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Une réincarnation accélérée

par Jean-Paul Desimpelaere, le 7 septembre 2009

Dans une interview du « Nouvel Observateur », le 17 janvier 2008 (1), le 14ème dalaï-lama faisait remarquer qu’il était parfaitement possible qu’il désigne lui-même son successeur : une réincarnation adulte de préférence et vivant en pays « libre » (pas en Chine, autrement dit). Qu'il puisse désigner lui-même sa propre réincarnation n'étonnera que ceux qui perdent de vue le noble but du dalaï-lama : poursuivre sa croisade contre la Chine et en détacher son « Grand Tibet ».

 

L’actuel 14ème dalaï-lama explique dans cette interview que cela est "théoriquement possible", et donne l'exemple du 7ème dalaï-lama qui était né et désigné avant que le 6ème ne décède. Voilà un échantillon de la grande capacité du saint homme à manipuler son monde. Une petite explication s'impose.


Le 6ème dalaï-lama, Tsangyang Gyatso, est né en 1683. Il entre en fonction en 1697 pour décéder 8 ans plus tard, en 1705. Le 7ème dalaï-lama, Kalsang Gyatso, est né en 1708, donc après la mort du 6ème. Il a été reconnu par le clergé tibétain comme réincarnation du 6ème en 1710, il est entré en fonction en 1720. Ouvrez n’importe quelle biographie reprenant la liste des dalaï-lamas et vous retrouverez ces dates.


Alors pourquoi le dalaï-lama actuel prétend-il que le 7ème est né avant que le 6ème ne décède ? Il s'agit en réalité d'une intrigue politique...


Lajang Khan, un chef de guerre mongol, installé au nord du Tibet, a tenté de placer son propre 6ème dalaï-lama, un Mongol, sur le trône de Lhassa. Son objectif était d'étendre son pouvoir sur les contrées tibétaines. L’opération était sur le point de réussir, mais le clergé tibétain qui ne l'entendait pas de cette oreille, a fait appel aux troupes chinoises pour déloger les Mongols. C'est ainsi que le faux 6ème dalaï-lama (le Mongol) a vu son règne se terminer aussi vite qu'il avait commencé. Le 7ème dalaï, une réincarnation officielle, a été placé sur le trône sous escorte chinoise. Quant à l'imposteur, Lajang Khan, il est mort au combat. Le faux 6ème dalaï-lama n'a pas demandé son reste et a pris la poudre d'escampette. L'actuel dalaï n'a donc pas tort : le 6ème n'était pas mort lorsque le 7ème est entré en fonction... mais il s'agissait du faux !


C’est cette histoire rocambolesque que le 14ème dalaï-lama sort des tiroirs poussiéreux du bouddhisme tibétain pour justifier qu'il « peut parfaitement désigner lui-même sa propre réincarnation », avant sa mort. Dans son interview au « Nouvel Observateur », l’actuel dalaï-lama ajoute : “Les Chinois ont été surpris quand j’ai parlé de nommer quelqu’un de mon vivant et ils ont déclaré que c’était contre les règles tibétaines. Il semble qu’ils savent mieux que moi ce que j'ai à faire, je devrais apprendre auprès d’eux ! » Et le dalaï  de s'esclaffer... évidemment, la France rit elle aussi.


Ces réincarnations trouvées avant la mort d'un lama étaient relativement courantes dans l’ancien Tibet, elles avaient un caractère éminemment politique (chez nous aussi, les nominations politiques existent, mais nous ne les qualifions pas de réincarnations!).

La plupart du temps, elles se trouvaient au sein du clan familial du dalaï-lama. Le 8ème fut champion en la matière : le 7ème panchen-lama était son frère cadet ; le lama hotogtu(2), qui dirigeait le monastère de Tashilumpo et qui a mené la recherche du 7ème panchen-lama, était son oncle paternel ; le 10ème haut lama des Nyingmapa était lui aussi un de ses oncles  ; Dorje Pagmu, figure importante des Kagyupa, était sa sœur ; le 5ème zebozaindainba ( ?) était son neveu ; le kalon tripa (premier ministre), Dorin, était l’époux de sa nièce. On peut dire que la période du 8ème dalaï-lama était assez unique dans l’histoire du bouddhisme tibétain en ce sens que le pouvoir de presque toutes les écoles était regroupé entre les mains d'une seule famille.


Aujourd’hui encore au sein de la communauté tibétaine en exil, les réincarnations de lamas importants sont trouvées au sein du clan familial du 14ème dalaï-lama (3).


Notes
(1) Dans la version papier du “Nouvel Observateur”, on ne retrouve qu’une version raccourcie de l’interview du 14ème dalaï-lama. L’interview complète se trouve sur leur site. Le ton de la version écourtée est plus doux.
(2) Un “hotogtu” est un haut lama réincarné qui se différencie des autres hauts lamas réincarnés par le fait qu’il a été "enregistré" par le pouvoir central de Beijing durant la dynastie Qing, qui attribuait donc ce titre de “hotogtu”.
(3) Voir « Démocratique, le gouvernement tibétain en exil? » sur notre site www.tibetdoc.eu