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« Je suis résolument féministe », dit le dalaï-lama !

par Élisabeth Martens, auteure de « La méditation de pleine conscience, l'envers du décor » édité chez Investig'Action en 2019, le 24 septembre 2022

Le documentaire "Bouddhisme, la loi du silence" a scandalisé l'opinion publique, à juste titre. On s'est soudainement rendu à l'évidence que les abus sexuels n'étaient pas l'apanage de l'Église catholique, que les manipulations mentales, les détournements de fonds, les blanchiments d'argent, tous ces comportements déviants existent aussi dans l'institution bouddhiste. Et pourquoi en irait-il autrement?

Eh bien, parce que cela fait des décennies qu'on nous serine que « l’enseignement du Bouddha est par essence une éthique fondée sur la sagesse, comme tout enseignant bouddhiste authentique, que le dalaï-lama ne cesse de prôner l’éthique et la bienveillance, et qu'il condamne fermement les infractions à l’éthique ». Ici, c'est Antony Boussemart, coprésident de l’Union bouddhiste de France (UBF), qui l'affirme. Cela correspond-il à la réalité ou s'agit-il d'un bouddhisme que nous avons fantasmé ?

 

En 2016, Le Dalaï lama salue Lady Gaga à Indianapolis
En 2016, Le Dalaï lama salue Lady Gaga à Indianapolis

 

L'enquête menée par les deux courageux journalistes, Élodie Emery et Wandrille Lanos, revient longuement sur le cas du Belge Robert Spatz, également appelé Lama Kunzang Dorje, fondateur d'un des premiers centres bouddhistes tibétains en France. C'est une de ses victimes qui a cherché à faire connaître la vérité sur ce qui se passe dans certaines communautés bouddhistes en Europe. Le lama belge a été condamné à cinq ans de prison avec sursis en 2020.

Puis le documentaire s'arrête sur le cas du lama Sogyal Rinpoché, décédé en 2019, dont le comportement inadmissible envers les femmes a lui aussi fini par être dénoncé, cette fois par l'anthropologue Marion Dapsance dans son livre « Les dévots du bouddhisme » paru chez Max Milo en 2016. Elle y dévoile les agissements de ce maître chanteur qui abusait de son pouvoir karmique et de la crédulité des adeptes occidentaux, tant hommes que femmes. Le lama a été l'auteur de nombreux actes scandaleux : violence physique et verbale, menaces, intimidations, abus sexuels, détournement de fonds, etc. Les faits remontent à au moins 1994.Pourtant en 2008, Sogyal Rinpoché a encore ouvert un centre en France, le Lérab Ling, situé dans l'Hérault. Il en fit son fief. Le Lérab Ling fut inauguré en présence de ses amis proches, le dalaï-lama et Matthieu Ricard, et en présence de personnalités bien en vue comme Carla Bruni-Sarkozy et Bernard Kouchner. (voir p.91 de mon dernier livre : « La méditation de pleine conscience, l'envers du décor » édité chez Investig'Action en 2019)

 

Le Dalaï-lama, Carla Bruni-Sarkozy et Sogyal Rinpoché, directeur du centre bouddhiste Lerab Ling, lors de l'inauguration du temple le 22 août 2008
Le Dalaï-lama, Carla Bruni-Sarkozy et Sogyal Rinpoché, directeur du centre bouddhiste Lerab Ling, lors de l'inauguration du temple le 22 août 2008
Sogyal Rinpoché et Matthieu Ricard, entourant Bernard Kouchner, à l'inauguration du temple de Lerab Ling en 2008.
Sogyal Rinpoché et Matthieu Ricard, entourant Bernard Kouchner, à l'inauguration du temple de Lerab Ling en 2008.

 

 

Ces témoignages, tout importants et libérateurs fussent-ils, laissent à penser qu'il s'agit de cas isolés. C'est d'ailleurs sur ce point qu'insiste Antony Boussemart de l'UBF: « ce qui me gêne dans ce documentaire, c’est qu’il parle de 'système'. Je trouve cela très dangereux, car cela laisse entendre que, derrière les quelques affaires évoquées, il y a une organisation machiavélique, ce qui n’est évidemment pas le cas. », dit-il.

