Le Kailash, autour de la montagne sacrée (jour 1)
(carnets de voyage, Tibet occidental 2019)
par Élisabeth Martens, le 5 mai 2020
Le nom tibétain du Kailash (6714m) est "Kang Rinpoché", le "Précieux joyau des neiges". La montagne sacrée avec ses quatre faces finement cisaillées et tournées aux quatre orients ressemble à un diamant que son dôme couvert de glaciers fait scintiller dès le lever du soleil.
Le Kailash est une montagne sacrée pour des millions de fidèles, ceux de l'hindouisme, du jaïnisme, du bouddhisme tibétain, du bön. A la bonne saison, des groupes de pèlerins tibétains, indiens, chinois auxquels se mêlent quelques touristes occidentaux, coréens ou japonais, se pressent à Darchen, la petite bourgade qui sert de point de départ et d'arrivée de la "kora". Le tour de ce géant mythologique dure trois jours pour des pèlerins de constitution normale et, en général, très motivés : la kora du Kailash efface tous les péchés, surtout s'ils choisissent le bon moment pour le faire. Les jours de pleine lune sont vivement conseillés.
Certains d'entre eux, désireux de cumuler des points positifs à leur karma, ne prennent pas de repos et bouclent les 52 km de la kora en une journée harassante. Encore mieux, faire 108 fois la kora du Kailash donne un accès direct au nirvana, ceci à condition d'être bouddhiste, évidemment. Toutefois, il y a intérêt à ne pas se tromper de sens: seuls les bön-po suivent le sens inverse des aiguilles d'une montre, à l'image de leur svastika qui tourne aussi à l'inverse de celui des bouddhistes.
Quittant Darchen à 7h du matin, le soleil dans le dos, nous marchons vers l'ouest d'un bon pas. Il fait encore froid. Rapidement, on arrive au premier des quatre sites de prosternation qui égrainent l'itinéraire. On avance prudemment, pour ne pas piétiner une extrémité anatomique des quelques pèlerins allongés de tout leur long, visage contre terre. Ils se relèvent, avancent de trois pas, se touchent à nouveau la tête, le front et le cœur de leurs mains jointes pour signifier leur entière appartenance à Bouddha, puis replongent de tout leur long dans la poussière ; mains et genoux sont protégés de chiffons bien serrés. Chaque site de prosternation est long de plusieurs kilomètres, mais certains pèlerins, plus performants ou plus pieux, exécutent ce ballet tout le long de la kora; karmiquement parlant, c'est nettement plus rentable.
Tsoepel nous raconte que la plaine de Tarboche dans laquelle nous débouchons au bout d'une heure de marche est un lieu de rassemblement pour des milliers de fidèles bouddhistes. Tous les ans, le jour de la pleine lune du quatrième mois lunaire du calendrier tibétain (en avril, mai ou juin, selon les années) un mât d'une dizaine de mètres de haut est dressé ici pour commémorer la victoire l'armée tibétaine contre le Ladakh en 1681. L'enjeu de cette guerre était le commerce de la laine, elle eut lieu sous le règne du cinquième dalaï-lama (1617-1682) surnommé le "Grand Cinquième" pour avoir étendu son autorité temporelle et spirituelle sur l'entièreté du Tibet.
Bizarrement, cette commémoration plutôt "chauvine" tombe en même temps que la fête de Saga Dawa ou "Éveil du Bouddha". Très populaire, elle ressemble à une kermesse de Flandre occidentale avec ses stands de boissons, de beignets, de jeux d'adresse, de karaoké, etc., et ses moines aux robes chatoyantes qui sirotent un coca en chattant sur leur « oppo ». Le matin de la levée du mât, une nuée de lamas en costume d’apparat fait le tour du mât au son des trompes et des tambourins.
