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Le Directeur des affaires européennes de l'International Campaign for Tibet, un porte-parole du Congrès américain

par André Lacroix, le 10 juillet 2020

Dans une « Contribution externe » à La Libre Belgique du 6 juillet 2020 (1), Vincent Metten, le Directeur des affaires européennes de l’International Campaign for Tibet, presse l’Union européenne de « s’opposer aux ingérences chinoises dans la succession du Dalaï-lama ».

Cet article ne fait que refléter les prétentions affichées par le Congrès américain, sans trop se soucier de cohérence intellectuelle.

 

 

 

Contradiction interne

Vincent Metten ne semble même pas se rendre compte de la contradiction qu’il y a entre : « aucun gouvernement étranger ne peut prétendre s’immiscer dans la gestion de la succession du dalaï-lama » et le projet de loi états-unien « Tibetan Policy and Support Act » prévoyant des sanctions pour « tout fonctionnaire du gouvernement chinois impliqué dans l’identification ou l’installation d’un candidat » à la succession du vieillissant 14e dalaï-lama. Ignorerait-il que le Tibet fait partie de la Chine et que tout autre gouvernement y est un gouvernement étranger ? En d’autres termes, la nomination d’un éventuel 15e dalaï-lama est une affaire interne à la Chine, comme cela fut le cas depuis le 16e siècle. (2)

Il ne s’agit donc pas, contrairement à ce qu’écrit Vincent Metten, de « légitimer de nouvelles normes », mais au contraire de rétablir un usage séculaire (deux urnes, l’une à Lhassa et l’autre à Pékin avec tirage au sort pour éviter que le titre ne revienne toujours aux mêmes familles), un usage que le jeune 14e dalaï-lama a piétiné en étant le premier de la lignée à ne plus reconnaître le lien de suzeraineté, sinon de souveraineté, exercé par Pékin dans cette relation sui generis appelée « chö-yon » entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux.

 

Le jeune dalaï-lama et Mao Zedong à Pékin en 1954
Le jeune dalaï-lama et Mao Zedong à Pékin en 1954

 

Des contre-vérités à la pelle

« La question primordiale qui se pose aujourd’hui, selon Vincent Metten, est la survie pure et simple de la culture tibétaine, de sa langue et de sa religion. » Ce mantra a beau être répété, ressassé, psalmodié dans toutes les langues, ce n’est pas pour ça qu’il en arrive à refléter la réalité. Il suffit de se rendre au Tibet pour constater le nombre et la beauté des monastères, l’omniprésence des moines et la vitalité des manifestations culturelles, profanes ou religieuses. M. Metten a-t-il déjà mis les pieds dans l’Université du Tibet à Lhassa ? A-t-il visité à Xining le superbe musée entièrement consacré à la médecine tibétaine ? Sait-il seulement qu’au bon vieux temps de l’Ancien Régime l’analphabétisme régnait en maître au Tibet et qu’aujourd’hui l’enseignement de la langue tibétaine est obligatoire dans toutes les écoles primaires pour les petits garçons et les petites filles ? Quant à la survie de la religion, qu’il n’ait aucune crainte à se faire : rien qu’en Région autonome du Tibet il y a 40 000 moines, et l’État laïc assure une pension de retraite aux moines âgés.

 

Une classe primaire au Tibet
Une classe primaire au Tibet

Autre affirmation contestable de Vincent Metten : « Le Dalaï-lama est l’une des principales raisons pour laquelle les Tibétains ont résisté depuis plusieurs décennies contre leurs oppresseurs chinois sans recourir à la violence. » Feindrait-il d’ignorer que dans les années soixante le dalaï-lama a encouragé les « combattants de la liberté » à se livrer à des raids revanchards au Tibet, que dans les années septante il a fondé et patronné le très peu pacifiste TYC (Tibetan Youth Congress) et que, plus près de nous, en 2007, il n’a pas désavoué Kelsang Phuntsok, le président du TYC déclarant : « Nous voulons l’indépendance. La violence n’est pas un tabou pour nous » (3) ? S’il avait condamné ce militant influent, il aurait perdu la face auprès de ses coreligionnaires.

Selon Vincent Metten, « Pékin doit comprendre que le Dalaï-lama n’est pas le problème du Tibet mais qu’il en est la solution. » C’était aussi ce qu’a cru … Deng Xiaoping quand, désirant mettre la question tibétaine derrière lui, il a entamé des négociations qui auraient pu aboutir à un retour du dalaï-lama au Tibet. Si ces rencontres ont débouché sur un échec en 1984, c’est principalement à cause de la revendication émise par les délégués de Dharamsala de créer un « grand Tibet » démilitarisé – qui aurait privé la Chine d’un quart de son territoire : une perspective évidemment inacceptable par Pékin. Face à l’impossibilité d’obtenir de Deng Xiaoping la satisfaction de ses fantasmes, le dalaï-lama a alors internationalisé la question tibétaine : le 21 septembre 1987, il s’adressait au Congrès américain, provoquant jubilation aux États-Unis et colère en Chine. Au Tibet même, la posture du dalaï-lama a été perçue comme un espoir d’indépendance : s’en sont suivies des émeutes et l’imposition de la Loi martiale le 7 mars 1989. La même année, le dalaï-lama recevait le prix Nobel de la Paix. Cherchez l’erreur…

