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Histoire du Bouddhisme tibétain en Occident, mindfulness en bonne conscience (1ère partie)

par Elisabeth Martens, le 30 janvier 2018

Dans mon article précédent concernant le « mindfulness », une pratique méditative qui obtient un franc succès actuellement et appelée chez nous « méditation de pleine conscience », j'ai montré les connexions existant entre les promoteurs de cette pratique et le bouddhisme tibétain (1). Je reçois des réactions (merci!) dont l'idée principale est que la très grande majorité des adeptes du mindfulness n'est pas politisée ou/et n'a aucune inclination religieuse, qu'ils pratiquent le mindfulness pour se calmer, se détendre, gérer le stress, bref, pour se faire du bien dans un monde ressenti comme envahissant, voire agressif.

 

Vraiment, je compatis ; dans notre environnement déstabilisé et déstabilisant, il m'arrive aussi d'oublier le poulet au four parce que je suis occupée à préparer un cours pour le lendemain et qu'en même temps je me dis qu'il faut absolument que je paie les factures du mois précédent, mais il ne faut pas oublier d'aller acheter des baskets pour le petit et d'inscrire la fille au cours de flûte, sans parler du sèche-linge qui a sauté et du PC qui ne s'allume plus, il faut encore remplacer la tuile qui s'est envolée lors de la dernière tempête, etc. Ainsi ... il faut, il faut, il faut... de jour en jour, le temps s'écoule à une vitesse insoupçonnée. Ouf ! Respirons un peu, inspir-expir, conscientisons, attitude zen... évidemment, on se sent beaucoup mieux, et tout ce qu'on voyait comme un problème devient un défi presque amusant, qui pimente notre quotidien.

Alors calmons-nous ! Je sais pertinemment que la très grande majorité des pratiquants de la Pleine conscience n'est pas politisée ou n'a pas de croyance religieuse particulière et qu'elle pratique la méditation pour ne pas se noyer dans cette suractivité généralisée, dont il faut rappeler qu'elle est générée par le système marchand auquel on n'échappe pas, paraît-il. Mais est-ce pour autant que la « Pleine conscience » doit s'en tenir à notre jardin intérieur, nos respirations, nos organes, nos tissus, nos cellules et faire fi du contexte social, économique, politique qui soudainement lui donne tant de place et de crédit ? Est-ce qu'en exposant les liens entre la méditation de pleine conscience et le bouddhisme tibétain, je lance une polémique inutile, voire absurde ? Les scientifiques n'ont-ils pas démontré les effets bénéfiques de ce type de méditation, cela ne suffit-il pas ?

Lorsqu'on est ignorant de l'histoire des courants spirituels auxquels nos pratiques se rattachent, on devient d'autant plus vulnérable. Sans un minimum de bagage politique, ne se trouve-t-on pas à la merci de certaines lames de fond qui peuvent nous entraîner vers des terres peu souhaitables, des plages sur lesquelles on se réveille un matin et où l'on ne reconnaît plus rien autour de soi, où l'on ne se reconnaît même plus soi-même ? C'est l'expérience de certaines personnes qui se sont données corps et âme, en toute sincérité, au bouddhisme tibétain et qui, plusieurs années après, en sortent ahuries, hébétées, « comme d'un véritable cauchemar » (2). Ceci n'est évidemment pas propre au bouddhisme tibétain, cela peut être le cas dans n'importe quelle secte ou dans n'importe quelle institution religieuse.

Comment nous prémunir contre de pareilles expériences si ce n'est en nous documentant, c'est-à-dire en gardant aussi une « Pleine conscience » de notre environnement, une vigilance par rapport aux pratiques auxquelles on adhère en toute bonne foi ? Me documenter et partager ces informations avec les lecteurs, c'est ce que je tente de faire ici. Si dans un premier temps, j'ai voulu montrer les liens entre la Pleine conscience et le bouddhisme tibétain, ce n'est pas pour attaquer l'enseignement bouddhiste, ni celui de la Pleine conscience. Je l'ai dit et je le répète, je suis convaincue des résultats des recherches menées par les sciences cognitives quant aux bienfaits de ces pratiques méditatives et je ne peux qu' encourager vivement les aimables lecteurs à poursuivre leur pratique quotidienne. Alors pourquoi insister sur les connexions entre la méditation de pleine conscience et le bouddhisme tibétain ?

