Les Tibétains sont-ils en minorité sur leur propre territoire, comme le prétend le dalaï-lama ?
par Jean-Paul Desimpelaere, le 29 février 2012
« Les Tibétains sont en minorité sur leur propre territoire » : c'est devenu un leitmotiv des milieux pro-indépendantiste tibétain. Il a été lancé pour la première fois en 1987 par un journaliste américain, J. F. Avedon. Ce dernier entretenait depuis longtemps des contacts étroits avec les exiles tibétains. Par exemple, en 1973, il a résidé chez des rebelles tibétains au Népal (1), et en 1979, c'est lui qui organisa le premier voyage du dalaï-lama aux USA.
Voyons dans quel contexte ce leitmotiv a été lancé dans le milieu pro-indépendance du Tibet.
En 1987, J.F.Avedon a rédigé un rapport dans lequel il dénonçait une immigration massive des Chinois Han dans la Région Autonome du Tibet, « deux millions de Han » selon ses calculs. Une commission des législateurs américains s'empara de ce chiffre qui, depuis, fait office de vérité statistique. Or rien que le fait que la population du Tibet ne comptait que 2,2 millions d’habitants en 1987 rend ce chiffre de « 2 millions de Chinois Han immigrés au Tibet » démesuré.
Avedon déclarait en outre qu'à Lhassa, on comptait « 150 000 Chinois pour 50 000 Tibétains ». Remarquons tout d'abord que « 150 000 Chinois à Lhassa », c’est bien loin de 2 millions. Où sont les autres Chinois ? Les villes ne sont pas nombreuses au Tibet, on peut en citer sept au maximum : Nagchu, Chamdo, Nyingchi, Xigazê, Gyangzê, Zedang et Xêgar. Toutes sont beaucoup plus petites que Lhassa, impossible donc d'atteindre les deux millions de Chinois immigrés dont parle Avedon. A moins que ces Chinois ne vivent en-dehors des villes ? À la campagne peut-être? Pourtant, l’anthropologue et tibétologue, Melvyn Goldstein, qui parcourt le Tibet depuis 30 ans, n’a jamais rencontré un seul Chinois Han vivant dans les villages tibétains (2).
Dans son rapport de 1987, Avedon déclare aussi que dans le « Grand Tibet », soit un territoire deux fois plus étendu que la province tibétaine (ou R.A.T.), il y a « 7,5 millions de Chinois Han pour 6 millions de Tibétains » (3). La même année, le dalaï-lama s'empare de ce chiffre, et dans un discours au Congrès américain, il déclare : « 7,5 millions de colons chinois se sont déjà installés au Tibet, ce qui est plus que le nombre de Tibétains. Ils doivent partir. » (4)
Une semaine après son discours au Congrès américain, des émeutes se sont déclenchées à Lhassa. Comme par hasard, Avedon était sur place (5). À cette époque, le Tibet était ouvert, tout un chacun pouvait s'y rendre, sans permis spécial. C'est suite à ces incidents à Lhassa que la Chine a instauré la loi martiale en R.A.T., durant deux ans, et qu'il a fallu un permis spécial pour entrer au Tibet.
Pendant ce temps, Avedon et son ami Ackerly fondèrent aux Etats-Unis, « l’International Campaign for Tibet (ICT) ». Depuis 1988, l’ICT est l’organe de communication le plus important des comités européens et américains soutenant l’indépendance du Tibet. (6)
C’est dans ce contexte mouvementé que naquirent les accusations selon lesquelles « la Chine envahit le Tibet par une immigration massive de Chinois Han ». Durant plus de 20 ans, jusque maintenant, ce leitmotiv a fait le tour du monde, relayé par les centaines de comités de soutien à l'indépendance du Tibet. (7)
En 1987, dans son discours au Congrès américain, c’était la première fois que le dalaï-lama abordait ce thème de l'immigration chinoise au Tibet. Depuis lors, il s’exprime à ce propos lors de presque chacune de ses prestations publiques.
