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La démocratie du dalaï-lama

par Elisabeth Martens, le 25 mars 2019

Pendant des décennies, le « Parlement tibétain en exil » a été une parodie de démocratie puisqu'il n'y eut jamais d’élections, même truquées. Cependant, cela rassurait les pays occidentaux de croire que la communauté tibétaine en exil était guidée par un appareil démocratique. En toute bonne conscience, ils pouvaient porter secours à un peuple si proche des dieux et pourtant tyrannisé par les démons communistes, ainsi qu'à son « bon pasteur » chassé de la terre de ses ancêtres : une histoire biblique dans laquelle les Occidentaux se reconnaissent depuis 60 ans.

 

le dalaï-lama et sa soeur cadette, Jetsun Pema (photo du Net)
le dalaï-lama et sa soeur cadette, Jetsun Pema (photo du Net)

 

Le dalaï-lama a quitté Lhassa le 17 mars 1959, il est arrivé en Inde début avril. Le 29 avril 1959, un « Parlement tibétain en exil » fut constitué. On voit l'empressement avec lequel le dalaï-lama a voulu certifier son allégeance à l'Occident, les États-Unis en premier puisque ce sont eux qui l'ont guidé jusque là.1 Les membres du « Parlement tibétain en exil » furent élus « démocratiquement », c'est-à-dire que le dalaï-lama les a choisis parmi ses proches amis, parmi les membres du clergé bouddhiste, et dans sa propre famille. La sœur cadette du dalaï-lama Jetsun Pema, son beau-frère Phuntsok Tashi et ses belles sœurs, Rinchen Khando et Namgyal Lhamo Taklha, y ont occupé des postes importants.2

D'après le tibétologue Tom Grunfeld, historien américain spécialisé dans l'histoire moderne de l'Asie, le nombre d'exilés s'élevait tout au plus à cinquante ou cinquante cinq mille personnes dans les années soixante, soit un chiffre beaucoup moins élevé que celui avancé par les « dalaïstes ».3 Même si depuis il y a eu un accroissement de la population, la diaspora tibétaine représente actuellement à peine 3% des six millions de Tibétains vivant en Chine (150.000 âmes, environ). Des élections parmi cette infime minorité, à supposer même qu’elles soient libres et équitables - ce qu’elles ne sont manifestement pas -, ne sauraient donner une quelconque légitimité démocratique à ce « gouvernement tibétain ».

Les critiques ont d'ailleurs fini par fuser, même dans les propres rangs du dalaï-lama. En 1995, « The Independant », un périodique d’exilés tibétains a publié une caricature du gouvernement en exil. Elle avait pour titre : « la situation actuelle de la démocratie tibétaine ». On pouvait y voir un bâtiment avec trois piliers : le pilier législatif, le judiciaire et l'exécutif. Le pilier législatif soutenait le toit mais n’arrivait pas jusqu'à terre. Le pilier judiciaire touchait la terre, mais n’arrivait pas jusqu’au toit. Seul l’exécutif soutenait le toit et touchait la terre. Le commentaire de l'auteur était : « Dans l’actuel gouvernement tibétain en exil, il n’y a aucun organe de contrôle. Tout le travail du gouvernement consiste à satisfaire les souhaits du dalaï-lama. Est-ce cela une démocratie ? »4

Plus récemment, dans une lettre ouverte adressée le 13 octobre 2015 au « kashag » et à la commission électorale de Dharamsala5, une trentaine de vétérans et leaders de la mouvance « free Tibet », dont le professeur Elliot Sperling, fustigent les règles édictées par la commission électorale du gouvernement en exil. Les limitations qu’elles stipulent sont, selon eux, « contraires aux droits de l’homme reconnus sur le plan international. » Les signataires reprochent à Dharamsala que le processus même de décision et de promulgation de ces règles ne fut pas démocratique. Ils critiquent les passe-droits accordés aux autorités actuellement en exercice et accusent le « gouvernement en exil » d’avoir laissé la porte ouverte à des « manipulations en coulisse à des fins politiques ».

 

Le parlement tibétain à Dharamsala (photo du Net)
Le parlement tibétain à Dharamsala (photo du Net)

 

Pema Thinley, éditrice de la « Tibetan Review » et exilée tibétaine, confirme l'indispensable présence d'un chef à la tête de leur communauté. « Je déteste le dire, mais il nous manque depuis toujours, et jusqu’à maintenant, la condition la plus importante d’une démocratisation : la volonté des gens d’assumer leurs propres responsabilités et leur propre destin », avoue-t-elle en 2004.6 Le Tibet traditionnel a été une théocratie pendant un millénaire et le bouddhisme tibétain ne reconnaît pas encore le concept, somme toute assez moderne, de séparation du religieux et du politique.

Comme il l'a déclaré lui-même, le dalaï-lama est resté le chef suprême des Tibétains en exil : « Si le Kashag est ma chambre basse, les dieux, eux, sont ma ‘chambre haute’. Quand se pose à moi une question concernant l’État, il me paraît normal de la soumettre à ces deux instances. »7 Même après avoir démissionné officiellement de toutes ses fonctions politiques en 2011, date à laquelle il les a déléguées à son « premier ministre », Lobsang Sangay, l'Océan de Sagesse est incontestablement resté le dirigeant des Tibétains en exil.8 Pas une décision politique importante ne se prend sans qu'il soit consulté, et il n'hésite pas à exhorter les eurodéputés pour faire pression sur la Chine quant aux demandes des exilés tibétains, ou à intervenir au Congrès américain en leur nom.

L'autorité du dalaï-lama n'a pas pour autant assuré la bonne gouvernance des exilés Tibétains qui, depuis leur arrivée en Inde, connaissent des conditions de vie extrêmement difficiles comme le rapporte Tom Grunfeld dans son livre « The Making of Modern Tibet »9. Actuellement, de plus en plus de Tibétains en exil pensent à rentrer en Chine où le Tibet semble renaître et offrir de multiples avantages, ou à migrer vers des pays occidentaux pour recevoir un enseignement correct ou trouver un travail.10

Notes :

1 http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/480-l-exil-du-dalai-lama

2 http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/62-democratique-le-gouvernement-tibetain-en-exil

3 Par facilité, j'appelle les partisans du dalaï-lama des « dalaïstes », cela n'a pas de connotation péjorative

4 Agence de Presse Xinhua, 29/12/2008

5 http://www.jamyangnorbu.com/blog/2015/10/13/an-open-letter-to-the-sikyong-kashag-and-election-commissioner-of-the-central-tibetan-administration-in-dharamsala-india/

Cf. article d'Albert ettinger sous http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/196-a-propos-d-un-conflit-au-sein-de-la-mouvance-free-tibet

6 Patrick French, « Tibet, Tibet », Vintage Books, 2004, p. 277

7 Dalaï Lama, Au loin la liberté , Fayard, 1990, p. 299

8 http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/438-les-parlementaires-europeens-ne-prennent-pas-le-dalai-lama-au-serieux

9 Tom Grunfeld, « The Making of Modern Tibet », Zed Books, 1987

10 http://www.tibet.fr/dossiers_speciaux/la-recherche-dun-chez-soi-pourquoi-les-tibetains-quittent-linde/