Comment accorder crédit à une telle remarque quand on est un tant soit peu au courant du fonctionnement interne des monastères tibétains et de leurs doctrines ? Évidemment, on peut épiloguer sur l'éloignement des écoles bouddhistes tibétaines par rapport au « dharma authentique », l'enseignement du Bouddha lui-même. Mais comment connaître réellement celui-ci puisque le Bouddha historique n'a laissé aucune trace écrite ? Ce que nous en savons, c'est l'interprétation qu'en ont faite ses premiers disciples, interprétation transmise pendant trois millénaires, ce qui peut donner lieu à quelques distorsions !

Pour ce qu'en ont raconté ses proches, le Bouddha ne semblait pas spécialement tendre envers les femmes. Ananda, son plus fidèle disciple, lui demanda un jour pourquoi il avait une telle hostilité envers la gent féminine. Le Bouddha aurait répondu: « Méchantes, Ananda, sont les femmes ; jalouses, Ananda, sont les femmes ; envieuses, Ananda, sont les femmes ; stupides, Ananda, sont les femmes » (dans « Le bouddhisme » de Henri Arvon, Puf 1998)... et vlan! c'était parti pour trois millénaires de misogynie. D'un coup de manche gauche (l'autre lui étant coupée en mémoire de sa mère qui lui donna naissance par le flanc droit), il efface la moitié de l'humanité, et quelle moitié... celle qui porte la part la plus lourde du ciel !

Guru Rinpoché, ou Padmasambhava, qui le premier a introduit le bouddhisme au Tibet au 8ème siècle avait une notion plutôt utilitaire du sexe féminin. Pour défendre son point de vue et répandre le tantrisme au Tibet, il a « révélé » un texte, le tantra de Kalachakra, qui était resté caché sous un caillou pendant plus d'un millénaire dans sa vallée natale du Pakistan. Ce texte est devenu la référence spirituelle du 14ème dalaï-lama ; on y trouve bien un système de pensée, une doctrine, contrairement à ce qu’affirme le représentant de l'UBF.

 

 

À propos du Kalachakra, Gen Lamrimpa, un lama résidant actuellement à Dharamsala, raconte comment se passent les « pratiques tantriques élevées » qui y sont décrites : « Le rite commence avec des fillettes de dix ans. Jusqu’à leur vingtième année, les partenaires sexuelles représentent des vertus positives. Au-delà, elles comptent comme porteuses d’énergie de colère, de haine, etc., et comme femmes-démons. Dans les étapes initiatiques 8, 9, 10 et11 du tantra de Kalachakra, l’expérimentation se fait avec une seule femme. Pour les étapes de 12 à 15, appelées le « Ganashakra », dix femmes participent au rite aux côtés du maître. L'élève a le devoir d’offrir les femmes comme présents à son maître. Les laïcs se faisant initier doivent amener leurs parentes féminines (mère, sœurs, épouse, filles, tantes, etc.). En revanche, les moines ayant reçu la consécration ainsi que les novices peuvent utiliser des femmes de diverses castes qui ne sont pas leurs parentes. Dans le rite secret lui-même, les participants font des expériences avec les semences masculines et féminines (sperme et menstruation); les femmes ne sont pour l’initié masculin que des donneuses d’énergie et leur rôle cesse à la fin du rite. » (Gen Lamrimpa, Transcending Time, an explanation of the Kalachakra Six-Session, Guru Yoga, 1999).

Ce genre de textes peut expliquer le témoignage d'une victime de « viol sacré » qui s'est passé en 2005 : une jeune femme belge qui voyageait dans l'Himalaya depuis trois ans fut invitée à participer à une célébration de la « libération de la sexualité ». La cérémonie se déroulait dans un monastère lamaïste proche de Katmandou. Sans doute peu informée de ce que pouvait représenter ce genre de cérémonie, elle s'y rendit sans arrière-pensée et se fit violer par huit lamas tibétains en exil. Quand la marraine de la victime s'est levée pour donner ce témoignage, la salle d'audience qui rassemblait des « Free Tibet » namurois – j'y donnais une conférence sur le bouddhisme tibétain – s'est figée dans un silence pesant... le poids de la moitié du ciel ? (voir p.261 de mon livre « Histoire du bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », édité chez L'Harmattan en 2007).