Parce qu'en relisant l'histoire du bouddhisme tibétain depuis son arrivée en Europe, j'y note une tendance récurrente à créer des liens avec les pouvoirs en place et plus particulièrement avec la droite, voire à certaines époques bousculées, avec l'extrême droite. N'est-il pas souhaitable que les pratiquants de la Pleine conscience sachent à quel courant leur pratique de santé se rattache, même s'il n'est pas facile d'entendre cette histoire... d'ailleurs, ne pourrait-on pas la mettre aux oubliettes ? Il ne s’agit pas de politique dans la Pleine conscience, n'est-ce pas !? Mais alors pour quelle raison la Pleine conscience se retrouve-t-elle maintenant sur les bancs de nos parlementaires européens, après s'être forgé une place de choix dans le monde de la santé, de l'enseignement, de l'éducation, de l'entreprise, des hautes finances... et jusqu'à Davos (j'y reviendrai) ?

C'est donc grâce aux réactions assez étonnées, voire outrées, des lecteurs que je propose de retracer brièvement l'histoire du bouddhisme tibétain depuis son arrivée en nos contrées, de la survoler, juste pour donner quelques points de repère, quelques éléments ou pistes de réflexion quant aux fondations de cette pratique méditative présentée en général comme « laïque ». Cette histoire , qui démarre au 19ème siècle, est relativement longue et dense (3), c'est pourquoi je la diviserai en trois parties : de ses débuts jusqu'à la seconde guerre mondiale, puis la deuxième moitié du 20ème siècle, puis le 21ème siècle avec l'envol du mindfulness aux États-Unis, puis chez nous, et son possible avenir.

Je pourrais faire démarrer notre histoire aux travaux de l'ethnologue roumain Alexander Csoma de Körös (1784-1842) puisque c'est grâce à ce savant du 19ème siècle que la tibétologie a acquis ses lettres de noblesse et s'est élevée au rang de « science ». Il a publié le premier dictionnaire tibétain-anglais, suivi d'une étude du canon du bouddhisme tibétain (ou tantrisme), dont le tantra de Kalachakra. Celui-ci est un texte majeur du tantrisme et le préféré du 14ème dalaï-lama qui a initié des milliers de fidèles au Kalachakra depuis son exil, en Inde, au Japon, en Europe, aux États-Unis, etc., mais je reviendrai aussi sur ces initiations dans un prochain article.

Je pourrais encore vous parler des « Carnets de route » du Père Huc (1813-1860), un lazariste des grands chemins qui a longuement tenté d'évangéliser la Chine et est arrivé à Lhassa en 1846. À cette époque, les couloirs du Potala résonnaient des intrigues meurtrières qui allaient mettre fin aux jours des 9ème, 10ème, 11ème et 12ème dalaï-lamas, tous considérés comme trop gênants pour la bonne gouvernance du Tibet. Cette province chinoise « cachée à l'ouest » (c'est le nom chinois du Tibet : « Xizang ») devait répondre à un code civil édicté en 1793 par les Qing (dynastie mandchoue de Chine). Cependant les régents administraient le Tibet à leur bonne convenance en éliminant les dalaï-lamas et en soudoyant l'Amban, un émissaire envoyé par les Mandchous et chargé de surveiller l’administration du Tibet. Il en fut ainsi jusqu'à la venue du 13ème dalaï-lama qui, tout au long de son règne (1895 - 1933), a dû composer avec des puissances étrangères qui convoitaient le Haut Plateau. Suivant le vent qu'il sentait favorable au maintien des privilèges des grands lamas, il se lia tour à tour aux Russes, aux Japonais, aux Chinois, et finalement aux Britanniques.

Mais je voudrais débuter notre histoire par Helena Blavatsky (1831-1891) qui, la première, a introduit le Tibet dans les salons de thé européens. On doit à cette dame de l'aristocratie russe la version romantisée du « Pays des neiges, ce pays si proche des dieux », une version du Haut Plateau tibétain qui imprègne encore notre mémoire collective au point qu'on oublie souvent que Lhassa est devenue une ville moderne entourée d'un périphérique et quadrillée de grands boulevards, une capitale ouverte sur le monde grâce à un réseau ferroviaire et des lignes aériennes qui la desservent, une ville habitée de plus de 500.000 personnes (4).

