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Les Tibétains : une minorité au sein de leur « propre pays » ?

par Jean-Paul Desimpelaere, le 10 mai 2009

Le « Grand Tibet », tel qu'il est décrit par le dalaï-lama dans ses mémoires « Freedom in Exile », correspond-il aux territoires où les Tibétains étaient majoritaires au début du 20ème siècle ? Non, parce qu'au cours des siècles, de grandes parties sont devenues partiellement Hui, Mongole ou Han.

 

Prenons la province du Qinghai : un tiers de la population est tibétaine, un autre tiers est Hui, et les Han, les derniers arrivés, occupent le dernier tiers qu'ils partagent avec d'autres groupes ethniques plus petits, Mongols et Tu. Le 14ème dalaï-lama trace la frontière Sud de son « Grand Tibet » à partir de là où le Yangzi commence sa grande courbe vers le Nord (à la frontière entre Sichuan et Yunnan), horizontalement vers l’Ouest. Dans ces régions du Nord du Yunnan vivent les Yi, les Naxi, les Nu, les Lisu et les Bai. A titre d’indication, le territoire des Yi est un peu plus grand que celui de la Belgique. Dans les territoires situés à l’Est et au Sud-Est de son « Grand Tibet » où, depuis toujours et encore aujourd’hui, habitent d’autres peuples, la réalité est encore plus complexe.

 

En arrondissant les calculs, on arrive pour la population du « Grand Tibet du dalaï-lama » aux chiffres de 6 millions de Tibétains pour 4 millions de Han, 2 millions de Hui, 2 millions de Yi et 2 millions d’autres ethnies. Ceci nous donne un total de 10 millions de non-Tibétains pour 6 millions de Tibétains (1). Si les Tibétains forment bien le plus grand groupe ethnique, ils sont moins nombreux que tous les autres groupes réunis. Pourquoi qualifier de « tibétain » des zones entières occupées par un tel mélange de populations ?... et le 14ème dalaï-lama offrirait-il à tous ces peuples différents une « autonomie significative », telle qu’il la réclame pour « son propre peuple » ?

dames Yi (photo JPDes. 2007)
dames Yi (photo JPDes. 2007)

Dans un texte du « Tibet Information Network » (Londres) on peut lire ceci : « Les frontières actuelles de la province du Qinghai ont été fixées en 1929. Ceci a favorisé le mélange de Chinois, de Hui et de Tibétains au Qinghai. Avant le 20ème siècle, seule la région autour de Xining, la capitale du Qinghai, et l’Est de la province, était peuplée de Chinois. Le reste était Tibétain et Mongol. Déjà en 1723, un représentant de l’empereur, dénommé « amban » fut installé pour soumettre politiquement les chefs de clans tibétains ou mongols, ils héritèrent du statut de « tusi » ou « chefs locaux ». Un projet récent de développement a reçu l’appui de la Banque Mondiale ; il concerne la création d’une nouvelle zone agricole située dans le bassin du Qaidam, dans l’Est du Qinghai. 58.000 paysans sont appelés à occuper ce territoire. Auparavant, cette contrée était presque inhabitée, seuls quelques nomades tibétains et mongols (un par km², en moyenne) utilisaient ces terres. Le bassin du Qaidam est un mélange de désert de pierres, pratiquement gelé, et de marais. Il est éloigné de tout et entouré de chaînes de montagne. 300 hectares de terres conviendraient pour une agriculture spécifique. Les paysans pauvres de la région surpeuplée de l’Est du Qinghai sont les plus indiqués pour un déménagement. Mais dans cette région, les Tibétains formaient, dès avant la révolution chinoise, une petite minorité, soit 10 % de la population. Ce qui signifie que les 58.000 paysans qui iront s’établir dans le bassin du Qaidam, seront principalement des Han. La colonisation de notre pays par l’autorité chinoise s’étend vers l’Ouest. Les Tibétains deviennent une minorité dans leur propre pays » (2).

