Imprimer

A-t-on encore besoin des religions?

par Élisabeth Martens, le 1er janvier 2019

Et d'où ont-elles émergé, ces religions sinon d'une sorte de dépression généralisée lorsque peu à peu l'homo sapiens se vit, distinct de ce qui l'entourait, lorsque peu à peu il se fit conscient de ses limites, lorsque peu à peu il se fit conscient de sa propre conscience ? Il a pris peur et, pour ne pas sombrer dans un abîme sans fond, il a inventé les dieux. Ils se sont imposés à lui tel un garde-fou contre l'angoisse qui envahissait son champ psychique. Cette hypnose collective lui fut salutaire, elle a ouvert son champ psychique à d'autres imaginations, ludiques, fabuleuses, créatrices. Même si son imaginaire dépasse à peine les limites de son propre « bouillon de culture », sans elle, l'être humain ne serait pas humain, il n'inventerait pas, il resterait dans le connu, comme les autres espèces vivantes qui n'évoluent qu'au hasard des mutations.

Le pouvoir de l'imagination est prodigieux, il peut nous faire voler au-dessus des villes, enjamber des pays entiers, sauter d'une planète à l'autre, il peut faire revivre les morts, il peut nous faire entendre des prophéties ou atteindre des sommets extatiques et les traduire en œuvres d'art. C'est grâce à son imaginaire que l'être humain a inventé des techniques pour faciliter son travail, pour allonger son temps de vie, pour contrôler la natalité, pour voyager dans l'espace, pour inventer des robots, etc. Mais pour laisser son imagination se déployer librement, l'homo sapiens a d'abord dû ériger un rempart contre l'angoisse, ce vampire qui nous a légué la conscience du temps qui passe. Les religions se sont installées comme une muraille protégeant son champ psychique à l'intérieur duquel sont venus se promener les dieux au gré des archétypes et des mythologies qu'ils y rencontraient.

Dans le collapsus mental que sont les religions, le Bouddha "a fait fort". Il a prétendu que l'être humain est capable de se libérer lui-même de cette angoisse par la seule puissance de son imagination. Il a prétendu que l'être humain n'a plus besoin des dieux, qu'il peut se concevoir lui-même comme étant un produit de son imagination, au même titre que n'importe quel autre phénomène universel. Cela a plu aux hyper-individualistes de nos sociétés occidentales, ils ont vu leur champ psychique s'élargir d'un coup. En éliminant les dieux, le rempart de leur angoisse s'éloigne d'un cran. Cependant, ce rempart reste d'actualité dans le dharma puisque, à l'instar des autres prophètes, le Bouddha a enseigné une méthode pour échapper à la souffrance existentielle, pour se préserver de l’angoisse née de l'impermanence des choses.

En ce qui me concerne, je conçois l'être humain comme un produit de l'univers et de l'évolution du vivant, un produit doté des capacités nouvelles que sont l'imagination, la conscience, la spiritualité. Acceptant que je suis telle, j'accepte en même temps la vie qui est imprévisible et chaotique. J'accepte ses hasards, ses sursauts, ses impertinences, et la conscience que j'en ai. J'accepte aussi la souffrance qui forcément découle de ma conscience de l'impermanence. Je ne l'accepte pas comme une fatalité à laquelle je ne peux rien changer, mais comme une opportunité d'y trouver le lieu exact, le point de bascule, qui me permet de transformer cette souffrance afin qu'elle devienne un moyen de grandir, d'accéder à un palier nouveau de mon existence, à découvrir, à explorer. Cette manière de penser la vie, je l'ai apprise en Chine.