Durant son enfance, la petite Helena fut trimbalée par son père, capitaine sous les ordres de Nicolas 1er, le « Tsar de fer », jusqu'aux confins de la Russie et de la Mongolie, sur les fleuves de l'Amour et de l'Oural, jusqu'en contrées bouriates et au lac Baïkal. C'est lors de ses périples vers le lointain Orient qu'elle fut mise en contact avec le tantrisme. La Mongolie s'étant convertie au bouddhisme tibétain au 13ème siècle, les monastères tantriques accueillaient régulièrement des grands lamas venus du Haut Plateau tibétain. La petite fille fut certainement impressionnée par ces hommes vêtus de robes pourpre et safran, et on l'imagine écouter avec dévotion les histoires de Shambala, ce pays fabuleux où se cache la « source du bonheur véritable », tel qu'il est décrit dans le tantra de Kalachakra.

Lorsque, plus tard, la jeune Helena Blavatsky fuit le milieu clos de la bourgeoisie de Saint-Pétersbourg et se réfugie à Londres, forte de son passé parfumé de mystères et de magie orientale, elle se dirige spontanément vers les cercles de sciences occultes. Ceux-ci étaient prisés dans les salons british, voire soutenus et encouragés par l'Empire britannique qui, à cette époque faste, rassemblait pas moins d'un quart de la population mondiale sous son aile « protectrice ». Pourtant à Londres, le gouvernement commençait à s'émouvoir de la montée d'un courant contestataire, celui du matérialisme dialectique. C'était aussi l'époque où Marx et Engels prêchaient leurs idéaux révolutionnaires dans les arrière-cours des usines, dans les pubs londoniens et les cafés bruxellois.

Helena Blavatsky
Helena Blavatsky

 

Pour partager ses connaissances ésotériques qu'elle disait tenir de grands maîtres tibétains avec qui elle conversait régulièrement par télépathie, Madame Blavatsky rédigea une œuvre colossale, en quinze volumes : « la Doctrine secrète » (5). Ce livre qui réunit des textes sacrés de diverses traditions de l'Europe et de l'Asie et tente de réconcilier d'anciennes sagesses orientales avec les sciences modernes deviendra une référence pour de grands intellectuels du début du 20ème, comme C.G. Jung, Einstein, Gandhi, D.T. Suzuki, etc. Parmi les visions mystiques qu'elle y décrit et qui sont invariablement imprégnées de tantrisme, Helena Blavatsky détaille e.a. le concept de « race-racine » : une race unique aurait existé au départ de l'humanité et celle-ci établira tôt ou tard un « nouvel ordre mondial fondé sur une métaphysique raciale » (6). C'est autour de ce concept de « race-racine » qu'elle va fonder, en 1875, la Société théosophique.

Quand Alexandra David-Néel (1868-1969) débarque à Londres, elle ne peut s'empêcher de s'inscrire à la Société théosophique pour parfaire ses connaissances de l’Extrême Orient. Son attrait pour l'Orient la conduira à apprendre le sanskrit, à dévorer les textes des grands mystiques orientaux, mais aussi ceux d'Alexander Csoma de Körös, ceux du Père Huc et, bien sûr, ceux d'Helena Blavatsky. Comme elle l'a raconté dans « Voyage d'une Parisienne à Lhassa », Alexendra David-Néel mit quatorze ans pour atteindre la capitale tibétaine, avec quelques détours par l'Inde, le Japon, la Chine et en traversant plusieurs fois le Haut Plateau tibétain de part en part. À cette époque, au début du 20ème siècle, le Tibet était occupé par les Britanniques qui, non contents de leurs colonies indiennes, s'étaient octroyé le droit d'ouvrir des comptoirs de commerce à Lhassa et d'interdire l’entrée du Tibet à tout étranger. Ce n'était pas pour plaire à notre aventurière qui, arrivée aux portes de Lhassa, dut rebrousser chemin à plusieurs reprises. Finalement, elle arriva dans la capitale tibétaine déguisée en mendiante et accompagnée de son fils adoptif, un jeune lettré tibétain.

