Le dalaï-lama, « un marxiste en robe bouddhiste »
par Elisabeth Martens, le 3 mars 2019
Le dalaï-lama n'avait que seize ans en 1951, quand l'APL (Armée Populaire de Libération, armée chinoise) est entrée dans les rues de Lhassa. Quatre ans plus tard, après avoir participé à une première Assemblée Populaire Nationale à Pékin à laquelle il fut convié en tant que délégué pour le Tibet, le 14ème dalaï-lama déclarait, très enthousiaste : « j'ai entendu parler le président Mao de différentes questions et j'ai reçu de lui des instructions. Je suis parvenu à la ferme conclusion que les brillantes perspectives pour le peuple chinois dans son ensemble sont aussi les perspectives pour nous les Tibétains. Le chemin de notre pays tout entier est aussi notre chemin et ce ne sera pas un autre »1.
Sa jeunesse peut expliquer son point de vue, pourtant le dalaï-lama a réitéré ses dires à plusieurs reprises. Dans un communiqué de 1996, qui a dû secouer la communauté en exil, il déclarait : « De toutes les théories économiques modernes, le système économique marxiste est fondé sur des principes moraux, tandis que le capitalisme n’est fondé que sur le gain et la rentabilité. Le marxisme est basé sur la distribution de la richesse sur une base égale et sur l’utilisation équitable des moyens de production. Il est aussi bien concerné par le destin des travailleurs - qui sont la majorité - que par le destin de ceux qui sont défavorisés et dans le besoin ; le marxisme se soucie des victimes, des minorités exploitées. Pour ces raisons, le système m’interpelle et il me semble juste », pour conclure : « Je me considère moi-même comme semi-marxiste et semi-bouddhiste. »2
Avec le recul de 60 ans d'exil, on peut se demander pour quelle raison le 14ème dalaï-lama a fini par préférer l'exil aux propositions de réformes de Mao. Il aurait pu rester au Tibet comme l'a fait son collègue en religion, le panchen-lama, et soutenir une modernisation du Tibet qu'il avait lui-même souhaitée. Dans une interview de Melvyn Goldstein, tibétologue mondialement reconnu, le dalaï-lama racontait que depuis sa jeunesse, il était en faveur de la construction d’écoles, de machines et de routes dans son pays. Il pensait que le travail forcé et non payé d’un serf au profit du seigneur et certains impôts imposés aux paysans étaient « extrêmement mauvais », et il prétendait ne pas aimer la façon dont les gens étaient surchargés de dettes aniciennes parfois transmises de génération en génération. C'eût été dans la logique d'un « marxiste en robe de moine », comme il aime à se présenter. Et c'eût été la suite logique de « l'Accord en 17 points » que ses délégués avaient signé en 1951 avec le gouvernement chinois, un accord qui, entre autres, reconnaissait l'autonomie régionale et garantissait la liberté religieuse.
On nous dit qu'il a fui les bombes et les violences de l'APL, pourtant la situation n'a commencé à s'envenimer dans les régions tibétaines (en dehors du Tibet proprement dit) que six ans après l'arrivée de l'APL, et principalement en raison de l'intervention de la CIA. En effet, la CIA avait construit un réseau de guérilla au Tibet grâce à la collaboration des deux frères aînés du dalaï-lama, Gyalo Thondup et Thubten Norbu. Ce dernier n'était autre que l’ex-rinpoché du monastère de Kumbum au Qinghai ; il est devenu ensuite un responsable de « Radio Free-Asia », une radio de la CIA sise au Colorado.3
Les deux frères du dalaï-lama avaient été contactés par les Américains dès le début des années cinquante quand ils étaient en exil en Inde, avant de partir aux États-Unis. Ils ont aidé la CIA à rassembler suffisamment de combattants tibétains pour constituer une guérilla. Les agents de la CIA ont entraîné les volontaires tibétains d’abord à Saipan, l’une des îles Mariannes (à l'est de la mer des Philipinnes), puis dans un camp militaire situé dans les montagnes du Colorado. La plupart des combattants réunis par les frères du dalaï-lama étaient des Khampas, originaires de la région du Kham (actuel Sichuan).
Or c'est de la région du Kham (actuelle province du Sichuan) qu'a démarré la rébellion anti-chinoise en 1956. Elle s'est amplifiée au fur et à mesure des réformes agraires appliquées par la nouvelle Chine, donc aussi appliquées dans la province du Sichuan où vivaient des grands propriétaires fonciers tibétains, de famille noble. Par contre, les réformes agraires n'étaient pas d'application au Tibet même, ceci grâce à « l'accord en 17 points » signés par les autorités tibétaines et le gouvernement chinois en 1951. Cela explique que la rebellion ait démarré du Sichuan et se soit lentement acheminée vers le Tibet pour atteindre Lhassa à la fin des années cinquante.
Quand, en 1959, un obus est tombé près de sa résidence d'été, le dalaï-lama pouvait bien se douter qu'il s'agissait d'une provocation de la guérilla tibétaine, une guérilla organisée par les États-Unis. L'origine de l'obus n'a jamais été prouvée, mais l'APL n'avait alors aucune raison de faire fuir le dalaï-lama puisque ce dernier s'était montré favorable au changement de régime au Tibet, à condition que cela se passe sur la longueur (c'est ce que signifiait l'accord en 17 points). De plus, les soldats de l'APL avaient reçu l'ordre de ne tirer ni sur les palais ni sur les lieux sacrés.
Après l'exil de 1959, le camp de base des rebelles khampas fut déménagé vers le Mustang népalais. Des résistants tibétains étaient régulièrement parachutés en Région Autonome du Tibet (RAT) par les bons office de la force aérienne américaine pour distribuer des armes aux populations locales et pour propager l'idée de l'indépendance. Selon les chroniqueurs et officiers de l’armée américaine, les rebelles tibétains n'ont pas reçu le soutien escompté de la part des populations locales. Au contraire, ils étaient rapidement dénoncés par les Tibétains et interceptés par l’armée chinoise4. Et pour cause, pas même quinze jours après le départ du dalaï-lama, le servage et l'esclavage furent abolis. Et en 1961, le gouvernement chinois exproprie les propriétés foncières tenues par les seigneurs et les lamas et distribue les terres aux paysans, les troupeaux qui appartenaient auparvant à la noblesse sont donnés à des collectifs de bergers.
Notes :
1 Tom Grunfeld, « The Making of Modern Tibet », Zed Books, 1987
2 Goldstein M., « The Snow Lion and the Dragon » ; « The Dalaï Lama, Beyond Dogma : Dialogues and Discourses », North Atlantic Books, 1996
4 Conboy et Morrison, « The CIA’s Secret War in Tibet », UPKansas, 2002