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Mandala sur bing.com

par Élisabeth Martens, le 2 février 2017

Il m'est à nouveau arrivé ceci: une élève, amie, s'est présentée à mon cours en me disant qu'il lui serait dorénavant impossible de continuer à travailler avec moi. Je lui en demande la raison et elle me répond qu'elle a découvert sur le Net mes écrits concernant le Tibet et le dalaï-lama (DL), qu'elle s'en est trouvée offusquée, outrée même. Sans autre forme d'explication, elle tourne les talons. Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive et je ne m'en affecte pas trop. Mais tourner les talons n'est pas ouvrir la discussion. Je profite de cette énième scène, toujours identique à elle-même, pour expliquer ici ma position, puisque ces personnes outrées ne m'en donnent pas l'occasion.

 

Sans vouloir détourner le sujet, mais au contraire pour l'étayer, je vous montre l'image de ce magnifique mandala correspondant au kalachakra. Je l'ai trouvée, je l'avoue, sur "bing.com", ce qui n'enlève rien à sa beauté.

 

Je suis en grande admiration devant la pratique des mandalas, typique du bouddhisme tibétain (BT). Elle est merveilleuse, tant dans sa symbolique que dans sa concrétisation: trouver le cœur du cœur de soi-même par de multiples chemins de traverse, voies éphémères, toujours à reconsidérer. Disperser les sables colorés et recommencer l’œuvre, partir et repartir, indéfiniment, à la recherche de soi-même en tâtonnant dans l'ombre d'un labyrinthe.

 

Dans toutes les religions existent des pratiques et des œuvres sublimes : littéraires, musicales, picturales, etc. Les religions jaillissent de ce que nous avons de plus intime, de ce qui nous relie à la vie. Ces œuvres nous permettent d'avancer, nous posent question, ou simplement parfois elles nous aident à tenir le coup. Je ne les remets pas en question, ni l'enseignement des prophètes, des divinités et semi-divinités de quelle que religion que ce soit.

 

Chacun adhère à ces enseignements, ou non, suivant ses propres convictions qui, elles-mêmes, dépendent des circonstances: notre époque et notre lieu de vie, notre culture, notre éducation, ainsi que de notre réflexion personnelle.

 

Ce que je critique dans mes écrits est l'instrumentalisation d'une religion (quelle qu'elle soit) au profit d'un pouvoir: moral, économique ou politique. Dans le Tibet ancien, le bouddhisme a cumulé ces trois pouvoirs. Il en fut ainsi par les détours de l'Histoire. Pour résumer très succinctement ces détours, je reprends l'image du kalachakra, qui au départ est le texte de référence du BT et fort prisé par le DL. En 2017, pour la 34ème fois à Bodgaya, il propose une initiation à ce texte sacré.

 

Le kalachakra est un texte "révélé" à une époque où les moines bouddhistes du Nord de l'Inde (ceux du bouddhisme tantrique) se sont fait assaillir par les raids musulmans. Le pays de Shambala y est présenté comme la terre promise, salvatrice.

 

Une sorte de parcours fléché indique d'ailleurs que ce pays se situe au Nord de la "montagne-diamant", le mont Kailash. Le Tibet était tout désigné dans le texte du kalachakra, et les moines tantriques, fuyant les musulmans, y sont arrivés peu à peu à partir du début du 9ème siècle.

 

Là-bas, ils ont découvert un pays laissé à l'abandon, désorganisé, en proie aux tribus rivales qui se disputaient vainement des morceaux de territoire. En effet, la dynastie Tubo, qui a régné sur le Haut plateau de la fin du 8ème siècle au début du 9ème siècle, s'est éteinte avec le roi Ralpachen en 838. Or les écoles bouddhistes se sont érigées et se sont maintenues grâce à une hiérarchie bien rodée. Il ne fut pas difficile aux moines tantriques d'implanter des monastères qui, peu à peu, sont devenus des refuges puis des lieux de rassemblement pour les populations locales, et enfin des centres d'échanges économiques.

 

Dès lors, le pouvoir politique était à portée de main. Mais, non contents de posséder le pouvoir économique et politique, les lamas tibétains en sont venus à exercer un pouvoir psychique sur les populations du Tibet, et ce, en utilisant la notion bouddhique du karma, avec les terreurs et les abus que cela comporte.

 

Cette politique abusive a été menée pendant un millénaire entier! ... jusqu'au milieu du 20ème siècle avec, en 1951, la "libération du Tibet" (c.-à-d. la fin d'une époque de servitude tyrannique) et avec, en 1959, les émeutes au départ des monastères bouddhistes du Sichuan qui se sont étendues jusqu'au Potala: les lamas n'étaient pas contents de perdre leurs privilèges et leur ascendant sur les populations.