Bien qu'elle y décrive les us et coutume des Tibétains avec la précision d'une anthropologue, « Voyage d'une parisienne à Lhassa » n'est pas le livre d'Alexandra David-Néel qui eut le plus de succès. Celui qui a le plus marqué nos mémoires d'Occidentaux en mal de mystères et d'intrigues occultes, est « Mystiques et magiciens du Tibet » (publié en 1929), livre qui corrobore l'image romantisée du Tibet que nous avait léguée Madame Blavatsky. Pourtant l'auteure répète à qui veut l’entendre que ces histoires de sorcellerie ne relèvent pas du bouddhisme tibétain mais bien d'anciennes pratiques chamaniques du Tibet.

À ce propos, on peut renvoyer le lecteur à l'excellent ouvrage de Bernard Faure, historien des religions d'Asie à l'université de Stanford (Californie) et à l'université Columbia (New York), pour qui « même si certains rites trouvent leur origine dans des conceptions pré-bouddhiques, on ne peut les expliquer comme des survivances d'un autre âge ou comme relevant d'un substrat chamanique. Le fait qu'ils aient été pratiqués par des moines éminents montre suffisamment que les conceptions qui les sous-tendent ont été intégrées à la doctrine et au rituel bouddhiques » (7).

Plus tard, Alexandra David-Néel aura à cœur de nettoyer le bouddhisme de tout parfum ésotérique et de le faire redécouvrir sous sa forme originelle. C'est en ce sens qu'elle va rédiger « le bouddhisme du Bouddha ». Les adeptes du mindfulness seront heureusement surpris de découvrir dans cet ouvrage maints détails concernant leur pratique quotidienne (8). Pour écrire cette belle œuvre sur l'enseignement originel du Bouddha, elle s'adosse au travail de C.G. Jung qui, dès le début du 20ème siècle, a introduit l'habitude de « psychologiser » les textes traditionnels venant d'Orient. Si cette tendance « psychologisante » reflète bien une partie de l'enseignement mystique du bouddhisme, elle ne tient pas compte des évolutions ultérieures du bouddhisme d'origine.

Alexandra David-Neel (en lévitation?)
Alexandra David-Neel (en lévitation?)

 

Le bouddhisme tibétain, ou tantrisme, est l'école bouddhique qui s'est le plus éloignée de l'enseignement originel du Bouddha, ou « dharma », avec des conséquences désastreuses sur les populations du Haut Plateau (9). Une différence importante est que le bouddhisme d'origine rejette le monde extérieur le prétendant purement illusoire, alors que le tantrisme prend en considération toute l'étendue du réel, c'est dire que tant la compassion que la violence, deux facettes du psychisme, acquièrent un caractère sacré. Pour le tantrisme, le monde (le réel) est représenté comme un royaume que se partagent des puissances bénéfiques et maléfiques. La violence est nécessaire pour combattre les forces du mal et le tantrisme prône une « guerre juste », ou « guerre de compassion », les guerriers du Bouddha sont appelés à tuer les ennemis de la « bonne doctrine » par compassion. Donner la mort est un acte altruiste quand elle délivre la victime des forces du mal qui l'enchaînent. C'est ainsi qu'au Tibet, durant le long millénaire de domination tantrique, les tortures physiques et psychiques, intimidations karmiques, viols sacrés et sacrifices humains étaient pratiqués par des lamas abusifs (10).

Mais pendant les fabuleuses aventures d'Alexandra David-Néel, le monde poursuit sa route. C'est ainsi qu'en 1913, les Britanniques, les Tibétains et les Chinois se réunissent dans le nord de l'Inde, à Simla, en vue de signer un accord qui devait donner au Tibet une certaine indépendance... bien que sous tutelle britannique ! Cet accord ne fut pas signé, toutefois cet événement est connu sous le nom de « l'accord de Simla ». Si les Britanniques se sont donné une liberté économique pendant leur bref séjour au Tibet (1904-1913), le Tibet ne fut pour autant politiquement indépendant de la Chine, ni avant (ou alors bien avant, jusqu'au 13ème siècle), ni pendant, ni après cette période, ce que le gouvernement anglais a reconfirmé très clairement en 2008 (11).

