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Un musée en l’honneur de Songtsen Gampo

par Elisabeth Martens, le 7 décembre 2010

Un musée en l’honneur de Songtsen Gampo, le fondateur du grand royaume tibétain des Tubo (7ème - 9ème siècle), a été ouvert dans le canton de Medrungkar, au sud de Lhassa. Une étude socio-économique de l’époque y est présentée.Ci-dessous, un extrait de mon livre « Histoire du bouddhisme tibétain » (1), comme avant-goût de l'histoire des Tubo et du roi Songtsen Gampo.

 

Au 4ème AC, Nyatri Tzangpo, premier roi du clan des Tubo, installa son palais,


le Yumbulhakang, le long du fleuve Yarlong (ou Brahmapoutre). Il s’agissait en réalité d’un petit pavillon seigneurial de quelques pièces, orné d’une tour de guet et perché sur un promontoire rocheux ouvert aux quatre vents s’engouffrant sur le Haut Plateau, une sorte de « Haut-de-Hurle-Vent » tibétain. Au 7ème PC, un petit château fort, visitable aujourd’hui, fut construit sur les fondations de l’ancien pavillon.

 

A l’image de son palais miniature, le roi régnait sur un royaume miniature. Son territoire se limitait à la plaine centrale du Yarlong, s’étendant de Lhassa (capitale actuelle du Tibet) à Xigazé, seconde ville du Tibet, qui se situe à environ 200 kilomètres à l’Ouest de Lhassa.

Le Yumbulhakang, magnifique petit château fort dans la vallée du Yarlung
Le Yumbulhakang, magnifique petit château fort dans la vallée du Yarlung

Le Royaume tibétain resta tel quel jusqu’au 7ème PC, lorsque Songtsen Gampo, 31ème roi de la dynastie des Tubo, eut l’ambition d’élargir quelque peu ses horizons. A la manière du futur grand Gengis Kan, Songtsen Gampo (629-650) entama un processus d’unification et de tibétanisation des diverses populations du Haut Plateau et au-delà, en vue d’agrandir son territoire. Tout d’abord, le roi transféra sa demeure à Lhassa, où il se fit construire un palais à la dimension de ses ambitions. C’est ainsi que la « colline pourpre », ou « Potala », sur laquelle allait être érigé le célèbre site des Dalaï Lama au 17ème siècle, fut occupée pour la première fois.


Songtsen Gampo débuta ses conquêtes par l’ancien Royaume de ZhangZhong au Sud-Ouest du Tibet. Bien d’autres conquêtes suivraient, dans les quatre directions et sur plusieurs générations de rois. Elles ont fait vivre le Royaume tibétain avec frénésie, du 7ème au 9ème siècle. Lors de la plus grande expansion du Royaume des Tubo, pendant la deuxième moitié du 8ème siècle, l’armée tibétaine contrôlait une région qui, au Nord, s’étendait de Kashgar jusqu’à Wuwei (peu avant Lanzhou, capitale actuelle du Gansu), en passant par Dunhuang et Jiayu Guan. Pendant deux siècles,
les troupes tibétaines ont assuré le contrôle militaire et économique du couloir Sud de la Route de la Soie et, à leur époque glorieuse, les Tubo faisaient même payer des droits de passage aux caravanes chinoises.


A la fin du premier millénaire, la notion de frontières était beaucoup plus floue que maintenant ; toutefois les tibétologues estiment que le Royaume tibétain était délimité à l’Est par une droite quasi rectiligne qui allait de Wuwei jusque dans le Nord du Yunnan, pour rejoindre ensuite les contreforts du Plateau tibétain au Sichuan. A l’époque, cette région présentait déjà une grande diversité ethnique et linguistique. Elle se perpétue aujourd’hui avec le mélange de cultures des Yi, des Lisu, des Nu, et des Naxi (derniers survivants du régime matriarcal). Côté Sud,les ardeurs guerrières des Tubo étaient limitées par la chaîne de l’Himalaya qui s’étend du Bhoutan jusqu’au Pakistan. Quant à la zone frontalière Ouest, elle se limitait aux frontières actuelles de la Chine, excepté quelques raids tibétains qui ont fait trembler les vastes plaines d’Asie centrale, mais qui, dès le 8ème siècle, furent repoussés par les troupes musulmanes.

 

Le Royaume des Tubo englobait les provinces actuelles du Tibet, du Qinghai, du Ningxia et une partie du Gansu, du Sichuan et du Yunnan. A la moitié du 8ème siècle, il atteignit une superficie égale à quasi le tiers de la Chine actuelle. Excepté la région comprise entre les deux couloirs de la Route de la Soie, de Kashgar à Dunhuang, c’est ce territoire que le 14ème Dalaï Lama nomme actuellement son « Grand Tibet » et dont il revendique « l’autonomie poussée », autrement dit, il veut que ce territoire immense soit débarrassé de toute présence et autorité chinoises. Or nous verrons dans la suite que la lignée des dalaï-lamas ne date que du 17ème siècle.

