Imprimer

Au monastère de Samyé

par Élisabeth Martens, le 25 juillet 2020

Le monastère de Samyé est le plus ancien monastère bouddhiste du Tibet. Il a été construit au 8ème siècle sous le règne du 38ème roi de la dynastie Yarlung, Trisong Detsen (742-797) qui fut aussi le deuxième « Chögyal », ou « roi défenseur du bouddhisme », ceci selon l'historiographie tibétaine qui jusqu'au 6ème siècle après JC est en grande partie mythique.

 

L'édification du monastère ne fut pas simple, car des démons habitant la montagne voisine Hepo Ri, une montagne en forme d'éléphant qui se dresse à l'Est du monastère, n'approuvaient nullement la construction d'un monument voué à la nouvelle religion sur leur territoire ancestral. Chaque nuit, les démons envoyaient leurs émissaires pour aller démolir les fondations. Cela mit le roi hors de lui et pour conjurer ce mauvais sort, il se décida à inviter à sa cour un guru indien puissant et renommé. Il s'appelait Padmasambhava, ce qui signifie « né du lotus » en sanskrit, mais au Tibet on l'appelle plus communément « Guru Rinpoché » ou « Précieux maître ».

- Padmasambhava est né quelques années seulement après l'extinction du Bouddha historique, il a vécu plus d'un millénaire pour venir enseigner le bouddhisme au Tibet au 8ème siècle, nous explique Tsoepel, notre guide. Il nous récite une strophe du « Tantra de la personnification parfaite de la nature inégalée » qui apporte la preuve irréfutable de cette croyance : « Huit ans après mon passage en nirvana, Je réapparaîtrai dans le pays Oddiyana, Portant le nom de Padmasambhava, Je deviendrai le seigneur des enseignements du Mantra secret »1.

Je comprends que pour l'école Nyingmapa du bouddhisme tibétain (l’École des Anciens), le Bouddha historique et Padmasambhava sont les deux faces d'une même entité qui est le dharma, l'enseignement bouddhiste. Le Bouddha historique représente le principe du Bouddha qui donne les enseignements fondamentaux rassemblés dans les sutra, il s'agit de la part exotérique du dharma. Tandis que Padmasambhava représente le principe, plus élevé encore, du maître qui révèle à ses disciples les enseignements secrets, ésotériques, rassemblés dans les tantra. Pour y accéder, une relation particulière entre maître et disciple doit être tissée, une relation de confiance et de subordination absolues.

Le bouddhisme tibétain trouve son origine dans la figure de Padmasambhava. Il confère au dharma un caractère essentiellement ésotérique, accessible uniquement aux membres du clergé et reléguant les fidèles tibétains au rang de serfs et de paysans illettrés. Cela s'est vérifié du 11ème au 20ème siècle, durant tout le millénaire où le Tibet fut sous la tutelle de l'institution bouddhiste.

Entrant dans la vaste cour intérieure du monastère de Samyé, nous saluons la stèle datant de 779. Par ordre du roi Trisong Detsen, elle décrète que le bouddhisme serait désormais la religion officielle de l'empire tibétain. Tsoepel nous indique une fresque murale dissimulée derrière une porte de l'Ütse, le temple principal. Elle représente la première rencontre entre le roi et Padamsambhava, une rencontre qui ne se passa pas aussi bien que prévu, chacun estimant que l'autre lui devait plus de respect ; le premier parce qu'il était à la tête d'un empire immense et recevait Guru Rinpoché entouré d'une suite impressionnante, et le second parce qu'il était un célèbre érudit bouddhiste, respecté dans son pays et accompagné de ses plus éminents disciples. Des flammes jaillissant de la paume des mains des deux respectables figurent l’ignorance dans laquelle chacun se trouvait de l'autre. La rencontre finit par avoir lieu et une relation de confiance s'établit entre les deux dirigeants.

Dès que Padmasambhava eut béni le terrain d'édification du monastère, les démons malfaisants prirent la poudre d'escampette et se tapirent dans l'obscurité de la montagne Hepo Ri. La construction du monastère put aboutir. Les touristes intrigués par cette histoire n'hésitent pas à grimper sur le dos de Hepo Ri, la montagne en forme d'éléphant, afin de se rendre compte du panorama dont jouissaient les démons, et surtout pour admirer l'ensemble architectural du monastère. Son mur d'enceinte est circulaire, il porte 1008 stupas de petite taille, images du chapelet de montagnes entourant l'univers.