A Londres, suite au décès de Madame Blavatsy, la Société théosophique fut reprise par Alice Bailey (1880-1949) qui, après quelques luttes de factions, s'en distancie et fonde plusieurs associations qui tentent de relier les sciences occultes et les sciences modernes, ainsi que le tantrisme et le monde chrétien (12) : « l’École Arcane » en 1923, la « Bonne volonté mondiale » en 1932, les « Centres triangles » en 1937, et « Vie et conscience », une association encore active en Belgique et qui organise e.a. des cours de « philosophie énergétique » avec une forte implication du bouddhisme tibétain.

Alice Bailey fut la première à lancer l'idée que l'humanité entrerait bientôt dans un âge nouveau, le « New Age ». Celui-ci serait marqué par l'ère du Verseau, une ère de fusion et d'unité. D'après elle, « l'humanité aurait connu une religion originelle, donc une race originelle » que le New Age ne tarderait pas à redécouvrir. On retrouve ici le concept de « race-racine » avancé par Blavatsky, mais Alice Bailey y ajoute le concept de « nouvel ordre mondial » : le New Age annonce, en plus, une fusion de tous les gouvernements en un seul gouvernement mondial. En 1937, en pleine crise d'avant-guerre, Alice Bailey parle de « l'émergence d'une nouvelle race-racine fondée sur une origine caucasienne revitalisée, spiritualisée et unie » (13).

Durant les temps difficiles, le nationalisme, le repli identitaire et les discours xénophobes sont à l'honneur ! La « Fraternité blanche » est une autre association née dans la foulée qui, en s'inspirant de la « Doctrine secrète » de Blavatsky, rejette les « hommes de couleur ». Les associations secrètes, les écoles de sciences occultes, les regroupements ésotériques se multiplient dans l'Europe d'avant-guerre, certaines faisant alliance avec l'église catholique. Au Vatican, le pape Pie 11 décide de ne pas rompre avec les catholiques allemands bien qu'il connaissait les alliances de certains évêques avec le régime d'extrême droite. Durant la guerre, Pie 12 répondra à l'holocauste par un silence assourdissant et, après la guerre, il fermera les yeux quand il apprendra l'implication de ses proches collaborateurs dans la fuite des exterminateurs nazis (14).

Le but de ces alliances était clair : il devenait impératif de sauvegarder les intérêts de l'église et, avec eux, ceux d'une bourgeoisie marchande face à la montée en puissance du communisme. Les défenseurs du national-socialisme étaient de plus en plus nombreux dans ce milieu qui se serrait les coudes pour contrer la « menace rouge ». Aux côtés des évêques et des archevêques, on trouvait des scientifiques comme René Guenon (1886-1951), mathématicien et métaphysicien français, ou des artistes comme Julius Evola (1898-1974) qui deviendra un proche de Mussolini, ou des politiciens comme Léon Degrelle (1906-1994) qui, en Belgique, a fondé le parti Rex, un parti nationaliste proche des milieux catholiques et qui devient rapidement un parti fasciste. Hitler, lui, se frottait les mains : les discours du « retour aux valeurs traditionnelles, retour aux sources, retour à la mère-nature », etc. alimentaient à son profit ceux d'une « tradition universelle portée tant par les anciens Germains (les Aryens) que par les maîtres tantriques du Tibet »... mais quels liens entre les Aryens et les maîtres tantriques du Tibet ???

L'idéologie du national-socialisme se retrouvait dans celle du tantrisme, particulièrement dans le tantra du Kalachakra : le « guerrier sacrifié », la « guerre juste », la sacralisation de la violence et du meurtre censés délivrer la nation des « forces occultes du mal » (termes qui ont été remplacés aujourd'hui par « axe du mal »). C'est ce genre d'idéologie qu'Hitler recherchait pour rassembler les foules ; or le Kalachakra, lui aussi, incite les guerriers du Bouddha à prendre les armes et à tuer l'ennemi « par compassion ». Pour le tantrisme, comme pour le nazisme, le monde est entré dans une période de déclin où le recours à la force est nécessaire pour protéger le bouddhisme et préparer « l'âge d'or » : l'avènement de la « terre pure de Shambala accessible aux seuls guerriers de Bouddha ». De même, le nazisme d'avant-guerre se donnait pour mission de protéger la race aryenne porteuse d'une religion originelle grâce à une « guerre juste » qui établirait un « nouvel ordre mondial » et de mener une guerre contre les « forces du mal », c'est-à-dire contre le communisme. Quant à ce dernier, il se donnait pour mission de vaincre la libre concurrence et les inégalités sociales qu'elle engendre.