Invasions et mouvements des populations en Asie centrale au 8ème siècle
Invasions et mouvements des populations en Asie centrale au 8ème siècle

Lors de ses conquêtes, le roi Songtsen Gampo tenta plusieurs incursions dans l’Empire chinois. L’armée tibétaine alla même jusqu’à menacer la capitale des Tang, ChangAn (actuelle ville de Xian). Pour calmer la convoitise de ce roi fougueux, l’Empereur de Chine, Taizong, offrit sa propre fille à Songtsen Gampo.

 

La princesse WenCheng arriva en grande pompe à Lhassa, accompagnée de multiples chinoiseries inertes et vivantes. Dans ses bagages, il y avait, entre autres, une statue d’Amitabha, le Bouddha du présent. Songtsen Gampo se dépêcha de faire construire un temple digne de recevoir ce présent impérial : le temple de Ramoché situé à Lhassa. L’école JingTu du Mahayana chinois, qui est l’école bouddhiste la plus populaire de la Chine, pénétra ainsi au Tibet. Quant au temple du Jokhang (à Lhassa, aussi), premier temple bouddhiste que Songtsen Gampo avait fait construire, il abritait déjà une autre statue de Sakyamuni, celle offerte au roi tibétain par sa première épouse, la princesse népalaise, Brikouti.

 

Parmi les cadeaux que Wen Cheng réservait à son futur époux, se trouvait également un bon nombre de Sutras indiens que les moines bouddhistes chinois avaient rapportés de leur pèlerinage aux sources.

Le roi Songtsen Gampo entouré de ses deux épouses, l'une népalaise, l'autre chinoise
Le roi Songtsen Gampo entouré de ses deux épouses, l'une népalaise, l'autre chinoise

Or, SongTsen Gampo ne savait ni lire ni écrire le sanskrit. Pour avoir accès aux paroles du Bouddha, il envoya un de ses ministres en Inde (celui de la culture sans doute) qui revint au Tibet avec une nouvelle écriture, le sanskrit. L’ancienne écriture tibétaine, le « mar », fut remaniée et mélangée au sanskrit pour donner à l’écriture tibétaine sa forme actuelle. Au 7ème siècle, la nouvelle écriture tibétaine allait servir à rédiger les textes législatifs et historiques, mais aussi les textes sacrés du Bouddhisme et du Bön. Elle devint ensuite l’écriture courante des Tibétains, une écriture alphabétique, proche de l’indienne, et sans rapport avec la chinoise.


Tout ce remue-ménage généré par le 31ème roi des Tubo, Songtsen Gampo, allait peu à peu transformer la structure sociale du Haut Plateau tibétain. Jusque-là, différents clans se côtoyaient, échangeaient et rivalisaient, se faisaient des pieds de nez ou des ronds de jambe, suivant les époques. Ce qui se passa à partir de Songtsen Gampo fut bien différent : les guerriers tibétains, sous les ordres du roi, ravagent, écrasent, pillent et soumettent.

 

Pour les Tubo, conquêtes étaient synonyme de saccage et de destruction. Des chefs militaires étaient choisis parmi les chefs des anciens clans et désignés pour contrôler les territoires conquis, principalement les grands axes des Routes de la Soie. Les populations envahies étaient faites prisonnières et enrôlées de force, si pas comme soldats, en tout cas comme paysans attachés aux dignitaires. Les récalcitrants rejoignaient d’énormes fosses communes où la nourriture leur était jetée et d’où ils ne pouvaient sortir qu’au bout de plusieurs années.

 

L’expansion du territoire se basait sur une discipline drastique et la relative prospérité économique des Tubo s’appuyait sur le travail des paysans. Les terres arables s’étendaient, au Nord, sur les provinces actuelles du Qinghai, du Ningxia et du Gansu, et à l’Est, sur celles du Sichuan et du Yunnan.


Les plateaux au Sud du Royaume, là où rien ne poussait en raison de l'altitude, servaient de pâturages aux immenses troupeaux de yacks, de moutons et de chèvres. Les poids et mesures furent standardisés pour faciliter les échanges commerciaux : chevaux, cuir, sel, viande, furent exportés vers l’Inde et la Chine. Le thé et d’autres denrées rares au Tibet étaient importés d’Inde et de Chine.

 

Les populations tibétaines, qui jusque-là vivaient en clan éparpillés sur le Haut Plateau et qui n’avaient jamais connu de pouvoir central, allaient être servies avec l’avènement de Songtsen Gampo et de ses successeurs. D’une main de fer, la dynastie des Tubo imposa un ordre nouveau. Les paysans devaient travailler pour les dignitaires et pour la cour. Plus tard, ils travailleraient aussi pour les monastères. Des taxes en grain, en servitude et, plus tard, en argent, furent imposées aux paysans qui perdirent leur liberté et se virent réduits à l’état de servage, voire d’esclavage.

