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La face cachée du dalaï-lama : le Tibetan Youth Congress

par Elisabeth Martens, le 12 février 2019

Une partie du gouvernement tibétain en exil est ouvertement partisane du recours aux « upayas », ou « moyens habiles » mis en œuvre par les bouddhistes : la dissimulation, la ruse, l'hypocrisie, le mensonge, le combat, la violence, le meurtre sont autorisés quand il s'agit de défendre la « Bonne doctrine », le « dharma » ou « enseignement du Bouddha ». Le meurtre organisé à grande échelle est la « tensung », la « guerre de compassion », une guerre menée contre les ennemis du dharma et à laquelle sont appelés à participer tous les « guerriers de Bouddha ». Le dalaï-lama est conscient de cette violence latente au sein de la communauté tibétaine en exil, il ne s'y oppose pas. Le pacifisme affiché par « l'Apôtre de la Paix dans le monde » et par ses défenseurs inconditionnels n'a pourtant jamais écarté la possibilité d'un recours à la lutte armée.

Cette faction rebelle a été animée par un noyau d'intellectuels tibétains, exilés à la même époque que le dalaï-lama. Parmi eux, Dawa Norbu, un politologue tibétain qui a quitté le Tibet à l'âge de 10 ans. Il a suivi sa scolarité en Inde et s'est ensuite inscrit à l'université de New Delhi en politologie, puis à l'université de Berkeley en Californie. De 1973 à 1977, il a dirigé le magazine qui, à l'épque, était le plus connu des exilés tibétains, le « Tibetan Review ». Les activités de Dawa Norbu comme écrivain et comme orateur dans plusieurs universités prestigieuses des États-Unis ont assis son influence tant auprès de la diaspora tibétaine qu'auprès des autorités américaines. Il n'a jamais écarté la possibilité de la lutte armée pour atteindre le but final qui, selon lui, devait rester l'indépendance totale du Tibet.

 

Dawa Norbu, rédacteur en chef de Tibetan Review de 1973 à 1977
Dawa Norbu, rédacteur en chef de Tibetan Review de 1973 à 1977

 

Or à partir de 1972, année mémorable qui vit Nixon jouer au ping-pong avec Mao, le soutien américain au bouddhisme tibétain fut distribué de manière plus discrète que précédemment. Avec la fin de la période de croissance des « Trente glorieuses », le contexte international devenait défavorable aux États-Unis, ou mieux dit, il favorisait une alliance momentanée entre les États-Unis et la Chine, ceci face à l'URSS. Les États-Unis qui avaient fourni des armes aux rebelles tibétains pendant les décennies cinquante et soixante allaient maintenant dispenser leur aide sous forme logistique et financière.

 

Peu de temps après ce changement de politique des États-Unis vis-à-vis du Tibet, Dawa Norbu déplorait déjà que les Tibétains ne reçussent plus d’armes des nations alliées. « L'OLP a reçu des armes pour sa lutte », tonnait-il, en ajoutant : « Arafat s’est imposé aux Nations Unies, alors que nous mendions pour y obtenir un siège. »1 Il semble pourtant assez fondé que les Tibétains n'aient pas obtenu de siège aux Nations Unies : le Tibet n'a jamais été reconnu comme nation indépendante, ceci par aucun pays au monde, pas même l'Angleterre qui a occupé le Tibet au début du 20ème siècle. En 2008, David Miliband, Ministre britannique des affaires étrangères, a réaffirmé la position britannique comme suit : « Nous avons fait entendre clairement au gouvernement chinois, et publiquement, que nous ne soutenons pas l'indépendance tibétaine. Comme tous les autres États membres de l'Union européenne, ainsi que les États-Unis, nous considérons le Tibet comme faisant partie intégrante de la République populaire de Chine. »

 

Dawa Norbu plaidait pourtant en faveur d'un retour à la guérilla tibétaine pour obtenir l'indépendance du Tibet et disait compter pour cela sur les jeunes générations de Tibétains en exil. C'est dans les traces de personnalités fortes comme Dawa Norbu (décédé en 2006) que fut créé le « Tibetan Youth Congress » (TYC) en 1970 à Dharamsala, en présence du dalaï-lama. Le TYC est une ONG fondée par des personnalités appartenant à l’élite tibétaine et faisant partie de l’entourage immédiat du dalaï-lama. On y trouve Lody Gyari, co-fondateur du TYC, co-président de l'ICT (ou « International Campain for Tibet »), et représentant du dalaï-lama aux États-Unis ; Namdong Rinpoche, lama influent du gouvernement en exil ; Jetsun Pema, la sœur du dalaï-lama. Le premier président du TYC ne fut autre que Tenzin Geyché Téthong, le secrétaire du bureau privé du dalaï-lama. Lui aussi est issu de la noblesse tibétaine; naguère, sous l'ancien régime théocratique, plusieurs membres de sa famille ont occupé des postes importants dans l'administration du Tibet.