Par exemple, en 1988, dans son discours annuel,devenu une tradition (8), il impute à la Chine la surpopulation Han au Tibet. En juin de la même année, en s'adressant au Parlement européen, il déclare : « « le gouvernement chinois incite une immigration massive de la population Han vers le Tibet. Les six millions de Tibétains sont déjà en minorité » (9). En 1999, il répète encore ce chiffre de « 7,5 millions de Chinois Han pour 6 millions de Tibétains » à la télévision allemande (10).
Mais vu qu’en 1987, il y avait déjà 7,5 millions de Han au « Grand Tibet », combien devrait-il y en avoir maintenant ? En 2008, le dalaï-lama a déclaré devant le sénat français « qu’il avait eu vent d’un plan du gouvernement chinois pour amener un million de Chinois Han supplémentaires au Tibet, ceci après les jeux olympiques » (11). Il a désigné cela comme étant un « génocide démographique ».
Cependant, en 2003, le Bureau du dalaï-lama à New York a publié un article commentant le recensement de la population chinoise effectué par la Chine en 2000. Ce recensement indique que la région autonome du Tibet compte 97.6% de Tibétains. Le seul bémol entrevu par l'article était que « le recensement a eu lieu en novembre, et à cette période, il y a moins de Chinois Han au Tibet qu’en été ». Par contre, le résultat de 97.6% n'y est pas remis en doute (12).
En 2007, le dalaï-lama déclare à un journaliste allemand que « l'autonomie signifie entre autres que les Tibétains doivent être en majorité. On ne peut accepter le contraire. Lors de ma première visite en Lettonie, un politicien local me confia que tous les Russes parlant le letton et respectant la culture lettone pouvaient rester à partir du moment où ils n’étaient pas trop nombreux. Autrement, ils devraient quitter le pays.
Pour moi, c'est également valable pour le Tibet. Tous les Chinois qui parlent le tibétain et qui respectent la culture tibétaine peuvent rester s’ils ne sont pas trop nombreux. Tous les Chinois qui trouvent que les Tibétains puent devraient quitter notre pays » (13). N'oublions pas que par « pays », le dalaï-lama entend le « Grand-Tibet » (14).
En 2008, il a encore déclaré dans une interview pour « Le Nouvel Observateur » : « Environ 100 000 Tibétains habitent à Lhassa, alors que les Chinois sont deux fois plus nombreux. Lhassa est devenue méconnaissable. Dans d’autres villes, des Chinatowns flambants neufs ont été créés. Les Tibétains sont devenus minoritaires dans leur propre pays, ce qui est intolérable. » (15)
Il ne s’agit ici que de quelques citations du dalaï-lama à propos de ce qui est devenu une « vérité médiatique », mais qui n'en n'est pas une en réalité.
En effet, les observations scientifiques rendent cette « vérité médiatique » totalement invraisemblable. Entre autre, l'étude d'un économiste et démographe anglais, Andrew Martin Fischer, qui s'est rendu sur place en 2003-2004, parvint à la conclusion que les histoires sur une immigration massive de Chinois Han au Tibet ou dans les régions tibétaines de Qinghai, Gansu et du Sichuan étaient fortement exagérées, voire infondées. Durant 14 mois, il a travaillé dans 23 villes tibétaines en R.A.T et districts avoisinants à forte concertation tibétaine, en dehors de la région autonome (16).
D'après son étude, il n'y a pas plus de 6% de Han dans toute la Région autonome du Tibet. Mais ils sont répartis très différemment : dans les campagnes, on en compte 1,5%, et dans les grandes villes 32%. A présent, ils y sont plusieurs centaines de milliers sur un total de 3 millions d’habitants.
Il note qu'il y a très peu de Chinois Han en dehors des centres urbains et réfute les accusations concernant l’arrivée massive de Chinois au Tibet. Les Chinois Han se sont surtout installés dans cinq grands centres urbains là où, 70 ans plus tôt, à peine un Chinois Han possédait un petit commerce. Pour Andrew Martin Fischer, affirmer qu’il y a plus de Chinois Han vivant au Tibet que de Tibétains tient de l'aberration (17).
