisent maintenant la carte mise sur table pendant la conférence de Simla par le 13ème dalaï-lama. Mais cela n'était pas le cas au début de son exil lorsque la résistance armée avait encore une chance de gagner au Tibet. En 1959, après sa fuite, l’actuel 14ème dalaï-lama soutient d’abord la résistance au Tibet et ce, aussi longtemps que les États-Unis fournissaient les armes et pourvoyaient aux entraînements militaires. Cela dura jusque dans les années 1970. Dans les archives indiennes datant de 1972, on trouve une photo du 14ème dalaï-lama à Chakrata dans le Nord de l’Inde. Il est debout dans une jeep et salue ses troupes tibétaines d’intervention (SFF, Special Foreign Forces), soit quelques milliers de soldats. Selon les chroniqueurs et officiers de l’armée américaine, les rebelles tibétains entraînés aux États-Unis qui ont été parachutés à l’intérieur du Tibet ne reçurent pas de soutien de la population locale. Dès lors, ils furent rapidement interceptés par l’armée chinoise.

Au début des années 1970, le contexte international devenait défavorable aux USA à cause de l’enlisement dans la guerre au Vietnam. De ce fait, leur tactique à propos du Tibet change : la résistance armée prend fin et est remplacée par une campagne mondiale en faveur de l’indépendance du Tibet. Les USA ont choisi le 14ème dalaï-lama comme ambassadeur itinérant. Un réseau international d’informations, bien financé, rendrait désormais populaire la carte du « Grand Tibet ». Toutefois, la carte du « Grand Tibet » du 14ème dalaï-lama est légèrement différente de celle du 13ème. Un plus grand morceau de la province du Yunnan y est inclus, là où habitent les « populations frères », les Naxi, Yi, Nu et Lisu... alors que ceux-ci ont aussi peu à voir avec les Tibétains que les Marocains avec les Belges.

Les termes de « Tibet Historique » sont démodés et parler d'un « Tibet ethniquement pur » est choquant pour l'Occident. Aussi le 14ème dalaï-lama les remplace-t-il par «  Grand Tibet » ou par « Tibet Culturel ». Pourtant, une des revendications importantes dans les négociations éventuelles avec les autorités chinoises, l’actuel 14ème dalaï-lama exige que tous les migrants, qu’il nomme des « colons », quittent le « Grand Tibet ». D’après lui, il s’agit de 7,5 millions de chinois Han. La vérité est que les zones limitrophes du Tibet actuel abritent une série de populations différentes, des millions de gens, et ceci depuis des siècles. Les Hui, que le 14ème dalaï-lama compte parmi les « Chinois », en constituent une grande partie. En 2003, Samdhong Rinpoche, premier ministre du « gouvernement en exil » fit un plaidoyer virulent contre les mariages mixtes entre Tibétains et d’autres ethnies. Il concluait : « Un des défis pour notre nation est de garder pure la race tibétaine » (interview dans South China Morning Post, 30 août 2003).

La plupart des groupes « Free Tibet » répandus dans le monde, revendiquent en parallèle de l’indépendance du Tibet, celle de ce qu’ils appellent le « Turkestan de l’Est », l’actuelle province du Xinjiang. Les revendications d'indépendance ne s'arrêtent pas là puisque sur leur liste, on trouve aussi la Mongolie Intérieure. Ces deux Régions autonomes de la Chine réunies avec le « Grand Tibet » constituent la moitié du territoire de la République Populaire de Chine. « Réduire la Chine de moitié », telle semble être la devise des « forces spirituelles » qui se cachent sous les robes du 14ème dalaï-lama. Dans un contexte mondial où les nationalisme poussent leur chansonnette, des comparaisons avec d’autres régions du monde ne sont pas à écarter.

carte du Tibet sur le site du Sénat français
carte du Tibet sur le site du Sénat français