MITO, TIP, ETIM : entre stratégie et influence
par Vincent Verdonk (journaliste indépendant), Interview avec Kadir Duran, le 14 octobre 2025
Le cessez-le-feu entre le Hamas et Israël a été conclu, mais le monde demeure instable. Le terrorisme demeure la plus grande menace pour la paix et la sécurité humaine. Nous avons récemment interviewé Kadir Duran, un éminent journaliste et militant turc basé en Europe, pour en savoir plus sur cette organisation terroriste peu connue, le Mouvement islamique du Turkestan oriental.

Avez-vous entendu parler du Mouvement islamique du Turkestan oriental ? Qu'en pensez-vous ?
Oui, bien sûr.
Le Mouvement islamique du Turkestan oriental (MITO ou ETIM), devenu ensuite Parti islamique du Turkestan (TIP), est un groupe djihadiste ouïghour fondé à la fin des années 1990. Il est idéalement né dans le contexte du chaos afghan et de la montée d'Al-Qaïda, et s'est nourri du ressentiment réel d'une partie de la population ouïghoure au Xinjiang.
Mais son évolution a pris un tournant idéologique et violent :
il ne s'agit plus d'un mouvement de libération nationale, mais d'une organisation djihadiste salafiste, prônant la création d'un État islamique par les armes.
Le MITO/TIP a été lié directement à Al-Qaïda, et il figure toujours sur la liste des sanctions de l'ONU depuis 2002 (régime Al-Qaïda/Daech).
Mon opinion est claire :
Ce groupe n'est plus porteur d'une cause politique crédible, mais d'une idéologie de guerre permanente.
Il a dévoyé la question ouïghoure, transformant une lutte identitaire en une aventure violente sans horizon.Aujourd'hui, le TIP n'incarne pas la résistance des Ouïghours, mais la fracture entre une revendication nationale initialement politique et une dérive djihadiste globale.
Ce mouvement aspire à des territoires de plusieurs pays d'Asie centrale et de Chine. Qu'en pensez-vous ?
Il faut distinguer le mythe idéologique et la réalité géopolitique.
Le TIP parle d'un vaste "Turkestan islamique" allant du Xinjiang à l'Asie centrale, et certains discours évoquent une union des peuples turciques sous un même drapeau religieux.
Mais cela relève davantage d'un imaginaire panislamique que d'un projet réalisable.
En réalité :
• Le centre historique du mouvement est le Xinjiang (Turkestan oriental).
• Son ancrage militaire a été en Afghanistan, Pakistan puis Syrie, mais pas dans les États indépendants d'Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan).
• Et il n'a aucune base politique en Turquie, pays pourtant sensible à la cause ouïghoure.
Le rêve d'un "Grand Turkestan" unifié est avant tout une rhétorique religieuse et nationaliste, sans traduction territoriale concrète.
C'est un slogan destiné à mobiliser des soutiens ethniques et confessionnels, mais non un plan politique viable.
Face à une Chine de 1,4 milliard d'habitants, dotée d'une machine sécuritaire absolue, un groupe de quelques milliers de combattants dispersés ne représente aucune menace militaire sérieuse.
Leur discours maximaliste n'a donc aucune crédibilité géostratégique.
Que pensez-vous de leur doctrine islamique et de leur recours à la violence ?
Leur doctrine repose sur un salafisme djihadiste violent, hérité d'Al-Qaïda :
imposer la charia, convertir les "infidèles" ou les soumettre par la jizya (impôt religieux).
Ce n'est pas une approche spirituelle, mais une lecture politique et guerrière de l'islam.
Elle légitime :
• les attentats contre des civils,
• la répression des minorités religieuses,
• et l'usage d'enfants soldats (comme observé en Syrie).
Cette doctrine est incompatible avec les valeurs universelles :
elle nie la liberté de conscience, la diversité culturelle et la coexistence pacifique.
En tant qu'observateur et analyste, je considère cette doctrine comme une dérive totalitaire, au même titre que les idéologies extrêmes du XXe siècle.