Sur notre droite, un vaste promontoire naturel sert de lieu rituel pour les funérailles célestes, "mais comme il n'y a plus assez de vautours pour nettoyer les os, ces funérailles traditionnelles sont réservées uniquement aux rinpochés, aux bouddhas vivants et aux grands lamas", explique Tsoepel, en ajoutant « et aux Tibétains riches ». Au centre de la plaine de Tarboche, un stupa percé trône sur un piédestal ; une tête de yack pendouille au centre de l'orifice. Passer sous la tête de yack pardonnent tous les péchés, encore !... faut-il qu'ils soient nombreux !
La vallée se rétrécit et on longe la rivière Lha-Chu. Des falaises sombres et ocres bordent la route, le monastère Chuku se niche dans l'une d'elles, forteresse aux fenêtres inaccessibles. Je m'étonne que sur ce chemin de pèlerinage millénaire, aucune aubette de souvenirs "gling-gling", de marchands de cacahuètes et de red-bull ne se soient installés, comme c'est le cas dans quasi tous les sites touristiques en Chine. Tsoepel éclaircit le mystère :
-ici, c'est une zone protégée, aucune construction n'est autorisée le long de la kora.
Par contre, le tapage ne semble pas interdit. D'une main, les pèlerins font tourner un moulin à prières, de l'autre, ils branchent leur GSM dernier modèle qui sur un rap des quartiers chauds de la capitale, qui sur des mantras à la gloire d'une tara, qui sur des chants de nomades, chacun son choix, mais tous reprennent le chant à pleine gorge. Tant et si bien qu'une seule envie me prend, retrouver le calme de la montagne. Je laisse les bruyants Tibétains me devancer.
D'autres, plus paisibles, se retrouvent en famille pour un pique-nique le long de la rivière Lha-Chu. Plusieurs générations réunies se partagent la viande séchée et la tsampa, les enfants se jettent sur les saucisses préemballées de couleur rose bonbon. De nombreuses sources désaltèrent les marcheurs, les yacks s'ébrouent dans la rivière pendant la pause sous le soleil de midi.
La très grande majorité des pèlerins sont des Tibétains. Les Chinois sont rares sur ces sentiers périlleux, ils craignent de manquer d'oxygène et de se salir le fond du pantalon. La Russie, la Corée, le Japon et plusieurs pays européens sont représentés, mais leur quota est minime.
De joyeuses cascades jaillissent des cavités de la montagne répondant aux grands corbeaux dont les croassements rebondissent sur les parois rocheuses. Une hermine en redingote d'été s'enfuit entre nos pieds. Ici, les marmottes ne sifflent pas pour sonner l'alerte mais pour annoncer la venue des pèlerins, ils ont toujours quelques friandises dans leurs besaces. Pas farouches, elles viennent grignoter dans le creux des mains. Plus loin, à ma droite, un flanc impressionnant du Kailash apparaît soudain, quelques langues de glace immaculée s'écoulent des parois de granit noir.
Au soir d'une première journée de marche, 10 heures pour parcourir 22 km à une altitude moyenne de 5000 mètres, on arrive sur une vaste étendue de pierrailles surplombée par le monastère de Dira Puk, la "grotte (puk) de la corne du yack femelle (dira)". Le petit édifice accroché à flanc de montagne face au versant nord du Kailash doit son nom à une légende locale : le roi Gekhöd, une divinité terrible du bön, a dévalé les pentes escarpées du Kailash; c'était un jour où il avait pris la forme d'un yack et, par de puissants coups de cornes, Gekhöd a dispersé d'énormes blocs de roche tout autour de lui formant cet espace ouvert au pied du versant nord du Kailash.