 

Chez nous, on entend souvent dire que « le régime communiste a ôté de grandes parties de territoires au Tibet pour former la province du Qinghai ». Le texte ci-dessus, provenant du TIN lui-même (Tibet Information Network de Londres) affirme pourtant que le Qinghai est officiellement devenu ce qu’il est aujourd’hui, en 1929, bien longtemps avant l'arrivée des communistes. En réalité, durant l’Empire, le Qinghai était déjà dirigé par des chefs de guerre assujettis successivement aux Yuan, puis aux Ming, puis aux Qing. Depuis le début de la République, le Gouvernement chinois a installé un gouverneur pour administrer les provinces du Gansu et du Qinghai. En 1929, après l’intervention de l’armée dans une guerre locale entre le Monastère tibétain de Labrang, au Gansu, et un chef de guerre du Qinghai, le Qinghai a reçu le statut de province, séparée administrativement. Labrang fut incluse à la province du Gansu, les combattants furent séparés et l’administration de la région de Gannan, où se situe le monastère de Labrang, sécularisée.

 

La population Han est la dernière à s’être établie dans l’actuel Tibet, et ce à partir des zones les moins élevées, car les Chinois ont peur de l'altitude. Dans les années 1930, Han Xiujun avait 17 ans. Il a quitté sa région natale du Hebei pour échapper aux envahisseurs japonais et fuir aussi loin et aussi haut que possible. Il est arrivé à Lhassa. Il y a ouvert un petit magasin au cœur de la ville, au Barkhor. Il n’était pas le seul Han à avoir une petite affaire. Des gens du Yunnan, du Qinghai et d’autres provinces ont tenté la même aventure. Lui, il vendait de la soie et des petits articles chinois, ceux de Yunnan vendaient du thé et ceux de Qinghai du petit bétail et des armes, chacun sa spécialité. Pendant les dix années de la Révolution Culturelle, Han Xiujun a été obligé de fermer son magasin. Il l'a rouvert ensuite avec la petite épargne qu’il avait pu garder.

 

Plus récemment, il est exagéré d’affirmer qu’il y ait eu une invasion « massive » de Han dans les régions où habitent des Tibétains. La tendance générale de la Chine est un dépeuplement des campagnes en faveur des villes. Par exemple, depuis des années, les médias mentionnent que 100 millions de travailleurs chinois migrants circulent dans les grandes villes chinoises. La migration s’effectue surtout vers l’Est, en direction de la côte, et vers le Sud, mais beaucoup moins vers l'Ouest où les régions sont difficilement accessibles et moins développées.

 

Depuis la libéralisation de l’économie en Chine, davantage de Han sont néanmoins venus s’établir au Tibet. Aujourd’hui, ils sont près de 200.000. Les magasins ont connu une constante évolution. Au début, les Chinois proposaient des textiles et des ustensiles modernes. Aujourd’hui, ce sont les Tibétains et les Hui qui ont pris la relève, pendant que les Chinois introduisent les GSM et d’autres nouvelles technologies. Les motos sont vendues par des Tibétains, et cela à des prix particulièrement bas (400 € pour une grosse cylindrée). Les restaurants passent d'une main à l'autre, des Chinois aux Tibétains (cuisine souvent à la chinoise) ou aux Hui (musulmans), voire aux Occidentaux. Les nouveaux arrivés sont les Népalais. On les trouve dans le secteur touristique avec leurs propres voyages organisés, leurs véhicules, leurs hôtels. Les restaurants népalais proposent un mélange de cuisine française et italienne, ce qui est souvent plus apprécié par les touristes occidentaux que les momos à la viande de yack (raviolis tibétains) !

 

L’argumentation du « gouvernement en exil » du 14ème dalaï-lama en faveur d’un « Grand Tibet » revêt un caractère « ethnique » : les « Tibétains doivent devenir maîtres dans leur « propre pays » pour préserver leur culture ». Ce « pays » correspond, selon eux, à un très grand territoire où vivent des Tibétains…, bien que ce soit avec d’autres peuples. « Diviser le Tibet en de nombreuses et diverses entités administratives dont la plupart ont été annexées aux provinces chinoises avoisinantes, rend difficile la sauvegarde d’une culture bouddhiste et d’une identité séparée. Les entités tibétaines situées en dehors de la « Région autonome » constituent une part importante de l'identité tibétaine rassemblant environ 4 millions de Tibétains sur les 6 millions. Il n’est pas possible de trouver une solution au problème tibétain si tous ces territoires ne sont pas placés au sein d’une seule et même région. Ceci est essentiel pour la survie de la culture tibétaine » (3). Disons en passant que les « 4 millions sur 6 » ne sont en réalité que « 3 sur les 6 », mais le plus grave est que cette déclaration revient à établir des frontières sur une base ethnique.