 

Actuellement, le TYC est la formation politique la plus importante au sein de la communauté des Tibétains en exil. L'organisation compte environ trente mille personnes - environ un cinquième de la diaspora tibétaine estimée aujourd'hui à 150.000 personnes - et plus de quatre-vingts branches réparties dans le monde. Sa Charte précise que : « le TYC porte allégeance au dalaï-lama et défend l'indépendance complète du Tibet, ceci depuis le premier jour de son établissement. Ses membres s'engagent à servir le Tibet et son peuple sous l'égide du dalaï-lama »2.

 

Plusieurs membres influents du TYC considèrent que la violence armée et les actes terroristes font partie des « moyens habiles », les « upayas », il ne faut pas les négliger pour arriver au but final : l'indépendance totale du Tibet, sa séparation définitive d'avec la Chine. « Nous emploierons n'importe quel moyen pour servir notre cause, que ces moyens soient violents ou non-violents », déclarait Gaisang Puncog, un des dirigeants du TYC.3 Quant au frère cadet du dalaï-lama, Tenzin Choegyal, il remarquait que « les actes terroristes peuvent avoir les meilleurs résultats, ceci à un coût minimum ».4

 

Le dalaï-lama ne s'oppose pas aux discours violents prononcés par ses proches collaborateurs. Son silence ou son manque de réaction indiquent qu'il soutient leurs positions, or son discours médiatique défend le pacifisme. Le TYC représenterait-il une « face cachée » du 14ème dalaï-lama ? En tant que représentant d'une religion reconnue pour sa tolérance et son pacifisme, le dalaï-lama ne peut décemment pas s'exprimer ouvertement en faveur du TYC. Il doit s’inscrire dans un consensus de pacifisme affiché conjointement par lui-même, par les Tibétains en exil et par les gouvernements occidentaux. Toujours est-il que la violence sommeille dans les rangs de la diaspora tibétaine. Lody Gyari, co-fondateur du TYC, estime que seul le dalaï-lama est capable de réunir les Tibétains en exil. « Sans leur chef suprême, ce serait l'anarchie », dit-il, « et la violence latente dans la diaspora tibétaine exploserait d'un coup »5.

 

En mars 2007, Kelsang Phuntsok, qui était alors président du TYC et membre influent du gouvernement tibétain en exil, a vivement réagi à la « Voie du milieu » défendue par le dalaï-lama. Par « Voie du milieu », ce dernier entend revendiquer une « autonomie poussée » en lieu et place d'une indépendance radicale. Mais si on lit la Charte des Tibétains en exil rédigée en 1991 et encore d'actualité aujourd'hui,6 il est clair que la « Voie du Milieu » n'est en réalité rien d'autre que l'indépendance. D'après ce document, le Tibet devrait être une « entité politique basée sur sa propre constitution ». N'est-ce pas la caractéristique principale d'une nation indépendante ? La Charte précise aussi que la constitution devra se baser sur les principes du bouddhisme, elle propose donc aux Tibétains de retourner à un régime théocratique.

Kelsang Phuntsok, président du TYC de 2001 à 2007
Kelsang Phuntsok, président du TYC de 2001 à 2007

 

 

Finalement la « Voie du milieu » ressemble plutôt à un dangereux numéro d'équilibriste : le dalaï-lama doit en même temps ne pas décevoir la communauté en exil et conserver un discours pacifique aux yeux du monde. En réaction à la proposition du dalaï-lama, Kelsang Phuntsok a déclaré : « revendiquer l'autonomie du Tibet est une erreur capitale. Nous voulons l’indépendance. La violence n’est pas un tabou pour nous, tuer du Chinois est la chose la plus aisée qui soit. Mais dans la phase actuelle, cela ne sert à rien. »7 

 

En effet, la conjoncture ne s’y prêtait pas. Les Américains qui étaient leurs bailleurs de fonds et leurs fournisseurs d’armes ne suivaient plus le mouvement, depuis le début des années septante. Jusqu'à présent, ils n'ont pas trouvé bon de le reprendre. Mais il n'est pas impossible que les tweets intempestifs de Trump ne jettent suffisamment d'huile sur le feu que pour alimenter une guerre qui ne risque pas de rester froide entre les deux puissances mondiales. La « question tibétaine » serait à nouveau à l'ordre du jour, le TYC se tiendra prêt à réceptionner des caisses de munitions, d'armes au laser, d'anti-missiles et autres joyeusetés létales.

 

Notes :

1 Dawa Norbu, « Tibetan Review », fevrier-mars 1975

2 https://en.wikipedia.org/wiki/Tibetan_Youth_Congress

3 https://factandtruth.wordpress.com/category/articles/

4 https://www.globalresearch.ca/tibetan-youth-congress-tyc-is-a-terror-group/8691

5 Dhundup Gyalpo, « Non-violence vs violence, the case of Tibet and Palestine » Dhundup Gyalpo, Tibetan Bulletin, site du gouvernement en exil, janvier 2007

6 http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.tibet.com/Govt/charter.html

7 Interview du 27 mars 2007 dans « Der Spiegel »