La vallée du Yarlung, berceau de la civilisation tibétaine
par Élisabeth Martens, le 12 juin 2020
Nous nous sommes mis en route pour Zedang, le chef-lieu de la ville-préfecture de Shannan. Située à 160 km au Sud-est de Lhassa, nous empruntons l'autoroute qui mène jusqu'à l'aéroport de Gongkar, puis bifurquons vers l'Est et longeons la rive droite du fleuve par la nouvelle grand-route. De même que les 34 provinces de la Chine (ses plus hautes divisions administratives), la Région Autonome du Tibet (RAT) est divisée en préfectures. La RAT en compte huit. Chaque préfecture est divisée en districts qu'on appelle des « xian » en chinois. La préfecture de Shannan compte 12 districts. Nous nous dirigeons vers le district de Nêdong, situé dans le sud de la ville-préfecture de Shannan qui, au nord, abrite Zedang, le quartier administratif de la ville.
Notre guide Tsoepel qui est très attaché à l'ancien Tibet nous informe qu'autrefois la région se nommait « Lhoka ». Elle s'étendait jusque Lhassa au Nord, jusque Nyingchi à l'Est et jusque Xigazé à l'Ouest. Au Sud, elle touchait les frontières du Bhoutan et de l'Inde. Ceci pour suggérer subtilement que depuis que « le Tibet est tombé aux mains des Chinois », tout s'est rétréci.
− La région de Lhoka est la région la plus fertile du Tibet, c'est la vallée du Yarlung Zangpo, notre fleuve-vie, nous précise Tsoepel. Cette région est aussi très riche au niveau historique, elle est le berceau de la civilisation tibétaine. Zedang s'appelait Nêdong autrefois, c'était la capitale de la dynastie Yarlung. Le début de la dynastie reste mystérieux, il se perd dans la mythologie, même si certains historiens parlent du 2ème siècle avant Jésus-Christ. La fin de la dynastie est une date historique, elle correspond à l'assassinat de Langdarma, le dernier roi de la dynastie, en l'an 842 de notre ère. Actuellement, Zedang et Nêdong ne forment plus qu'une seule grande ville, la quatrième ville du Tibet. Elle est devenue un centre administratif important et une base militaire proche de la capitale. C'est près de Zedang que les premiers rois de la dynastie Yarlung ont bâti leur palais, le Yumbulakang. On peut encore voir les tertres funéraires de certains d'entre eux près de la rivière Chongye, un affluent du Yarlung. C'est aussi dans cette région que le premier monastère du Tibet, le monastère de Samyé, a été construit. C'était sous le règne de Trisong Detsen, en 779 de notre ère. »
Le fleuve Yarlung avance majestueusement dans son lit de sable. Les arbres et arbustes le bordant ont grandi en 20 ans, ils sont bien implantés. Àcertains endroits, ils dissimulent même le fleuve derrière leur rideau de verdure. Pourtant de larges bancs de sable lèchent encore les remous de la masse fluviale. Le manque d'eau a mis le passeur au chômage. Quand je suis venue ici pour la première fois, en 1995, l'unique moyen d'atteindre le monastère de Samyé était un vieux bac qui traversait le Yarlung Tsangpo aux petites heures du matin dans un ciel encore gelé d'étoiles. Une pointe de nostalgie arrête notre 4x4 à l'ancien point d'amarrage du bac. Il a été remplacé par deux ponts, l'un arrive à proximité du monastère, l'autre enjambe le fleuve à la hauteur de la nouvelle ville de Zedang.
Arrivés à l'hôtel, nous nous débarrassons rapidement de la ville moderne et nous nous dirigeons vers le Gangpo Ri, la montagne sacrée qui dresse fièrement ses 4130 mètres à l'Est de la vieille ville. Celle-ci s'étale à son pied, soumise à l'ordre de Yarlha Shampo, la divinité puissante qui garde les secrets du Gangpo Ri. Il en est un que jamais il ne révéla, pourtant tous les enfants du Tibet connaissent l'histoire du singe et de l'ogresse. Elle raconte que dans les temps les plus reculés, le Tibet était couvert par les océans. Les eaux se sont retirées peu à peu, laissant apparaître le relief des fonds marins, des montagnes émergèrent et des êtres vivants vinrent les habiter. Parmi eux, il y avait un singe qui cherchait un coin de terre tranquille pour méditer et vivre dans la chasteté. Il s'installa dans une grotte creusée dans la montagne Gangpo Ri. Or, par une nuit de pleine lune, l'ogresse Sinmo vint le séduire.
− ... toujours les femmes! s'exclame laconiquement notre ami Tsoepel qui poursuit son récit. Le singe n'était autre que Tchenrezi, le bodhisattva de la compassion et grand protecteur du Tibet. Pour dissimuler sa véritable nature, il avait pris la forme d'un macaque. Quant à l'ogresse, elle était en réalité la manifestation féminine du bodhisattva de la compassion, la Tara verte. L'ogresse avait conservé sa couleur d'origine, car le vert de son corps protégeait le monde végétal. Sur les courbes de ses hanches et de ses cuisses, sur la rondeur de son ventre et de ses seins se dessinaient les montagnes, les forêts et les temples du Tibet. Son cœur battait au rythme du monastère Samyé. La Tara verte était préposée à de multiples fonctions, elle devait également prendre soin des voyageurs et des marchands et veiller à ce que leur périple se passe sans complication. Comme elle avait de grands pouvoirs, elle s'autorisa à menacer le macaque divin. Elle lui signifia que s'il refusait de s'unir à elle, elle se rendrait auprès d’un démon; avec lui, elle couvrirait la terre d'êtres maléfiques. Le chantage était pertinent, le bodhisattva de la compassion infinie ne supporta pas l'idée d'une pareille épidémie. Il ne put que se plier à la volonté de l'ogresse et s'accoupla à elle. De leur union naquirent six petits singes qui grandirent dans les vastes forêts de Lhoka. Ils se multiplièrent à une telle vitesse que la forêt n'offrit plus assez de fruits pour nourrir tout le monde. Alors Tchenrezi, voyant sa progéniture affamée, implora l'aide de Yarlha Shampo, le dieu de la montagne Gangpo Ri. Celui-ci ramassa une poignée d'orge et la dispersa autour de lui d'un geste pontifical. L'orge couvrit toute la vallée du Yarlung, ce qui donna beaucoup de travail à Tchenrezi. Il dut apprendre à cultiver les champs. Après plusieurs moissons favorables, il put enfin nourrir tous ses petits singes. Mais ceux-ci, à mesure qu’ils se nourrirent de céréales, perdirent leurs poils, puis leur queue. Suivant l'exemple de leur père, ils commencèrent à utiliser des ustensiles en os et en pierre, puis ils tissèrent des vêtements et construisirent des maisons.
− c'est ainsi qu'est née la civilisation tibétaine, conclut Tsoepel, satisfait de son récit.
En écoutant cette histoire, je me rappelle que lors de ma visite du Potala en 1995, je me suis attardée devant une gigantesque peinture murale dédiée à l'histoire du Tibet. Elle commençait par cette légende; le passage du singe vers l'homme était joliment illustré. Je m'en souviens clairement, car j'ai été surprise que l'imaginaire baroque et luxuriant des Tibétains ait conçu les débuts de leur histoire d'homo sapiens de manière simplement biologique... avec quelques fioritures et réactualisations bouddhistes, cela va sans dire.