 

Les Tubo mirent en place une division du pays en districts, basée sur un système de fonctionnariat. L’administration et la récolte des taxes furent ainsi facilitées. Tandis que celles-ci étaient acheminées vers le Potala à Lhassa, des hauts fonctionnaires et des chefs d’armée régnaient sur de vastes régions. Des lois pénales furent édictées pour l’ensemble du territoire. Elles privilégiaient largement les seigneurs et étaient particulièrement cruelles vis-à-vis des esclaves et des serfs (prisonniers de guerre et paysans) : écorchage vif, démembrement, amputation des mains, des pieds, du nez… ou de la tête ! L’arrachage des yeux et autres sévices corporels étaient traités à l’huile bouillante pour une meilleure cicatrisation. Peu de suppliciés survivaient à pareils traitements, qui, malheureusement, se sont perpétués jusqu’au milieu du 20ème siècle.


Suite aux conquêtes de Songtsen Gampo et de ses successeurs, une structure sociale, basée sur une nette distinction de classes, se mit peu à peu en place. Elle ne fut pas facile à installer sur un territoire aussi vaste et avec des populations aussi hétéroclites et peu éduquées à l’obéissance. Pour la stabiliser, il aurait fallu une assise idéologique, un ciment moral et spirituel. Aussi les Tubo cherchèrent-ils un soutien de la part d’une organisation ecclésiastique.

 

Le Bön, qui ne comptait que sur des chamans isolés, ne se prêtait guère à seconder efficacement le pouvoir des nouveaux nobles. De plus, les bönpo étaient ressentis par les seigneurs comme de dangereux rivaux : les populations accordaient plus facilement leur confiance à leurs prêtres qu’à leurs seigneurs. L’infinie lumière d’Amitabha et l’infinie compassion de Tchenrezi (nom tibétain d’Avalokitésvara, le Boddhisattva de la Compassion), les deux figures de proue du Bouddhisme JingTu, allaient offrir une solution provisoire aux ambitions royales.

L’infinie lumière d’Amitabha
L’infinie lumière d’Amitabha


L’école chinoise « JingTu » proposait une organisation ecclésiastique capable d’instruire les futurs hauts fonctionnaires. Les maîtres bouddhistes chinois,
arrivés au Tibet pour accompagner la princesse Wen Cheng, allaient s’attacher à l’éducation des fils des dignitaires tibétains. Ce fut, entre autres, par leur biais que certaines caractéristiques du Bouddhisme chinois et de nombreuses influences de la pensée chinoise atteindraient le Haut Plateau et contamineraient le Bouddhisme tibétain. Amitabha et Tchenrezi, ainsi que l’ensemble du panthéon mahayaniste, seraient, plus tard, récupérés par le Tantrisme et viendraient prendre place aux côtés des déités plus ou moins bénéfiques ou monstrueuses du Bön.

 

Ainsi l’école mahayaniste chinoise fut adoptée par les nobles et par la cour royale des Tubo : ils y voyaient un allié utile et efficace. Songtsen Gampo se ft le premier défenseur du Grand Véhicule au Tibet. Par la suite, le JingTu resta l’école bouddhiste de ralliement pour la cour royale des Tubo. Cependant, cette école chinoise ne présentait que peu de composantes ésotériques. Caractérisée par un Au-delà offert à tous, clergé et laïcs réunis, elle ne proposait rien de particulier qui eût pu attirer l’attention des populations tibétaines, rien qui puisse convertir les Tibétains baignés de longue date dans les pratiques exorcistes propres au Bön et qui subissaient les cruels sévices de la part de la nouvelle noblesse.


Le Tantrisme, originaire de l’Inde brahmanique, avait un avantage évident sur le Bouddhisme chinois : il transportait dans ses bagages culturels le système des castes. Cette division sociale soutenue par une idéologie religieuse était du pain béni pour les rois des Tubo. C’est exactement ce qui leur manquait pour stabiliser les populations du Haut Plateau : une religion imprégnée d’ésotérisme et par là proche du Bön, qui promettait un Au-delà sans souffrance, et qui en outre s’appuyait sur un système de ségrégation sociale.

 

De plus, le Tantrisme pouvait avoir ceci d’attirant pour les Tibétains : les shaktis, versants féminins des dieux, y tenaient une place de choix. Pour une société encore marquée par le matriarcat, il s’agissait d’une composante importante. Dans les faits, le Tantrisme ne fit que renforcer la sévérité du patriarcat tibétain, comme nous le verrons plus loin. Le roi Trisong Detsan (755-797), 36ème roi des Tubo, avait bien assimilé les différents avantages du Bouddhisme indien sur le Bouddhisme chinois et il s’empressa d’inviter à sa cour le maître tantrique, Padmasambhava...

(suite au prochain numéro...)

Padmasambhava, maître indien qui a introduit le tantrisme au Tibet au 8ème siècle
Padmasambhava, maître indien qui a introduit le tantrisme au Tibet au 8ème siècle



Note :

(1) Elisabeth Martens, «  Histoire du bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », L'Harmattan, 2007