Retour sur la question des relations Tibet-Allemagne nazie (2e partie : une argumentation minable)
par Albert Ettinger, le 7 août 2018
En 2008, le quotidien Libération publia une « mise au point » signée Françoise Robin, Anne-Marie Blondeau, Katia Buffetrille et Heather Stoddard. Pour défendre coûte que coûte l’ancien Tibet et leur idole, le dalaï-lama, ces tibétologues universitaires y nient toute relation entre l’Allemagne nazie et le Tibet. Au contraire, elles affirment avec insistance que « l'expédition Schäfer » fut purement « scientifique » et vont jusqu’à présenter le nazi invétéré que fut Schäfer comme un résistant dans l’âme. À l’instar de leur collègue allemande Isrun Engelhardt, peu leur importe qu’elles fassent en fin de compte l’apologie du « Troisième Reich ».
Deux arguments sont supposés étayer le point de vue de ceux qui voudraient faire de Schäfer et de son expédition au cœur du Tibet une entreprise purement scientifique, indépendante des SS et du contexte politique de l’époque.
Schäfer, un « adversaire des pseudo-scientifiques de Himmler » ?
Premièrement, Schäfer, au lieu du nazi invétéré que ses actes et ses paroles de l’époque laissent apparaître, aurait été un opposant dans l’âme, un résistant même, puisqu’il ne se serait pas plié aux vœux de Himmler, allant jusqu’à refuser « les pseudo-chercheurs que Himmler voulut lui imposer ».
Cette affirmation a été faite d’abord par Schäfer lui-même, après la fin de la guerre. Comme la grande majorité des membres du parti et des SS, il se découvrit soudain adversaire du régime après que, en 1945, la « guerre totale » se fut terminée par une défaite totale. Pour quelles raisons faudrait-il le croire sur parole, comme le font Isrun Engelhardt et ses collègues françaises ?
Les pseudo-chercheurs initialement proposés par Himmler, auxquels Schäfer fit référence, étaient le voyant et occultiste Wiligut alias Weisthor, un malade mental devenu membre des SS, et Edmund Kiss, un partisan de la « doctrine de la glace éternelle ». (1) Schäfer considérait Wiligut comme un charlatan et ne partageait pas l’enthousiasme de Himmler pour la doctrine de la glace éternelle (tout comme la plupart des dirigeants nazis), mais de là à s’opposer à Himmler, c’était un seuil à ne pas franchir pour un carriériste comme Schäfer. Contrairement à ses affirmations ultérieures reprises par certains historiens à tendance négationniste et répétées par les quatre « illustres » tibétologues françaises, le « brillant zoologue » se montrait tout à fait disposé à accepter les propositions de Himmler et de Wüst, le président de l’Ahnenerbe. (2) Sur une liste provisoire, établie par Schäfer en septembre 1937, figurent les noms des treize personnes qu’il voulut voir participer à son expédition. L’un d’eux est celui de Kiss. (3)
Si celui-ci n’a finalement pas été de la partie, c’est parce que le nombre de participants avait été réduit, surtout pour des raisons de coût et de discrétion, et parce que les objectifs scientifiques de l’expédition furent précisés pour se focaliser sur une « étude holistique » du Tibet. (4)
Cette réduction de l’équipe et sa conséquence, la non-participation de Kiss, suscitèrent en effet la grogne du président de l’Ahnenerbe qui estima que, sans la participation d’un spécialiste de la doctrine de la glace éternelle, les objectifs de l’expédition ne correspondaient plus aux désirs du Reichsführer SS. Néanmoins, Himmler voulait continuer de se comporter comme le patron et le sponsor d’une entreprise aussi prestigieuse. En conséquence, c’est lui qui ordonna que les préparatifs et la mise en œuvre de l’expédition s’effectuassent dorénavant sous la responsabilité de Schäfer et non plus de l’Ahnenerbe et qu’elle se déroulât sous le nom d’ « Expédition allemande Dr. Ernst Schäfer, envoyée par l’Ahnenerbe / parrainée par le Reichsführer SS ». (5)
Loin de prendre ses distances vis-à-vis de Schäfer et de l’expédition, Himmler reçut les explorateurs en partance pour l’Asie au cours d’une réception solennelle, le 11 avril 1938, et profita de l’occasion pour promouvoir Wienert, Geer et Krause au rang de SS-Untersturmführer.