Julius Evola fut appelé par Heinrich Himmler à rejoindre les forces de l'Ahnenerbe (ou « Héritage des ancêtres »), car ses doctrines philosophiques empreintes de mysticisme tibétain correspondaient à merveille à celle du national-socialisme. Hitler proclamait haut et fort : « celui qui ne comprend le national-socialisme que comme un mouvement politique n'en sait pas grand-chose. Le national-socialisme est plus qu'une religion, c'est la volonté de créer un surhomme » (15). Une expédition à prétention scientifique, organisée par l'Ahnenerbe et commanditée par Ernst Schäfer, fut envoyée au Tibet en 1938-39 ; l'Allemagne nazie allait y trouver l'idéologie susceptible de soumettre l'Europe et d'imposer un « nouvel ordre mondial ». Le film « le Tibet mystérieux » fut un des sommets de la propagande nazie ; or il glorifie la « guerre apocalyptique » menée par les guerriers du Bouddha, une guerre de compassion qui fera place à la « bonne doctrine » en éliminant toutes les autres et tous les « infidèles ».

Bruno Beger qui, en tant « qu'expert des races humaines », accompagnait l'expédition scientifique s'entendit proposer par le régent Reting de rester à Lhassa pour faire partie de sa garde personnelle, en échange de quoi il enverrait des « docteurs en divinité » en Allemagne pour y enseigner la « bonne doctrine ». Il avait compris la proximité entre leurs idéologies. Ce fut le premier essai officiel de la part des maîtres tantriques d'étendre la « bonne doctrine » en Occident. Mais Bruno Beger ne s'est pas attardé, il avait fort à faire en Allemagne et revint commettre les horreurs que l'on sait en se vantant de sa collection de peaux, de crânes et de squelettes humains, manie qu'il avait probablement contractée lors de son périple sur les hauteurs venteuses du pays « si proche des dieux », mais si terrifiant pour sa population.

De la seconde guerre mondiale, le 14ème dalaï-lama entendit aussi peu que ce que le pape Pie 12 a bien voulu entendre. Le jeune élu put quand même profiter de l'enseignement de Heinrich Harrer, un officier SS, qui fut son précepteur jusqu'en 1951. Il avait 16 ans quand l'APL (Armée Populaire de Libération, armée chinoise) arriva à Lhassa. En 1955, après avoir participé à une première Assemblée Populaire Nationale à Pékin à laquelle il fut convié en tant que délégué pour le Tibet, le 14ème dalaï-lama déclarait, très enthousiaste : « j'ai entendu parler le président Mao de différentes questions et j'ai reçu de lui des instructions. Je suis parvenu à la ferme conclusion que les brillantes perspectives pour le peuple chinois dans son ensemble sont aussi les perspectives pour nous les Tibétains. Le chemin de notre pays tout entier est aussi notre chemin et ce ne sera pas un autre » (16).

Vous me direz : il était tellement jeune et inexpérimenté ! N'empêche, c'est en se souvenant de cette période qu'en 1996 (40 ans plus tard), il a déclaré : « De toutes les théories économiques modernes, le système économique marxiste est fondé sur des principes moraux, tandis que le capitalisme n'est fondé que sur le gain et la rentabilité.../... Je me considère moi-même comme semi-bouddhiste, semi-marxiste » (17). Hélas, pour quitter le Tibet, il s'est sans doute laissé convaincre par les dignitaires du bouddhisme tibétain qui n'envisageaient pas l'avenir du Tibet de manière marxiste. Ils ont préféré s'allier au « nouvel ordre économique mondial » qui, à l'époque de la « Guerre froide », était représenté par les États-Unis. L'implication de la CIA dans la fuite du dalaï-lama en 1959, ainsi que de nombreux dignitaires du bouddhisme tibétain, de leur famille et de leur fortune, est à présent bien connue (18).