Voici la version que donne le dalaï-lama des étapes huit à onze du même passage du Kalachakra : « Les trois initiations exaltées sont les suivantes : l'initiation du vase correspond à la sagesse de béatitude et de la vacuité qui naît du fait que le disciple touche les seins de la consort. L'initiation secrète correspond à la sagesse de la félicité et de la vacuité qui naît du fait que le disciple savoure la bodhichitta (ou esprit d’Éveil), l'initiation de la sagesse primordiale est l'expérience de la joie innée qui naît du disciple et de la consort s'engageant dans l'union ». Pour les étapes de douze à quinze, il explique : « La précédente grande initiation de sagesse primordiale donne au disciple le pouvoir d'atteindre le onzième stade d’un bodhisattva. Ensuite, le maître présente symboliquement le Corps de Sagesse qui est l'intégration d'une grande félicité suprême immuable et de la vacuité possédant le meilleur de tous les aspects. » (https://fr.dalailama.com/teachings/kalachakra-initiations).

Finalement, c'est dans l'interprétation des textes que réside le secret ! Il suffit d'en extraire la quintessence spirituelle et de repérer les symboles universels.

Le bouddhisme s'est installé définitivement au Tibet au tournant du second millénaire, les maîtres tantriques fuyaient le Nord de l'Inde sous les raids musulmans (voir pp.90-106 de mon livre « Histoire du bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », édité chez L'Harmattan en 2007). Le bouddhisme avait alors une forme tantrique, imprégné d’hindouisme et de pratiques de yoga où la sexualité avait un rôle important; le tantra de Kalachakra est issu de ces traditions indiennes. Cela explique que durant plusieurs siècles, le bouddhisme tibétain n'a pas exigé le célibat de la part de son clergé et que la sexualité a été d'emblée liée à la capacité d’Éveil du disciple. « Après tout, le Bouddha avait besoin d’être avec une femme pour atteindre l’Illumination », expliquent les maîtres tantriques. (voir p.91 de mon dernier livre : « La méditation de pleine conscience, l'envers du décor » édité chez Investig'Action en 2019)


Milarepa, un maître tantrique du 11ème siècle, met ses disciples en garde quant à la gent féminine : « la femme est toujours une fautrice de troubles », « elle est la principale cause de la souffrance ». En ce qui concerne la séduction que les femmes exercent sur les hommes, il dit : « Une amie est d'abord une déesse souriante. Plus tard, elle devient un démon aux yeux de mort. À la fin, elle devient une vieille vache édentée. » Quant au rôle social de la femme, il en fait une description tout aussi pitoyable : « Dans le meilleur des cas, elle peut servir autrui, dans le pire, elle apporte malchance et malheur ». (voir p.93 de mon dernier livre : « La méditation de pleine conscience, l'envers du décor » édité chez Investig'Action en 2019). Milarepa est un écrivain et traducteur vénéré du bouddhisme tibétain, de plus, il est considéré comme le plus important poète de la tradition tantrique.


Au 14ème siècle, le bouddhisme tibétain fut réformé et, dans l'école des Bonnets jaunes, le célibat a été rendu obligatoire. De grands monastères se sont ouverts où les maîtres tantriques exerçaient leur pouvoir sur les moinillons, des enfants que les parents ne pouvaient plus nourrir et qui devenaient les moines-serfs : 90% des communautés bouddhistes. Pédophilie et abus sexuels sont rapportés par un ancien danseur de la troupe privée du 14ème dalaï-lama, Tashi Tsering, un Tibétain dont la biographie révèle quelques tares de la société tibétaine du 20ème siècle. (http://www.tibetdoc.org/index.php/accueil/nos-publications/54-andre-lacroix/297-mon-combat-pour-un-tibet-moderne)

