Le « Tibet chinois », en 10 questions posées à Jean-Paul Desimpelaere
(cet interview à lire aussi sur : Reflets de Chine - Un autre regard sur la Chine)
par Alain Albié, le 8 mars 2009
Plutôt que d’envoyer une équipe de journalistes enquêter sur la réalité du Tibet au monastère tibétain de Labrang, qui est en termes d’image commerciale ce que Lourdes est aux catholiques, j’ai préféré demander son avis à une personne qui connaît réellement le Tibet et non pas seulement quelques « images d’Épinal » prises lors du dernier voyage à vocation touristique. Jean Paul Desimpelaere est une de ces personnes qui a une incontestable expérience du Tibet et je lui ai posé dix questions afin de cerner davantage la réalité de cette région qui fait couler tant d’encre.
RDC : comment avez-vous été mis en contact avec le Tibet? Qu'est-ce qui vous a attiré vers le Toit du monde ?
JPD : Je suis entré en contact pour la première fois avec les populations tibétaines en 1985, dans la province du Gansu, mais ce n’est qu’en 1991 que j’ai eu un réel séjour de trois mois au Tibet même, lors d’une expédition d'alpinistes.
Depuis, les voyages se sont multipliés, au rythme d’une fois tous les deux ans, chaque fois d’une durée d’environ un mois. Justement parce que dès la première fois, j’y ai trouvé autre chose que les pensées dominantes chez nous. Je peux dire que j’ai été dans les zones touristiques et dans les zones non touristiques. Et que j’ai pu parler avec beaucoup d’agriculteurs, que j’affectionne pour leur franc-parler.
RDC : Le mois de mars est annoncé comme étant une période à risque au Tibet, qu’en pensez-vous et faut-il craindre de violents affrontements ?
JPD : Le 10 mars, il y aura des manifestations en Europe, aux États-Unis et en Inde, mais je ne crois pas que les affrontements de l’année passée au Tibet vont se reproduire, pour trois raisons. La principale, c’est que la population tibétaine, dans sa large majorité a désavoué les actes de violence à Lhassa de mars 2008.
Quand j’étais au Tibet, en octobre et novembre 2008, toutes les personnes avec qui j’ai eu l’occasion de parler, sans « escorte » et quelque soit leur position sociale, me l’ont confirmé. Je n’avais pas l’impression qu’ils me disaient cela pour me faire plaisir, il y avait de l’amertume dans leur ton quand ils parlaient des « petits brigands qui ont mis le feu à Lhassa. »
Une deuxième raison est que l’ambiance à Lhassa et dans d’autres villes tibétaines est à la fête. Les Tibétains viennent de passer leur « Nouvel An tibétain, le Losar », fin février. Le dalaï-lama et sa suite avaient appelé le peuple tibétain à boycotter la fête du Nouvel An.
Mauvais calcul, les Tibétains adorent la fête. Le parlement de la région Autonome du Tibet (dont 80% des membres sont des Tibétains, et élus directement par la population) vient de décréter une nouvelle fête : « le 50e anniversaire de la libération des serfs », ceci pour le 28 mars, dorénavant jour officiel de congé au Tibet. Les préparatifs de la fête sont déjà en route. Donc, je crois que le 10 mars – anniversaire de l’exil volontaire du dalaï-lama – passera au Tibet sous silence entre deux cortèges festifs.
La troisième raison : les autorités tibétaines ne vont plus se laisser prendre au dépourvu, comme l’année passée. La venue de Tibétains résidant en Inde pour « visiter la famille » est soumise à un contrôle plus strict qu’en 2008. Ameuter des moines ou des groupes de jeunes s’avère plus difficile et les villes sont plus « surveillées » qu’avant durant cette période.
RDC : Quand les médias occidentaux parlent du Tibet, ils ne font pratiquement qu’allusion aux religieux et on a souvent l’impression que ce pays n’est peuplé que de moines, les moines sont-ils si nombreux et ont-ils une si grande importance dans la vie des Tibétains ?
JPD : Quand je donne une conférence sur le Tibet, je commence à parler de la majorité de la population : les agriculteurs (pas les nomades, qui ne forment qu’une toute petite minorité). Les agriculteurs (cultivateurs et éleveurs de bétail) représentent 80% de la population. Le Tibet, c’est eux. Les moines et les nonnes représentent 4% de la population. Je sais que les albums de photos des touristes occidentaux contiennent plus de moines que de paysans.