De cette première partie de l'histoire du bouddhisme tibétain en Occident, on peut retenir que ce Tibet-là, celui des dignitaires tibétains, tant laïques que tantriques, s'est docilement rangé du côté du pouvoir, ceci pour protéger ses intérêts et l'avenir du bouddhisme tibétain. On peut aussi se demander si le Tibet n'a pas été pris en otage par l'intelligentsia européenne en vue d'alimenter ses rêves d'un « pays pur », un pays pacifique et proche de la nature, tel qu'il nous fut présenté au 19ème siècle. Cette image romantisée du Tibet a ensuite été récupérée et judicieusement utilisée par l'idéologie nazie. Toutefois si elle a pu être récupérée durant la crise qui a secoué l'Europe fin des années 30, est-il impensable qu'elle le soit à nouveau lors d'une prochaine crise de même ampleur ?

Aïe, aïe, vous me voyez venir, dites-vous ? Mais non ! Car à en croire Frédéric Lenoir, historien des religions médiatisé à souhait (19), le bouddhisme a effectué un virage à 180° après la seconde guerre mondiale. Tant aux États-Unis qu'en Europe, il aurait connu un regain d'intérêt ; dans une Europe désabusée et délaissée par son unique Dieu, dans des États-Unis secoués par des manifestations pacifistes à répétition, le dharma aurait pris la relève et nous aurait proposé une nouvelle voie spirituelle. Plus pragmatique que dogmatique, cette voie nous a été proposée comme un travail sur soi qui nous permettrait de répondre à nos questions et à nos souffrances existentielles, une recherche individuelle qui engagerait tous les aspects de l'être humain : corps, imagination, émotions, psychisme et esprit, pour que chacun puisse y trouver son propre chemin vers le « bonheur véritable »...., dixit Frédéric Lenoir.

Suite au prochain épisode !

Notes :

  1. La « Pleine conscience », une vitrine du bouddhisme, une percée du bouddhisme tibétain
  2. voir par exemple les témoignages dans « Les dévots du bouddhisme » de Marion Dapsance (éd. Max Milo) ; ou ceux impliquant Lama Kunzang, fondateur de l’OKC, accusé de mauvais traitements et d'abus sexuels, dans le journal « Le Soir » du 7/2/2016 ; ou ceux impliquant le lamaTenzin Dhonden, voir :www.dorjeshugden.com, etc.
  3. voir aussi le 3ème chapitre de mon livre que j'ai entièrement consacré à ce sujet : « le Bouddhisme tibétain en Occident », dans « Histoire du Bouddhisme tibétain, la compassion des puissants » aux éd. L'Harmattan (2007)
  4. https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-echos-du-tibet/20130425.RUE7617/la-population-tibetaine-en-rpc-et-dans-le-monde.html
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Doctrine_secr%C3%A8te
  6. ibid., la deuxième partie de l'ouvrage décrit les origines de l'humanité au travers de sept « races-racines » ou « humanités », remontant à plusieurs millions d'années
  7. « Bouddhisme et violence », Bernard Faure, éd. Le cavalier bleu (2008), p. 143
  8. « Le Bouddhisme du Bouddha », Alexandra David-Neel, éd. du Rocher, 1989, pp.132-162
  9. voir le travail de M. Goldstein et son équipe: http://case.edu/affil/tibet/
  10. « Bouddhisme et violence », Bernard Faure, éd Le cavalier bleu (2008), pp. 141- 148
  11. Le Tibet faisait partie intégrante de la Chine quand les Britanniques essayèrent de l’en détacher
  12. http://le-tibetain.com/4456-le-travail-du-tibetain-avec-alice-bailey
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_Bailey
  14. voir le documentaire de Juliette Desbois : « 39-45, la face cachée du Vatican » : https://www.youtube.com/watch?v=zfCMJ4XYLfY
  15. http://nietzscheacademie.over-blog.com/article-hitler-et-le-surhomme-116345065.html
  16. « The making of modern Tibet », Tom Grunfeld, Zed Books, 1987
  17. « The Dalaï Lama, Beyond Dogma : Dialogues and Discourses », North Atlantic Books, 1996
  18. « Buddha's warriors, the story of the CIA-backed tibetan Freedom Fighters, the Chinese Invasion, and the Ultimate Fall of Tibet », M. Dunham, Penguin 2004
  19. « La rencontre du Bouddhisme et de l'Occident », Frédéric Lenoir, Spiritualités vivantes, 2001