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Réaction à « Tibet, le noeud chinois » paru dans « Le Vif »

par Jean-Paul Desimpelaere, le 10 décembre 2010

Madame la Rédactrice en Chef,

Suite à la lecture de l’article « Tibet. Le nœud chinois », paru dans Le Vif du 3 décembre 2010 sous la plume de Nadia Carrassan, je me permets de vous faire parvenir mes remarques plutôt scandalisées. Depuis 1991, j’ai pu me rendre plusieurs fois au Tibet, pour raisons professionnelles et aussi en tant que touriste. Mon dernier voyage date de l’été 2009. Pendant l’été 2008, j’y ai séjourné assez longuement pour y mener une enquête sociologique. Je suis coauteur du livre « Tibet : au-delà de l’illusion » paru aux éditions Aden en mai 2009. Ceci pour vous dire que je crois avoir une connaissance assez approfondie de l’Histoire, la culture et l’actualité tibétaines.

 

De nombreux passages de l’article, de même que son ton général, relèvent d’un procès d’intention contre la Chine. De plus, l'auteur utilise des informations erronées et se base sur des préjugés éculés.

Moi aussi, je peux rencontrer dans une maison de thé un Tibétain qui se dit favorable à l’indépendance, comme je peux trouver un Flamand dans un café qui dira la même chose à propos de la Flandre. Laisser croire que c’est la règle générale (« 99% des Tibétains […] vouent un profond attachement au dalaï-lama ») ne me paraît pas très correct, selon mon expérience. Laisser dire par un Tibétain qu’ « avant 1950, le Tibet était indépendant de la Chine », sans ajouter que tous les traités internationaux antérieurs à 1950 stipulaient que le Tibet faisait partie de la Chine, ne me paraît pas digne d’un journalisme sérieux, d’autant plus que les archives de Lhassa confirment ce fait historique.

Bien d’autres affirmations gratuites méritent d’être nuancées, sinon contredites. J’en relève quelques-unes.

Contrairement à ce que dit Mme Carrassan, les Chinois Han ne sont pas « importés de l’Est ». Ils y viennent pour la plupart de leur propre initiative, et beaucoup d'entre eux ouvrent un commerce dans une des grandes villes tibétaines. L’article dit qu’à Lhassa même, la « partie chinoise est désormais bien plus étendue et peuplée que sa partie tibétaine, par endroit rasée ». Les Han sont 17% dans l’arrondissement de Lhassa, par ailleurs, de très nombreux Tibétains n’habitent pas dans le vieux centre. Des efforts gigantesques ont été accompli pour assainir d'anciens quartiers qui étaient privés de la moindre hygiène, et pour les restaurer dans le style original. La journaliste essaie de nous faire croire que tout ce qui est neuf est chinois. C’est faux : je connais pas mal de Tibétains qui habitent des immeubles neufs. De plus, il n’y a pas que des Han et des Tibétains à Lhassa où cohabitent une petite dizaine de minorités. Lhassa est une cité multiculturelle !

A la campagne, il y aussi de nombreuses habitations récentes ou neuves, construites dans le style tibétain et destinées uniquement aux paysans qui représentent une très large grande majorité de la population (80%, presque tous des Tibétains). À mon avis, la journaliste est restée en ville et n’a pas été voir ce qui se passe à la campagne.

centre piétonnier de Chamdo (photo JPDes. 2005)
centre piétonnier de Chamdo (photo JPDes. 2005)

nouveau village dans le Nord du Tibet (photo JPDes. 2005)
nouveau village dans le Nord du Tibet (photo JPDes. 2005)

Concernant les émeutes de mars 2008, l’information donnée est plus qu’imprécise, voire erronée. C’est le 10 mars, et non le 14, qu’il y a eu une manifestation d’une centaine de moines. Cette manifestation s’est auto-dissoute sans violence et n’a pas provoqué la colère du peuple. Quant aux émeutes du 14 mars, elles étaient programmées de longue date ; en deux heures, tout ce qui était Han ou Hui dans le centre ville a été sauvagement attaqué par plusieurs bandes séparées. Une dizaine d’Occidentaux présents sur place en ont témoigné.

« Pour eux [les Chinois Han], le Tibet est une sorte de réserve d’Indiens (…) » Cette comparaison grossière est inacceptable : les Indiens ont été chassés de leurs terres, exterminés, soumis à l’alcool et aux drogues. Cela n’est pas le cas au Tibet. Évidemment, un touriste belge aura tendance à photographier un pauvre enfant tibétain, mal lavé, mal peigné et au nez coulant ; c'est du plus bel effet dans un album de voyage. Je préfère encore les touristes chinois qui photographient la culture tibétaine – une culture qui serait réduite, selon votre journaliste, à des « Tibétaines habillées en costumes folkloriques ». J’ai assisté à pas mal de fêtes tibétaines, populaires et authentiques, en costumes traditionnels, où les touristes se comptaient sur les doigts d'une main.

au festival de Yushu (photo JPDes. 2005)
au festival de Yushu (photo JPDes. 2005)

« (…) les capitaux restent entre les mains du gouvernement ou d’entreprises chinoises (…) », prétend encore l'auteur. C’est faux, en très grande partie. Il suffit de chercher sur Internet les principaux actionnaires des grandes sociétés présentes au Tibet. Le monde international des affaires le sait mieux que la journaliste. Un exemple : la seule mine opérationnelle et d’une certaine ampleur au Tibet (la « Luobusa Chrome Mine ») est entièrement entre les mains de la Région. Tant le profit que la taxe sur le profit vont à la caisse régionale.

De quelle méconnaissance du terrain Mme Carrassan ne fait-elle pas preuve en parlant d'une « désindustrialisation relative de l’économie locale » ! Il y a quelques décennies, le Tibet n’avait pas d’industries du tout, alors qu'actuellement, grâce aux subventions de Pékin, il y en a au moins quelques unes. Les autorités locales et régionales n’en veulent d’ailleurs pas beaucoup plus en raison des problèmes écologiques qui menacent le Haut Plateau, très sensible au réchauffement climatique.

Plus loin dans l’article, nous sommes en présence de désinformation pure et simple : « (…) selon une directive récente, tous les manuels scolaires du primaire et du secondaire devront être en mandarin d’ici à 2015 – sauf pour les cours de langue tibétaine. » D’abord, ce n’était pas une « directive » et ensuite ça ne concernait pas le Tibet ! En fait, c’est un dirigeant d’une autre province chinoise, le Qinghai, – une province « à facilités », puisqu’un tiers de ses habitants sont tibétains – qui avait annoncé son intention de prendre cette mesure dans sa province, pour l’enseignement secondaire, afin de promouvoir le bilinguisme. Des étudiants ont manifesté et le projet a été retiré.

Je mentionne encore une « perle » qui prouve la légèreté et le non-professionnalisme de cette journaliste : « (…) Shigatsé, la deuxième ville du Tibet, non loin du mont Everest (…) ». En réalité, Shigatsé est distante du mont Everest de plus de 300 km à vol d’oiseau, ce qui, par la route, doit bien faire dans les 375 km. Autant dire que Bourges est située non loin du Mont Blanc !

Je m’arrête ici, bien qu’il y ait encore pas mal d’autres partis pris qui mériteraient qu’on leur torde le cou. Pour conclure, je crois que de tels articles n’aident personne, ni les Tibétains, ni les Chinois Han, mais encore moins les lecteurs qui, en ces temps troublés, n’ont déjà que trop tendance à être entraînés dans une spirale de nationalisme, d’ethnicisme, voire de racisme pur et simple.