C'est aussi en ce lieu que Milarepa, poète tantrique et saint patron des saltimbanques, a vaincu Naro Bönchung. Après une série d’épreuves périlleuses desquelles Milarepa sortit vainqueur, un dernier duel allait opposer les deux concurrents : une course en ligne droite vers le sommet du Kailash. Mais Naro Bönchung était un grand maître du bön, il avait plus d'un tour dans son sac. Tout de go, il enfourcha son tambour magique et fila tout droit vers le sommet. Milarepa ne se laissa pas intimider pour si peu, lui était un grand maître du bouddhisme tantrique. Il héla un rayon de soleil et grimpa sur son dos comme sur le balais d'une sorcière. Voyant passer Milarepa à toute allure sur son rayon lumineux, Naro Bönchung s'effraya et tomba de son tambour ; il déboula la pente sud de la montagne sacrée, son tambour y laissa de profondes entailles encore visibles aujourd'hui. Lumière contre son de tambour, Milarepa gagna la partie une ultime fois, et le tantrisme s'installa à demeure sur le Haut plateau. Toutefois, dans sa grande tolérance, Milarépa concéda aux bön-po qu'ils perpétuent la tradition de la kora autour du Kailash, bien qu'ils devraient l'effectuer en sens inverse. Pendant notre périple, nous les avons croisé, ceux qui venaient en sens inverse.
Le petit monastère de Dira Puk a été restauré en 1985. Au pied d'une volée d'escaliers taillés dans la pierre, il nous paraît s'élancer vers le ciel. Orné de couleurs vives, il est particulièrement élégant, et nous voilà à grimper à nouveau, cette fois ce sont les échelles menant aux chapelles obscures. Pas d'électricité pour éclairer la grotte de méditation dédiée Götsangpa, une réincarnation de Milarepa. Tsoepel nous indique une ombre dans la paroi de granit, elle dessine une empreinte de pied: « c'est le pied de Milarepa », nous dit Tsoepel d'un ton grave. Il se penche pour toucher l'empreinte de son front, puis y passe la main et en frottant ses yeux, il explique que l'empreinte à un pouvoir de guérison sur les affections oculaires.
Au pied de la statue du saint poète, quelques lampes à beurre brûlent en dispensant leur odeur âcre et une fumée noire. On devine des billets de banque déposés là en offrande, rachat des nombreux péchés des pèlerins... venir jusqu'ici pour retrouver le vieux mythe de la culpabilité, il y a de quoi se sentir vaincu par des millénaires œdipiens.
Dans une chapelle située sous le toit, trois moines psalmodient des mantras de protection et tapent en rythme sur tambours, cymbales et tambourins. Accrochées au mur, des têtes de yacks, de bharals, de cerfs et de renards nous observent d'un œil vitreux. Tsoepel nous rassure:
-les Tibétains ne tuent pas les animaux, ceux-ci ont été trouvés morts dans la montagne, les moines les ont ramenées ici pour les prier de protéger les autres animaux sauvages de la montagne.
Nous voyant entrer, les moines redoublent d'ardeur sur leurs instruments : en protégeant les animaux du Kailash, c'est tous les animaux de la planète qu'ils protègent, par pieuse extrapolation. "Qui sauve une vie, sauve le monde entier", dit un proverbe tibétain.
Dans la cour centrale du monastère, la nuit tombe, une fine neige commence à recouvrir le sol. La lune se couche sur le dos. Le froid et la fatigue nous font frissonner. Tsoepel nous entraîne vers une fenêtre qui donne, en contre-bas, sur une petite pièce sans lumière, oubliée de tous. A travers le carreau crasseux, on aperçoit un tableau à moitié effacé, aux couleurs ternies. Il illustre l'histoire des quatre sources qui jaillissent à proximité du mont Kailash.
Le versant doré du mont sacré, sa face nord, cache la "fontaine du lion". De sa gueule béante jaillit l'eau du Sengge Tsangpo, l'Indus. Les flots de l'Indus se dirigent vers l'ouest, traversent la frontière chinoise près du col du Karakorum, puis dégringole le Pakistan du nord au sud pour se jeter dans la Mer d'Oman à proximité de Karachi.