Le monastère de Samyé vu de la montagne Hepo Ri (2014)
Le monastère de Samyé vu de la montagne Hepo Ri (2014)

Dans l'enceinte, c'est l'univers entier qui est représenté sous la forme d'un mandala géant au centre duquel trône l'Ütse, le temple principal. De loin, nous entendons des mantras, des trompettes et des tambourins et nous entrons discrètement dans la salle de prières. Une centaine de moines assis en rangs autour du père abbé récitent des prières, soufflent dans des conques, tapent en rythme sur des tambours tout en exécutant des mudras habiles, une gestuelle précise des mains qui s'accordent avec les mantras. Tsoepel qui est parti aux renseignements nous rapporte qu'il s'agit d'un office spécial commandé et subsidié par une famille importante de la région pour un des leurs qui est au seuil de la mort.

-les prières accompagnent le mourant dans la voie vers sa réincarnation, nous explique notre guide.

 

Le temple central, l'Ütse, duquel nous sortons étourdis de sons étranges élève son architecture en trois étages distincts, le premier en style tibétain, le second en style chinois et le troisième en style indien. L'Ütse rassemble ainsi les trois écoles principales du bouddhisme sous un même toit : l'école tantrique ou « Vajrayana » qui s'est épanouie au Tibet, l'école du Grand Véhicule ou « Mahayana » plus particulière à la Chine et l'école du Petit véhicule ou « Hinayana » venue d'Inde qui est la plus ancienne et la proche de l'enseignement originel du Bouddha.

 

L'Ütse est aussi la représentation du mont Meru. Il semblerait que cette montagne mythique qui, pour les hindouistes et les bouddhistes est l'axe du monde, ne soit autre que le Kailash, montagne sacrée en forme de diamant qui nous attend aux confins occidentaux du Tibet ; nous y serons dans quelques jours. La mythologie indienne raconte que les cieux se trouvent au-dessus du mont Meru et les enfers en-dessous, tout autour de la montagne s'étend le monde visible et le soleil décrit sa ronde journalière autour de cet axe. Comme pour confirmer la mythologie, le Temple de la Lune se dresse au Nord de l'Ütse de Samyé et au Sud devrait s'élever le Temple du Soleil, mais il n'existe plus.

-il a été détruit par les Gardes rouges, déclare Tsoepel sans plus de détail, nous laissant croire que ceux-ci furent chinois..., forcément.

En réalité, les Gardes rouges du Tibet étaient d'anciens serfs et esclaves tibétains convaincus d'être devenus les acteurs d'un nouveau monde, celui du Parti communiste chinois qu'ils adoraient comme, avant, ils adoraient les divinités tantriques.2 Mais cela, notre guide s'abstient de le préciser. Par contre, il nous raconte avec maints détails la symbolique de l'univers de Samyé :

-les quatre stupas, des « chörten » en tibétain, qui entourent l'Ütse sont chacun d'une couleur différente. Le noir au nord-ouest représente la lutte contre l'ignorance, il éloigne les esprits maléfiques associés au prince des ténèbres, Mara ; le vert au nord-est est habité par le Bouddha Amoghasiddhi, symbole d'équilibre, de vigueur et d'harmonie que l'on atteint par le dépassement de nos envies ; le rouge au sud-ouest est l'image de la Terre pure, de la béatitude et du bonheur suprême, le paradis du Bouddha Amitabha ; et le blanc au sud-est représente le Bouddha Vairocana, celui qui met la roue du dharma en mouvement et nous aide à garder notre conscience pure.

 

Entre cette danse des couleurs sont distribués des temples plus modestes et des chapelles. A l'origine, leur nombre total était de 108, un nombre sacré dans le bouddhisme. 

-le mala, le chapelet que tous les bouddhistes font rouler entre leurs doigts, compte 108 perles. Le 1 est pour « quelque chose », le 0 est pour « rien du tout » et le 8 est pour « l'infinité des choses ». Le chiffre 108 évoque l'état de connaissance parfaite, l'état de Samadhi, un état de libération, nous révèle Tsoepel.

La chapelle Jampa Ling, l'un des 108 édifices du monastère, fut le témoin privilégié du « Grand Débat de Samyé » qui marqua un véritable tournant pour le bouddhisme tibétain. À cette époque, des enseignements bouddhistes tant indiens que chinois circulaient au Tibet. Des érudits des deux pays furent invités à Samyé pour participer à la traduction des textes bouddhiques en tibétain. Des disputes ne tardèrent pas à éclater entre les tenants des voies indienne et chinoise. Se préoccupant du choix que les Tibétains devraient faire entre ces chemins divergents, le roi Trisong Detsen convoqua un concile. Au programme de celui-ci figuraient des débats qui s'étendirent sur deux années, de 792 à 794. Ils devaient déterminer si le bouddhisme tibétain allait suivre l'approche indienne ou chinoise. L'une était plus axée sur l'étude des textes qui expliquaient comment développer la compassion d'un bodhisattva, tandis que la chinoise, d'influence chan (zen), prônait la vie contemplative qui mène à embrasser la nature de Bouddha de manière spontanée. Ce fut la voie indienne qui l’emporta. Elle donna naissance à la première école du bouddhisme tibétain, l'ordre des Nyingmapa, ou « École des Anciens », encore appelée « École des Bonnets rouges ».