Schäfer quant à lui, dressa le portrait suivant de son vénéré protecteur devant les alpinistes du British Himalayan Club (!) en 1938 : « En tant que membre de longue date de la Garde noire, j’étais trop heureux que le dirigeant suprême des SS, lui-même un fervent scientifique amateur, s’intéressât à mon travail d’exploration. Il n’était pas nécessaire de convaincre le Reichsführer SS, puisqu’il partageait les mêmes idées ; il me promit simplement de m’accorder toute l’aide nécessaire… » (6)
(Source : Archives fédérales allemandes / Wikimedia commons)
Un financement totalement « autonome » dans l’État totalitaire nazi ?
Deuxième argument des négationnistes : « L’expédition ne fut donc financée ni par les SS ni par l’Ahnenerbe », et « Schäfer leva les fonds pour financer l’expédition de manière complètement autonome ». (7)
En restant poli et en gardant son sang-froid, on pourrait à la rigueur appeler cela une demi-vérité. Quels sont les faits ? Eh bien, le budget annuel de l’Ahnenerbe était alors de 700 000 Reichsmark par an ; il ne suffisait pas à financer une expédition dont le coût fut estimé dès le départ à plus de 60 000 RM. C’est pourquoi Schäfer dut se tourner, avec l’aide des SS, vers d’autres sources. Voici les plus importantes :
- Suite à une requête du Hauptsturmführer Bruno Galke, le chef du service d’aide économique des SS, la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) accorda, conjointement avec sa nouvelle dépendance appelée Reichsforschungsrat, un subside de 30 000 RM. Le président de la DFG était le professeur de chimie militaire (Wehrchemie) Rudolf Mentzel, un Obersturmbannführer SS. (8)
- 40 000 RM venaient du Werberat der Deutschen Wirtschaft, le « Conseil de Publicité de l’Industrie allemande ». (9) Il s’agit d’un comité composé d’experts économiques nommés par le Ministère nazi de la Propagande. (10)
- Selon un document d’archives américain, la maison centrale d’édition du parti nazi (NSDAP), le Franz Eher Verlag fit un don de 40 000 RM. (11)
- 35 000 RM furent offerts par la IG Farben Industrie. (12) Il s’agit en l’occurrence du trust de l’industrie chimique allemande, la plus grande entreprise d’Europe, qui allait fournir une bonne partie des produits indispensables à la guerre et à la « solution finale » : azote pour les munitions et les explosifs, carburant synthétique, caoutchouc synthétique et … le Zyklon B. utilisé pour gazer les victimes des camps de la mort. La plupart de ses directeurs étaient membres du parti nazi. La IG Farben fut aussi la première profiteuse du régime et de sa guerre de conquête, d’abord en absorbant des entreprises allemandes « aryanisées », puis en s’incorporant les usines des territoires occupés et en exploitant à grande échelle des ouvriers-esclaves venus des camps. Un retour sur investissement très appréciable donc, car elle avait été le principal bienfaiteur du parti nazi et de ses organisations de masse. (13)
- Enfin, l’entreprise du père de Schäfer, les Phoenix Werke, fit un don de 3 000 RM, et l’aciérie Ilseder Hütte contribua à hauteur de 2 000 RM.
(Source : Archives fédérales allemandes, Image 146-2007-0057/ Wikimedia Commons)
L’expédition de Schäfer bénéficia encore de généreux dons en nature de la part de grandes entreprises allemandes, parmi lesquelles les fabricants d’armes Berlin-Suhler Waffen-und Fahrzeugwerke GmbH (qui offrit tous les fusils de chasse) et Carl Walther (qui fit don de dix pistolets), les entreprises pharmaceutiques Merck, Bayer et Boehringer), ainsi que d’autres entreprises visant à promouvoir leurs produits par le biais d’une expédition prestigieuse du Reich (Siemens, Agfa, Bahlsen, Maggi, Steinhäger, Reemtsma…). Les petites entreprises désireuses de faire un don furent d’ailleurs contrôlées par la Gestapo qui s’assura qu’elles étaient aryennes à cent pour cent.
Tout cela montre bien qu’il est impossible d’ignorer le contexte politique dans lequel eut lieu « l’expédition Schäfer » au Tibet. Les aides publiques et « privées » avaient un caractère tout aussi politique (et compromettant) que le soutien direct d’Himmler. Rappelons-nous qu’il était le chef de tout le système répressif nazi : des SS dans les camps et des Waffen-SS ainsi que de toutes les forces de police y compris de la Gestapo. Supposer, comme le fait Isrun Engelhardt, qu’il ait pu y avoir une importante collecte de fonds « autonome » dans cette Allemagne sous sa férule, cela témoigne de la part de cette chercheuse allemande au prénom gothique d’une incroyable nigauderie, sinon de sympathies inavouées pour le Reich d’antan.