Au pied du versant ouest dont la couleur symbolique est le rubis, le Kailash abrite la "fontaine de l'éléphant". Le pachyderme abrite la source du Langchen Tsangpo, ou Sutlej, la rivière se dirige vers l'état du Penjab ; ne s'inquiétant pas des frontières disputées du Penjab, elle vient grossir les eaux de l'Indus au Pakistan.
A proximité du versant sud du Kailash, couleur lapis-lazuli, la "fontaine du paon" remplit la rivière Karnali, encore appelée la Ghaghara. Celle-ci traverse le Népal du nord au sud et rejoint le Gange qui partage son delta avec le Brahmapoutre et inonde le Bangladesh.
Enfin, la "fontaine du cheval" jaillit à l'est du mont Kailash, un versant qui brille comme du cristal au lever u soleil. Le cheval fertilise la vallée du Yarlung Tsangpo sans laquelle le Tibet serait un désert inhabitable. Arrêté par les monts Meishan et ses falaises abruptes, le Yarlung bifurque brusquement vers le sud et pénètre le nord-est de l'Inde. Il prend alors son nom sacré : le Brahmapoutre, ou « fils de Brahma » et rejoint le Gange au Bangladesh. Tous deux se jettent dans le Golfe du Bengale par l'intermédiaire du gigantesque delta dont les crues promettent le pire et le meilleur pour des millions de Bengalis.
Au centre des quatre fleuves, l'arbre porte des fruits, la vie s'épanouit. C'est la vie de plus d'un milliard de personnes que raconte ce petit tableau d'art naïf oublié dans un coin perdu d'un petit monastère de montagne à 5080 mètres d'altitude... ironie du sort !
Près du temple, une tente noire de fumée et luisante de graisse sert de cantine aux pèlerins. Une soupe pisseuse où se noient quelques nouilles trop lourdes bout sur un poêle qui trône au centre de l'obscurité. Un homme âgé l'alimente en permanence de bouses de yack en maintenant des lunettes auxquelles manque une branche. On se serre sur le banc en taquinant un groupe de femmes tibétaines, elles rient mais ne se laissent pas faire. Tsoepel engage la conversation et apprend qu'elles habitent au Népal, elles sont venues jusqu'ici pour le pèlerinage du Kailash. Tout Tibétain se doit de le faire au moins une fois dans sa vie.
Tsoepel nous dit, envieux:
-elles, elles peuvent venir jusqu'ici, alors que nous ne pouvons aller dans aucun autre pays."
Depuis les révoltes de 2008 à Lhassa, il n'a plus qu'une carte d'identité chinoise, son passeport lui a été retiré.
-et où voudrais-tu aller? lui demande-t-on.
-en Belgique, par exemple, réplique-t-il en souriant.
-la Belgique, c'est un tout petit pays avec beaucoup d'habitants, 11 millions tout au plus.
-ici, au Tibet, c'est le contraire, c'est un pays immense avec très peu d'habitants, seulement 6 millions.
Pour lui, le Tibet est donc le territoire revendiqué par les indépendantistes, un territoire que le dalaï-lama nomme le "Grand Tibet" ou le "Tibet historique" et qui couvre deux fois la superficie de la Région Autonome du Tibet. Ce « Grand Tibet dalaïste » comptait bien 6 millions de Tibétains, et non les 3 millions de la R.A.T. au moment où le dalaï-lama a fui vers l'Inde en 1959. On comprend mieux pourquoi les autorités ont confisqué le passeport de notre ami Tsoepel.
Au pied du monastère de Dira Puk, une auberge sommaire offre quelques chambres, quatre murs de béton et deux lits désossés munis de sommier à ressorts face au versant nord du Kailash. Une lune froide illumine les arêtes du colosse de diamant d'un bleu irréel, des astres tombent par poignées sur nos couvertures de laine. Nous nous endormons emmitouflés sous toutes les couches disponibles. Le ciel gèle, la nuit est lumineuse, la magie opère.