Le bouddhisme prit donc ses couleurs spécifiquement tibétaines à la fin du 8ème siècle, soit une trentaine d'années avant l'assassinat de Tri Ralpachen (806-838) et la chute de l'empire tibétain. Le bön reprit sa place jusqu'au 11ème siècle, tandis que le bouddhisme recule dans l'ombre des confins occidentaux et orientaux du Haut plateau.

C'est suite au débat de Samyé que le bouddhisme tibétain intégra les enseignements ésotériques de Padmasambhava. Le monastère de Samyé devint alors un haut lieu de formation des gurus et un centre important de traduction de textes bouddhiques venus d'Inde, mais aussi des « terma », les « textes révélés » découverts par des gurus sur les lieux de passage de Padmasabhava. Parmi ceux-ci, il y avait les 400 textes qui s'étaient déposés délicatement sur le toit du Yumbulakang au 5ème siècle.

L'enseignement du « dzogchen » ou de la « Grande Perfection », le degré le plus élevé et le plus subtil de l'enseignement du bouddhisme tibétain et l'aboutissement de tout pratiquant, se trouve réuni dans les terma. Son principe est l'auto-libération spontanée des passions par des techniques d'éveil spirituel prônant la voie directe, une voie située au-delà des causes et des effets. Des pratiques sexuelles font partie de ses techniques, mais aussi des pratiques d'une extrême férocité, ce qui explique les abus sexuels sur des jeunes moines qui devaient obéissance absolue à leur maître, les viols de groupe sur des villageoises, les séances de torture sur les serfs rebelles, et même les sacrifices de nouveau-nés perpétrés par des lamas de haut rang qui, jamais, ne furent sanctionnés... c'est ainsi qu'ils atteignaient l'illumination.

Sans doute pour ne pas s'éteindre, les premières écoles bouddhistes permirent aux gurus de se marier et de fonder une famille, ce qui ne serait plus le cas avec la réforme du bouddhisme au 14ème siècle et la venue des « Bonnets jaunes ». Et sans doute pour la même raison, le bouddhisme tibétain intégra dès ses débuts des croyances populaires, un ensemble hétéroclite de pratiques chamaniques issues du bön et de croyances animistes locales. Ces dernières sont regroupées sous le nom de « mi chös », ou « religion des humains », à distinguer de la « religion des dieux » qu'est le bouddhisme.

- Le mi chös rassemble tout un monde de divinités et d'esprits plus ou moins maléfiques ou bénéfiques, nous raconte Tsoepel. On y rencontre des « nyen », les esprits des rochers et des arbres, des « naga », les dieux des eaux qui prennent la forme de serpents et vivent dans la profondeur des lacs, des rivières et des puits, des précieux « sadok » qui veillent sur les terres et protègent les récoltes, des « tsen », des esprits malfaisants qui blessent les êtres humains leur distribuant des maladies et leur envoyant la mort, et les plus terribles, des « dud », les associés de Mara, le prince des ténèbres. Et puis il ne faut pas oublier les multiples esprits du foyer, ceux des casseroles et de la cuisine, ceux du toit et du grenier, ceux des portes et des fenêtres, et encore les esprits des routes, des ponts et des cols, ceux des animaux sauvages, et il y en a encore beaucoup d'autres pour nous protéger. Notre pays est plein de dangers, conclut Tsoepel en se dirigeant vers la sortie du monastère.

Nous voilà postés devant le grand portique, attendant la 4x4 de Pasang, notre chauffeur, ce même portique que nous avons franchi il y a un quart de siècle sous un soleil de plomb sur cette même route poussiéreuse qui, à présent, se transforme en un torrent de boue sous une pluie battante, avec derrière nous, ce même monastère où nous n'avions rencontré qu'un vieux moine édenté et qui, à présent, en abrite quelques centaines.

 Notes :

1 Pond of White lotus flowers de Sétchen Gyaltsap, Collected works, volume 2, p. 20.

2 Jack Lu, p.115