 

Au cours de l’Histoire, la culture tibétaine a exercé une large influence, principalement lors du règne des rois Tubo (7-8ème siècles). Mais nous aussi, nous avons été Espagnols un jour, et nous avons même reçu le pêché originel comme héritage culturel. Cela ne fait pas de nous des partisans d’un « Grand Royaume Catholique Romain ». Pas étonnant que le 14ème dalaï-lama dise que « les Tibétains sont minoritaires dans leur propre pays », s'il pense au « Grand Tibet ». Ce ne sont pas que des Chinois Han qui s’y sont établis et intégrés, mais aussi des millions d'autres personnes de diverses nationalités, depuis des temps reculés.

 

Il est incontestable et aujourd’hui bien visible que l’influences culturelle des Tibétains s’est, à travers les siècles, fortement répandue sur le haut plateau jusqu’aux confins des régions « mixtes ». Mais la culture devrait-elle avoir une frontière ? « Oui, si elle est opprimée », répond le 14ème dalaï-lama. Son gouvernement  et lui-même parlent aussi de « génocide culturel ». Mais où s’arrêtent les cultures et les groupes ethniques ?

 à Golmud, danse traditionnelle tibétaine par des Ouïghoures (photo JPDes., 2008),
à Golmud, danse traditionnelle tibétaine par des Ouïghoures (photo JPDes., 2008),

Sur la place du centre culturel de Golmud (au Qinghai), des filles ouïghoures exécutent une danse tibétaine. La danse tibétaine a gagné en popularité dans de nombreuses régions, en dehors du Tibet. On danse sur des mélodies d’origine tibétaine, ouïghoure ou chinoise, dans toute la Chine. Pourtant, le 14ème dalaï-lama nomme « Turkestan » l’actuelle province chinoise de Xinjiang. Il aimerait la voir devenir indépendante de la Chine, mais non du Grand Tibet. Les Ouïghours, bien que majoritairement d'obédience musulmane, sont les bienvenus dans son « Grand Tibet »... politique internationale oblige !

 

Bien sûr, il est possible de sous-diviser les groupes autant de fois que l’on veut... jusqu’à parler de « Limbourgeois hollandais » et de « Limbourgeois flamands ». Il est aussi possible de réunir autant de groupes que l’on veut. La Chine se considère elle-même comme un pays multiculturel ou presque soixante groupes ethniques se côtoient. Quand elle parle de « famille culturelle et ethnique », il ne s'agit pas  de Chinois, mais d’un groupe englobant « Chinois – Tibétains – Birmans ». Si nous y ajoutons les quelques groupes indo-européens de l’Ouest de la Chine, et d’autres grands groupes dans le monde, nous arrivons finalement à l’Homo sapiens, sans savoir à quel continent ce dernier appartient.

 

La thèse d’une « culture tibétaine pure » est autodestructrice. Chaque culture, ainsi que chaque groupe humain, évolue à partir du moment où il est à la fois limité et ouvert.

Notes :

  1. Il s’agit d’une approximation faite sur base de statistiques démographiques, avec la difficulté que ces statistiques sont élaborées par province et que le « Grand Tibet » est composé de parties de provinces.

  2. TIN, Tibet Information Network, London, « The politics of population transfer », 28/10/99

  3. Discours du 14ème dalaï-lama le 10/3/95, en commémoration de la « Fête nationale » de la communauté tibétaine en exil. La date choisie est celle de l’insurrection tibétaine contre le gouvernement chinois. Le dalaï-lama inclut quelques autres minorités parce que 3 et non 4 millions de Tibétains vivent en dehors du Tibet (recensement national de 2000).