Ce sont ces émeutes qui ont finalement décidé le 14ème DL à opter pour la solution que la CIA lui avait proposée depuis des années: la fuite, appelée plus décemment "l'exil". Il n'était pas obligé de faire ce choix, il aurait pu rester et trouver un compromis avec le gouvernement chinois qui ne demandait que ça.

 

Mais il se doutait bien qu'à la longue, il y perdrait son statut, ses privilèges et son rôle politique. « Heureusement », il avait déjà fait expatrier vers l'Inde ses immenses richesses accumulées par la lignée des dalaï-lamas depuis le 16ème siècle. Ce choix a été fait en 1959: honneur aux traditions bouddhistes et conservatrices, et place à la sécurité promise sous drapeau américain !

 

Mais, depuis bientôt 60 ans que le DL est en exil, il aurait pu utiliser son image médiatique à autre chose qu'à diaboliser la Chine. Pas un de ses discours publics sans allusion à l’extinction de la culture tibétaine, de la langue tibétaine, de la religion du Tibet, ou à l'invasion de "son pays" par les Han, le pillage des ressources naturelles de "son pays" par les Han, etc. (je n'en dirai pas plus à ce sujet car sur notre site vous trouverez tout ce qu'il faut: www.tibet.org)... comme s'il était dans l'obligation morale de dénigrer la politique chinoise et d'honorer celle des États-Unis.

 

Certes, il a été grassement payé. Ce n'est certainement pas de lui qu'on entendra que l'espérance de vie au Tibet est passée de 33,5 en 1951 à 68,2 ans en 2013. Je ne suis pas de ceux qui défendent une croissance continue de l'économie, ni même de ceux qui applaudissent la fulgurante percée économique de la Chine sur le marché mondial, mais si, au passage, elle apporte un mieux-être aux Tibétains et aux autres minorités ethniques de la Chine, je ne vois pas pour quelle raison elles s'en priveraient. Et je trouve particulièrement indécent que nous, bobos convertis au BT ou non, nous rêvions encore d'un Tibet en costume traditionnel alors qu'il nous suffit d'ouvrir un robinet pour avoir de l'eau, de tourner une vanne pour avoir chaud, ou de cliquer sur un bouton pour un peu de fraîcheur.

 

Donc, oui, je critique le BT pour le pouvoir qu'il a exercé sans scrupules sur les populations du Tibet pendant tout un millénaire, et oui, je critique le DL dans ses choix politiques, et parce que depuis son exil, jamais il n'a manifesté un quelconque intérêt (voire, une certaine compassion?) pour les conditions de vie des Tibétains de Chine qui, actuellement, sont quand-même 2,7 millions d'individus (contre 127.000 en exil, nobles et lamas confondus) à profiter d'une vie décente en Région Autonome du Tibet, et ceci grâce à la manière chinoise de comprendre et de pratiquer l'autonomie de cette région: un aller-retour entre politique locale et gouvernement central.

 

Je voudrais encore ajouter ceci: si c'est le Tibet qui a capté mon attention, c'est parce que j'ai été en Chine pendant quelques années pour y étudier et y travailler. Si j'avais étudié en Amérique latine ou en Afrique, c'est la montée des Évangélistes qui m'aurait interpellée, si j'avais été travailler au Moyen-Orient, ç'aurait été les croisades musulmanes auxquelles on assiste aujourd'hui qui m'auraient fait réagir, etc. Je n'ai aucune animosité envers l'enseignement du Bouddha, ni celui de Mahomet, ni celui de Jésus, ni aucun autre.

 

Ce qui m'est insupportable, c'est que ces enseignements généreux, de valeur et pouvant nous servir de guide soit détournés, ridiculisés, traînés dans la boue par des institutions à la tête desquelles on trouve des personnages peu recommandables et particulièrement hypocrites.

Entre autres, le sourire du DL me glace le sang.

 

Choisir une voie spirituelle est un acte personnel, intime. Il n'implique pas forcément d'épouser une religion ou une foi unique. Ainsi, je me dis biologiste athée, spécialisée en médecine chinoise, et je donne des cours de qigong et de méditation taoïste, je pratique du taiji et du yoga, je chante la Misa criolla dans une chorale de mon quartier et je m'inscrirais volontiers à une œuvre collective de création de mandalas... tout cela je le fais avec plaisir parce que cela concourt à mon épanouissement spirituel.

 

Car oui, même athée, j'ai un esprit, pardi !