Le soutien matériel des SS pour l’expédition dirigée par Schäfer était d’ailleurs tout sauf insignifiant :
- Heinrich Gerling de l’état-major personnel du Reichsführer SS gérait ses finances. (14)
- La caisse de ce même état-major prit en charge les « coûts non négligeables » de l’assurance accident des membres de l’expédition. (15)
- Himmler finança leur équipement personnel et leurs vêtements en ayant recours à un de ses nombreux comptes spéciaux. (16)
- Il donna l’ordre au Reichsarzt SS de fournir gratuitement un équipement sanitaire complet. (17)
- Himmler s’adressa à Göring pour que celui-ci mît 30 000 RM en devises à la disposition des explorateurs. Sans ces devises, l’expédition aurait été impossible. (18)
- Le SS Hauptamt paya le voyage en train de Schäfer et de ses camarades vers le port de Gênes, d’où partit le bateau pour l’Asie, et finalement, l’expédition terminée, leur rapatriement par avion depuis l’Inde. (19)
- Quand, suite à un malencontreux article du Völkischer Beobachter qui avait alerté Londres, l’expédition risqua de se voir refuser l’entrée au Sikkim, petit royaume himalayen sous protectorat britannique à la frontière du Tibet, Himmler écrivit aussitôt une lettre à l’amiral Sir Barry Domvile. Ce sympathisant nazi, un ancien chef des services de renseignement de la Royal Navy, plaida la cause de l’Ahnenerbe devant le Premier ministre Neville Chamberlain, affirmant que l’institut SS n’avait « aucun lien politique » et ne s’occupait « que d’histoire, de folklore, de biologie, de l’ère glaciaire et d’histoire naturelle. » Chamberlain finit par autoriser le séjour des explorateurs SS au Sikkim. (20)
À suivre…
Notes :
1) Françoise Robin inclut Beger dans les pseudo-scientifiques auxquels Schäfer se serait opposé : Himmler voulut que Schäfer « adjoignît des idéologues du Troisième Reich » à son équipe, « dont le docteur Bruno Beger qui fit ensuite gazer des prisonniers à Auschwitz », affirme-t-elle (Clichés tibétains, pp. 42-43). Simple ignorance ou mauvaise foi ? Nous y reviendrons plus loin.
2) Cf. Wolfgang Kaufmann, Das Dritte Reich und Tibet, Ludwigsfeld, 2014, p. 213
3) Cf. Kaufmann, op. cit, p. 214
4) Cf. Kaufmann, ibid.
5) Kaufmann, p. 220
6) Christopher Hale, Himmler’s Cruisade : The Nazi Expedition to Find the Origins of the Aryan Race, Castle Books, 2006, p. 116
7) Tel est le crédo d’Isrun Engelhardt. Cf. Isrun Engelhardt, „Die Ernst Schäfer Tibetexpedition 1938–1939“, dans Brennpunkt Tibet 03/2009 (https://info-buddhismus.de/Ernst-Schaefer-Tibetexpedition-Engelhardt.html)
8) Cf. Kaufmann, op. cit., pp. 214 et 218
9) Cf. https://en.wikipedia.org/wiki/1938%E2%80%9339_German_expedition_to_Tibet
10) Cf. https://www.lexikon-drittes-reich.de/Werberat_der_deutschen_Wirtschaft
11) Cf. https://en.wikipedia.org/wiki/1938%E2%80%9339_German_expedition_to_Tibet - Kaufmann pense cependant qu’il s’agit là d’une information erronée.
12) ibid.
13) Le 28 février 1933, un jour après l’incendie du Reichstag, l’I.G. Farben vira 400.000 RM au NSDAP, tandis que la SA reçut plus de 500 000 RM sur son compte secret auprès de la Bayrische Hypo- und Wechselbank. Au cours de l’hiver 1933/34, l’I.G. Farben fit encore un don de 200 000 RM pour l’achat de manteaux d’hiver destinés aux membres des SA. Cf. https://de.wikipedia.org/wiki/I.G._Farben#Vorkriegszeit
14) Kaufmann, p. 220
15) Kaufmann, p. 221
16) ibid.
17) Kaufmann, p. 221-222
18) Cf. Kaufmann, p. 218 ; cf. aussi Detlev Rose, « L'expédition allemande au Tibet de 1938-39. Voyage scientifique ou quête de traces à motivation idéologique ? », ds. Synergies européennes - Bruxelles-Munich-Tübingen, novembre 2006 (article tiré de la revue Deutschland in Geschichte und Gegenwart, No. 3-2006)
19) Kaufmann, p. 222
20) Hale, op. cit., p. 149