Lors de l'émission hebdomadaire de la RTBF, « Et dieu dans tout ça ? », j'entendais Sofia Stril-Rever, tibétologue française et amie du dalaï-lama, déclarer ceci : « La Chine est athée et matérialiste, alors, de quel droit se mêle-t-elle de spiritualité à laquelle elle ne comprend rien, de quel droit se permet-elle de contrôler les religions ? » 1 Il est regrettable que des universitaires en arrivent à pareille incivilité et inculture. Certes, la Chine a choisi le matérialisme comme axe de pensée, un axe selon lequel rien ne se pense en-dehors de la matière (au sens physique et quantique du terme), et elle est athée : elle a inventé tant d'entités surnaturelles qu'on ne peut plus les nommer des dieux. Pourtant, la Chine s'appelle également « ShenZhou », le « Vaisseau de l'esprit », en raison du déploiement de ses potentiels spirituels qui, tous, trouvent leur source dans le Yijing, le « Classique des Changements », titre qui en dit long sur l'affinité entre la pensée chinoise et les flux du vivant.

Certes, la Chine contrôle ses religions depuis l'époque des Han (tournant de l'ère chrétienne), mais elle a aussi accepté leur diversité et, grâce à cette surveillance, elle a pu réunir sur son territoire un grand nombre de religions : le taoïsme, plusieurs écoles bouddhistes et chrétiennes, l'islam et encore bien d'autres, sans que celles-ci s'autorisent à prendre le pouvoir et sans qu'elles engagent de guerre contre l'obédience voisine. C'est d'ailleurs assez interpellant que ce soit la France qui se montre la plus vindicative quand il s'agit de défendre la théocratie tibétaine et de dénoncer une Chine « athée, matérialiste et contrôleuse », alors que c'est justement la France qui, la première en Occident, a choisi d'institutionnaliser la séparation entre l'État et la religion.

Prenant pleinement conscience que les dieux, ou le Dieu unique, ou toute autre forme de Permanence, répondent à un processus de sélection naturelle, qu'ils prirent place dans notre psychisme afin de le préserver d'une angoisse trop envahissante, n'est-il pas possible à présent de nous passer d'eux ? N'est-il pas temps de les ranger au grenier de nos spectres spirituels ? Tant que l'humanité reste paralysée dans le religieux, elle ne sait pas prendre distance, donc conscience, de son angoisse, elle se sclérose dans une peur infantile et, pour se rassurer, elle évince le hasard, invente des certitudes, défend des dogmes, impose sa foi. Les guerres sont alors inévitables, car chacun estime que sa Vérité est celle qu'il faut répandre et transmette. Croire qu'on détient la vérité pousse à prendre pouvoir sur l'autre, à vouloir l'englober dans sa vérité, à le posséder. Ne pouvons-nous pas nous contenter de vérités variables et plurielles, inaccessibles, ou à encore découvrir ?

Quand Malraux prévoyait : « le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas », parlait-il forcément des religions ? La spiritualité a trop longtemps été assimilée aux religions, or elle n'a nul besoin des religions pour se déployer. L'humanité a peut-être atteint un âge où la spiritualité pourrait ne plus être religieuse, où elle pourrait expérimenter une « religiosité cosmique » au sens où Einstein en parlait, une religiosité où le sentiment d'appartenance au « Grand tout universel » ne relève plus d'un « Extérieur », d'un « Autre-tout-Autre » se situant en aval de la conscience, mais où il jaillit de l'intérieur de nous-mêmes, à partir de nos matériaux et de leurs agissements, en amont de notre conscience. L'imagination se déploierait alors en accord avec notre angoisse existentielle, ni contre elle comme dans le christianisme et les autres grandes religions monothéistes, ni malgré elle comme dans le bouddhisme. Tout doucement se profilerait une spiritualité adulte. Silencieusement, notre conscience s'ouvrirait à un sentiment de gratitude, à une imagination amoureuse, à un art de la contemplation. Or que contempler d'autre que les matériaux de l'univers et leurs agencements fabuleux au sein du vivant, leur chaos et leurs imprévisibles mouvements ?

 

 

 

RTBF, dans l'émission, « Et dieu dans tout ça ? », le 29/3/2009