Avec le célibat des moines, le haut clergé s'est spécialisé dans le chantage moral, tant sur les disciples que sur les enfants et que sur les femmes. Dans l'obscurité des temples, une cellule spéciale était aménagée pour les pratiques occultes. L'accès à la « petite porte du fond » donnait à ces lamas un pouvoir énorme sur les autres moines et sur les populations locales. Elle servait entre autres à recevoir les femmes choisies par le maître pour soutenir le cheminement du moine vers l’Éveil. Ces femmes portaient le doux nom de « dakini » ou « épouse de sagesse ». Des textes tantriques détaillés permettent au maître de choisir la partenaire idéale pour son disciple. Il y est question de la mensuration et de la teinte des petites et grandes lèvres, de la profondeur du vagin, de la hauteur et de la largeur des hanches, de la blancheur et de la texture de la peau, du volume et de la couleur des menstrues.

Les Bonnets jaunes, l'école bouddhiste du dalaï-lama, ne se sont pas vraiment assagis malgré les scandales qui éclatent et quand le dalaï-lama est invité sur les plateaux d'ARTE, c’est pour défendre les points de vue des dirigeants occidentaux sur la Chine. Les viols, abus sexuels, chantages karmiques et autres comportements que nous qualifions de déviants se poursuivent. Les dakinis, les « maîtresses secrètes » qui facilitent l'illumination du maître, ont à présent des cheveux blonds ou roux, comme ceux de Lewis Kim qui au bout d'une vingtaine d'années de « pratiques tantriques » a fini par dénoncer les abus sexuels dont elle était régulièrement victime (Lewis Kim citée par Michaël Parenti dans «Le mythe du Tibet » sur https://www.legrandsoir.info/le-mythe-du-tibet.html). Elle explique que les pratiques sexuelles sont encouragées par les lamas car, prétendent-ils, « elles ont un caractère sacré et expiateur d'un mauvais karma ». Les lamas rassurent leurs dakinis en affirmant « qu’elles gagneraient énormément de mérites en leur fournissant les moyens de l’éblouissement. »

Il en va ainsi des Chögyum Trungpa, Gen Lamrimpa, Kalou Rinpoché, lama Jigmela, Choedak Rinpoché, Sakyong Mipham, Gangten Tulku, lama Norlha, lama Tempa et de tant d'autres, pour ne citer que les plus connus (voir pp.93-94 de mon dernier livre : « La méditation de pleine conscience, l'envers du décor » édité chez Investig'Action en 2019). Seront-ils inculpés pour leurs crimes ? Et qu'en est-il de Tenzin Dhonden, secrétaire spécial du dalaï-lama et émissaire de la paix dans le monde qui, en 2017, fut accusé de harcèlement, de comportement déviant, de fraude, de corruption, de détournement et de blanchiment d'argent ?

Pourquoi le silence des plus éminents représentants du bouddhisme tibétain? « Il n’y a pas de police des mœurs dans le bouddhisme », « le bouddhisme n’est pas organisé de façon hiérarchique comme c’est le cas de l’Église catholique », explique Matthieu Ricard, l'interprète français du dalaï-lama. Cela justifie-t-il leur très long silence ? En 2018, répondant à un journaliste hollandais, le dalaï-lama avouait avoir été au courant de ces faits depuis le début des années 1990, mais il a attendu d'être acculé par les procès en cours pour déclarer laconiquement : « Je savais déjà ces choses-là, rien de nouveau. » (https://www.lesoir.be/178638/article/2018-09-16/le-dalai-lama-avait-connaissance-dagressions-sexuelles-commises-par-des).

À peine quelques mois plus tard, il écrit : « Je suis résolument féministe et je me réjouis de voir des femmes de plus en plus jeunes accéder à de hautes responsabilités. » (voir p.94 de mon dernier livre : « La méditation de pleine conscience, l'envers du décor » édité chez Investig'Action en 2019)