« Depuis son départ en exil, écrit Vincent Metten, Pékin n’a jamais autorisé le Dalaï-lama à revenir au Tibet, malgré ses demandes répétées (…) » Le vérité est peut-être légèrement différente, comme le raconte Tashi Tsering (1929-2014), le grand défenseur de la culture tibétaine au sein de la République populaire de Chine. Au cours de sa rencontre avec le dalaï-lama en 1994 à Ann Arbor dans le Michigan, Tashi Tsering a essayé de le convaincre qu’il avait une chance unique de revoir le pays : « ‘Tant les Chinois que les Tibétains vous écouteront’, lui ai-je dit avec insistance. Je souhaitais qu’il rassemble à nouveau notre peuple, qu’il mette fin au gouvernement en exil et qu’il rentre au Tibet. » (4) La réponse du dalaï-lama vaut son pesant de beurre de yack : « ‘Tashi Tsering, dit-il, tu connais mieux les Chinois aujourd’hui, par expérience. Je vais te dire que j’ai pensé moi-même aux idées que tu viens d’exposer. Je les apprécie et j’apprécie ton conseil, mais tout ce que je peux te dire, c’est que le moment ne me paraît pas opportun.’ » (5)

Comme Vincent Metten, je suis désolé par le fait que « plus de cent cinquante Tibétains se sont dramatiquement immolés par le feu depuis 2009 », mais si le dalaï-lama avait admis solennellement et clairement le caractère exclusivement religieux de son pouvoir et s’il avait mis fin à son « gouvernement en exil » au lieu d’en confier la présidence à Lobsang Sangay, un citoyen américain, autrement dit, s’il avait une fois pour toutes mis fin à la mythologie indépendantiste, cette tragédie n’aurait jamais eu lieu : c’est pour l’indépendance du Tibet que trop de Tibétains, souvent jeunes, se sont immolés (6), qui fondaient sans doute leurs espoirs sur l’amitié de leur leader avec le tout-puissant Oncle Sam.

Quand il s’adresse à l’opinion occidentale, le dalaï-lama a bien soin d’éviter de parler d’indépendance ; il parle d’ « autonomie poussée » ou de « troisième voie », mais le discours est différent à usage interne. Comme le note finement Donald S. Lopez, lequel par ailleurs ne cache pas sa sympathie pour les indépendantistes, « il arrive au dalaï-lama lui-même de brouiller les cartes, en particulier dans des déclarations destinées à l’Occident, en passant d’un appel à l’indépendance du Tibet à un appel à la préservation de la culture tibétaine. » (7)

 

 

His Master’s Voice

Vincent Metten parle au nom de l’International Campaign for Tibet (ICT). Cette ONG ‒ fondée par un proche du dalaï-lama, enregistrée auprès du département de la Justice des États-Unis et possédant des bureaux à Washington, Amsterdam, Bruxelles et Berlin ‒ déclare vouloir « promouvoir les libertés démocratiques pour le peuple du Tibet ». En réalité, selon Robert G. Sutter, professeur à l’Université George Washington, son but premier est d’obtenir l’indépendance pour les Tibétains.

L’ICT est largement subventionnée par le NED (National Endowment for Democracy) – qui a pris le relais de la CIA quand cette dernière s’est déconsidérée au Vietnam.

 

Tibetan Journal
Tibetan Journal

L’appel de Vincent Metten à l’Union européenne s’inscrit dans la droite ligne des Trump, Pompeo, Bannon et Stoltenberg, visant à resserrer les rangs du camp occidental face à la « menace chinoise ». (7) Pour ce beau monde et même, hélas, pour le Congrès américain, tout ce qui peut participer au « China bashing » est bon à prendre.

Que les conditions d’existence des Tibétains du Tibet soient en constante amélioration, cela ne semble pas les intéresser outre mesure.

 

 Notes :

(1) Texte disponible sur demande chez Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

(2) Lire : http://tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/546-vraies-ou-fausses-re-incarnations-a-propos-du-choix-eminemment-politique-des-dieux-vivants-lamaiques

(3) Interview du 27 mars 2007 dans « Der Spiegel »

(4) Voir Melvyn Goldstein, William Siebenschuh et Tashi Tsering, Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010, p. 232

(5) Ibidem, p. 233

(6) Cela n’est pas démenti par Tsering Woeser, autrice de Immolations au Tibet. La Honte du monde, Indigène édition, 2013

(7) In Fascination tibétaine. Du Bouddhisme, de l’Occident et de quelques mythes, éd. Autrement, 2003, p. 226

(8) Lire : http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/558-est-ce-qu-une-union-sacree-antichinoise-est-en-train-de-voir-le-jour-en-europe