Notes
(1) Les rebelles tibétains pour l’indépendance du Tibet étaient actifs dans une guérilla soutenue et financée par les USA de 1956 à 1972. Qui était également au Népal en 1973 ? John Ackerly, l’actuel directeur du « International Campaign for Tibet ». Ils s’y trouvaient ensemble. J. F. Avedon s’occupait de la question tibétaine, mais Ackerly fit un détour par la Roumanie pour y accélérer la chute du communisme, et ce au service des USA.
(2) Voir entre autres ‘Asian Survey 45, p.758-779, university of California, 2003
(3) Aussi paru en Néerlandais : J. F. Avedon, Tibet Vandaag. Huidige situatie en vooruitzichten, Stichting Ontmoeting met Tibetaanse Cultuur, Nederland, Laren, 1989 ( ?)
(4) Le texte peut être trouvé sur son site web personnel : www.dalailama.com
(5) Christopher Queen, ‘Engaged Buddhism in the West’, p. 226-227, Wisdom Publications, USA, 2000.
(6) ICT : avec un site web en 5 langues et entre autres un bureau à Bruxelles. Aux USA, le président est Beth Markey, un ex-collaborateur des affaires étrangères aux Etats-Unis. Le directeur pour les relations avec les USA est Todd Stein qui est un ancien conseiller en matière militaire pour le sénat américain. Le directeur de l’ICT à Bruxelles est Vincent Metten, un ancien conseiller du ministère belge de la défense et d’affaires militaires auprès de la Commission Européenne.
(7) http://www.tibet.org/Resources/TSG/Groups/ cite 376 groupes, mais, pour la Belgique, la liste n’en compte que 4, alors qu’il y en a au moins 20. Pour les Pays-Bas, il n’y en a que 3, alors que le pays en compte des dizaines. Une organisation internationale importante n’y est même pas mentionnée : « Students for a Free Tibet ». Ils ont des dizaines de branches, dispersées de par le monde. Le réseau de lobbyistes et d’activistes pour un Tibet indépendant est énorme, surtout concentré sur les USA, l’Europe, le Canada, l’Australie et le Japon – c’est-à-dire le monde « industriel développé ».
(8) Le 10 mars, jour commémoratif de l’insurrection de 1959 à LhassaSite web Sénat France
(9) Ces chiffres n’étaient basés sur aucune étude. Ce chiffre a été repris à l’unanimité dans une résolution contre la Chine au Parlement belge en juin 1996 et confirmé à nouveau en 2008.
(10) ARD, 15/06/99
(11) Site web Sénat France
(12) http://tibetoffice.org, 5/10/2003 (supprimé du site, en ma possession sur format papier)
(13) Süddeutsche zeitung, 22/09/2007.
(14) deux fois plus grand que le Tibet actuel, le « grand Tibet » comprend des régions mixtes où les Tibétains étaient déjà en majorité (dans certaines régions, pas partout)
(15) Le Nouvel Observateur, 17/01/2008
(16) Andrew Martin Fisher, Development Studies Institute, London, “Urban Fault Lines in Shangri La”, 26/2/2004. Et “Population invasion versus urban exclusion”, Population and Development Review, December 2008, p. 631-662. Andrew Fischer est un économiste et démographe anglais. De 1995 jusqu’à 2001, il vécut dans la communauté tibétaine en Inde et au Népal. Par la suite, il a travaillé pour le TIN (TibetInfoNet, qui est pro dalaï-lama lama) à Londres et il est actuellement professeur visitant aux Pays-Bas. Sa spécialité : mettre à jour les mécanismes qui discriminent de manière structurelle les minorités d’une communauté et qui peuvent amener à des exclusions socio-économiques.
(17) Il cite aussi une étude de Irredale, qui observa une diminution de Chinois Han dans la région autonome du Tibet entre 1981 et 1992