Le double objectif du dalaï-lama, temporel et spirituel
par Elisabeth Martens, le 26 février 2019
Déjà dix ans avant le départ du dalaï-lama en 1959, l'exil des Tibétains est à situer dans le contexte de la Guerre froide, une guerre qu'au nom de la démocratie et de la liberté, l'Occident va mener loin de chez lui, déchiquetant tour à tour la Corée et le Vietnam. En effet, après la Seconde guerre mondiale, les Américains se sont donné pour tâche d'éradiquer l'ensemble du « bloc communiste » dispatché sur les cinq continents (bien que l'Afrique fût peu représentée). La Chine fut d'emblée dans le collimateur de leur « chasse aux sorcières », les États-Unis avaient d'ailleurs déjà un pied dans l’entrebâillement de la porte grâce aux liens créés avant la Seconde guerre mondiale avec le Kuomingtang, le parti Nationaliste chinois, et son dirigeant, Tchang Kaï-chek.
C'est dans cet objectif que, quelques mois avant la proclamation de la République Populaire en 1949, l'Office des Affaires étrangères des États-Unis a déclaré le Tibet comme zone « stratégiquement importante ». « Puisque l'indépendance du Tibet peut servir la lutte contre le communisme, il est de notre intérêt de le reconnaître comme indépendant au lieu de le considérer comme faisant partie de la Chine », soulignait le rapport officiel.1
Et puisque les Etats-Unis comptaient sur « l'influence idéologique du dalaï-lama pour porter plus loin que les frontières du Tibet »2, il était prévisible qu'ils inciteraient les dignitaires tibétains à fuir le pays. Cela s'est vérifié dans la correspondance que le dalaï-lama a entretenue avec la CIA pendant plusieurs années avant son exil.3 La déclaration faite par l'Office des Affaires étrangères prouve d'ailleurs que les États-Unis ont usé de stratégie pour attirer à eux le chef spirituel du Tibet. Ils voyaient en lui un allié particulièrement charismatique, et donc facile à médiatiser.
Quant au dalaï-lama, une fois qu'il a compris que le combat entre les États-Unis et la Chine ne s'intéressait ni à lui, ni à sa religion, ni à « son peuple », il a vu dans l'exil tibétain une occasion de « protéger le bouddhisme et éviter qu'il ne disparaisse complètement », tel que l'écrit Bernard Faure, historien des religions d'Asie à l'université de Stanford et de Columbia. Car, ajoute Faure, « on est entré dans la période de déclin du bouddhisme où le recours à la force est nécessaire », or « lutter contre l'ennemi, au risque de se salir les mains, exprime l'esprit du Grand Véhicule »4. Le « Grand Véhicule », ou « Mahayana », est une branche du bouddhisme dont fait partie le bouddhisme tibétain.
Pour le dalaï-lama, l'exil de ses « frères et sœurs tibétains » doit servir l'expansion du bouddhisme, et si pas son expansion, au moins la lutte contre les ennemis du dharma ; la Chine est visée en premier. La lutte se fait au « risque de se salir les mains », c'est-à-dire que le chef spirituel n'écarte pas la possibilité d'un recours à la violence, et on a vu son implication dans le « Tibetan Youth Congres » (TYC), faction armée de la communauté tibétaine en exil.5
Le défi du dalaï-lama est de transformer l'exil tibétain en une opportunité pour le bouddhisme : le laisser se développer et de s'épanouir là où il s'est déposé, sans quoi le sacrifice des exilés serait vain. Or la communauté des exilés tibétains dépend, depuis le début, des aides allouées par les États-Unis, des dons distribués par des disciples occidentaux et du soutien politique et médiatique de l'Union européenne. Les portes de l'Occident se sont certes largement ouvertes au dalaï-lama et aux dignitaires tibétains, religieux et laïques, mais plus le dalaï-lama avançait sur les terrains marécageux de l'exil, plus il se liait pieds et mains au bon vouloir de l’establishment occidental.6
C'est pourquoi, dès 1959, le dalaï-lama a multiplié ses alliances tous azimuts. Il se préparait à jouer sur les deux plans à la fois, le temporel et le spirituel, comme il se doit dans ses fonctions tantriques. Au niveau temporel, il se devait d'honorer son « contrat » avec les États-Unis en participant activement à la médiatisation de la « question tibétaine », à la diabolisation du gouvernement chinois, et en soutenant la lutte pour l'indépendance du Tibet, que celle-ci soit pacifique ou non. Il a pris part aux multiples activités de l'International Campaign for Tibet (ICT), le mouvement « pro-Tibet-libre » qui a démarré aux Etats-Unis et s'est étendu à un niveau international.7
Au niveau spirituel, il allait se hisser au sommet des représentants de la paix dans le monde, il allait initier un maximum d'adeptes aux arcanes du Kalachakra8 espérant les convertir au tantrisme, il allait alimenter en continu les liens entre le bouddhisme et les sciences occidentales, et il allait activement s'impliquer dans la diffusion des méditations de Pleine conscience, ou Mindfulness.
Notes :
1 sur le site du « Foreign Relations of United States », http://images.library.wisc.edu/FRUS/EFacs/
2 sur le site du « Foreign Relations of United States », http://images.library.wisc.edu/FRUS/EFacs/
3 sur le site du « Foreign Relations of United States », http://images.library.wisc.edu/FRUS/EFacs/
4 Bernard Faure, « Bouddhisme et violence », Le Cavalier Bleu, 2008
6 Albert Ettinger, « Batailles tibétaines, Histoire, contexte et perspectives d'un conflit international », éd. française de China International Presse, 2018
8 http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-au-tibet/448-l-initiation-de-kalachakra