Elle instrumentalise la religion pour imposer un ordre social autoritaire et uniformisé.
Je fais donc une distinction essentielle :
• défendre les droits des Ouïghours est légitime,
• soutenir un projet politico-religieux violent comme celui du TIP ne l'est pas.
La branche syrienne a été intégrée à la 84ᵉ division de l'armée syrienne (29 janvier 2025). Est-ce un soutien indirect au terrorisme ?
C'est une question centrale.
Les faits rapportés sont crédibles : une partie des ex-combattants étrangers, notamment du Parti islamique du Turkestan (TIP-Syrie), ont été intégrés à la 84ᵉ division nouvellement créée après la chute du régime d'Assad.
Si cette intégration s'est faite sans filtrage individuel, sans procédure judiciaire, ni désarmement complet, alors oui, il s'agit d'un soutien indirect au terrorisme, car on institutionnalise des réseaux extrémistes sous une bannière nationale.
En revanche, si un vrai processus de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) a été mis en place, avec supervision internationale, alors cela peut être vu comme une tentative de pacification.À mes yeux, sans contrôle extérieur ni mécanisme DDR, cette intégration équivaut à une normalisation du terrorisme sous un nouvel uniforme.
La Turquie protège-t-elle indirectement le Parti islamique du Turkestan (PIT) via des canaux financiers ?
Il existe effectivement une zone d'ambiguïté.
Des sites comme "Doğu Türkistan Bülteni" et des structures associées, comme l'Association islamique du Turkestan, ont collecté des dons via des banques turques et parfois via le service postal PTT.
Mais ces dons sont officiellement présentés comme aide humanitaire aux réfugiés ouïghours, pas comme soutien armé.
Aucune enquête judiciaire publique n'a démontré un financement d'État turc du TIP.
Toutefois, la Turquie n'a pas inscrit le TIP sur sa liste nationale des organisations terroristes, contrairement à l'ONU.À mon sens, la Turquie ne soutient pas le TIP.
İl y a un équilibre turc :
– à l'intérieur, discours de solidarité pan-turcique et islamique, aide humanitaire aux réfugiés ouïghours
– à l'extérieur, coopération économique avec la Chine (Belt and Road, investissements).Cette équilibre permet à Ankara de défendre symboliquement la cause ouïghoure sans affronter Pékin.
Quelle est votre conclusion à ce sujet ?
Le MITO/TIP reste aujourd'hui un groupe djihadiste résiduel, militairement délocalisé, idéologiquement affaibli, mais toujours utile politiquement.
En réalité, le TIP ne combat plus pour le "Turkestan oriental" : il s'est transformé en groupe de mercenaires syrianisés, coupé de sa base d'origine.
Sa rhétorique d'un État autonome islamique au Xinjiang est une fiction idéologique, impossible face à une Chine centralisée, peuplée de 1,4 milliard d'habitants.
Il est légitime de s'interroger sur le retrait de certaines organisations ouïghoures de la liste américaine des groupes terroristes, une décision qui n'est sans doute pas étrangère à l'évolution de la politique des États-Unis à l'égard de la Chine.
Depuis que Washington a durci le ton face à Pékin, la question ouïghoure est devenue un levier géopolitique. En soutenant plus ouvertement la cause ouïghoure, les États-Unis cherchent moins à défendre une minorité opprimée qu'à affaiblir l'image et l'influence de la Chine sur la scène internationale.
Sur le terrain, notamment en Syrie, accorder une certaine influence aux combattants ouïghours pourrait permettre à Washington de devancer les initiatives chinoises dans la région et d'occuper un espace stratégique clé enre le Moyen-Orient et l'Asie centrale.
Mais cette approche pourrait aussi masquer une manœuvre plus discrète des services de renseignement américains. Certains observateurs estiment en effet que la CIA chercherait à renforcer sa présence au sein de réseaux ouïghours, dans le but, à terme, d'exploiter les connexions existantes dans la région du Xinjiang pour pénétrer plus profondément la société chinoise.