Comme si un « vrai Tibétain » à nos yeux est un Tibétain qui prie ou qui endosse la robe, alors que les moines au Tibet vont jouer au billard du village. Bien sûr, ils sont « respectés » par la population. Ils sont une sorte « d’assurance vie » pour les croyants qui voient en eux une possibilité d’augmenter leur bon karma dans cette vie et la prochaine. Pas mal de familles aiment bien avoir un proche dans un monastère pour leur assurer un parcours de vie pas trop perturbé, et propice pour la prochaine.
Une enquête récente de deux tibetologues américains parmi 780 familles rurales au Tibet montre que la moitié des familles invite régulièrement des moines – contre paiement - pour venir réciter des sutras à domicile, lors de naissances, de mariages, de décès ou lors de décisions importantes pour la famille, parfois même pour prier pour une bonne récolte. Les moines sont très présents dans la vie des Tibétains et bien nourris par eux.
RDC : J’ai pour ma part posé 100 fois la question sur les désirs réels du « gouvernement en exil » mais je n’ai jamais pu obtenir de réponses ; quelles sont leurs vraies aspirations : autonomie ou indépendance ?
JPD : « L’autonomie » est un terme qui ne sert qu’à gagner notre sympathie, car quand on regarde de plus près leurs revendications, c’est « l’indépendance » qui se dissimule en dessous : une propre constitution basée sur le bouddhisme, un rôle politique pour le clergé, une législation séparée de la Chine, l’armée chinoise dehors, même les Chinois tout court dehors, la possibilité de créer des partis politiques pro-occidentaux, le marché libre, un retour des fils et des filles de l’ancienne élite à des postes de dirigeants.
En plus, tout cela est revendiqué pour une région deux fois plus grande que l’actuel Tibet et qu’ils appellent le « Grand Tibet » ou le « Tibet culturel » (5 fois la France, un quart de la Chine), où les Tibétains n’ont jamais été majoritaires durant l’Histoire, mais sur lequel ils ont régné pendant presque 200 ans (653-840), soumettant d’autres populations. Évidemment, le gouvernement chinois est inflexible face à une telle boulimie de revendications.
RDC : Vous qui avez séjourné au milieu du peuple Tibétain quel est leur avis sur ce problème et le dalaï-lama a-t-il une véritable légitimité auprès des habitants ?
JPD : La majorité des Tibétains ne veulent pas de ce mot d’ordre « d’indépendance », car ils sont bien conscients que cela provoquerait une longue période de perturbations dans leur développement. Ils considèrent encore « l’institution du dalaï-lama » comme une importante effigie religieuse, mais déplorent le fait que l’actuel dalaï-lama fasse de la politique, qu’il veuille que l’ancienne élite revienne au Tibet et qu’il se fasse soutenir par les USA.
Parmi les moines, il y a un peu de sympathie pour la politique du dalaï-lama, peut-être dans le faux espoir que leur « rang social » s’élèverait dans un régime semi-ecclésiastique. Par contre, beaucoup d’intellectuels tibétains rejettent l’idée d’un « demi-dieu » (« Sa Sainteté ») et relèguent le dalaï-lama à un simple Rinpoché (abbé) de monastère.
RDC : Les « pro-tibétains » parlent souvent d’une colonisation forcée orchestrée par les autorités de Pékin visant à réduire la culture tibétaine à sa plus simple expression, qu’en est-il dans les faits ?
JPD : Ils parlent même « d’exploitation coloniale » et « de génocide culturel ». À ma connaissance, s’il y a « exploitation », l’exploiteur devrait au moins gagner des sous sur le dos de l’exploité. Dans le cas du Tibet, c’est l’inverse : l’État central draine de l’aide au développement du Tibet, d’année en année, sans en retirer un sous. On s’en rend compte sur place, chez les gens, dans la rue, dans les magasins, dans les écoles, etc. Le monde entier le sait, sauf les « pro-tibétains ».
Et concernant la culture, je ne l’ai pas vue s’éteindre, ni devenir une petite flamme, bien au contraire. Livres, films, opéras, danses, fêtes, peintures, sculptures, artisanat, études, vêtements : la culture traditionnelle y est à l’honneur et se diffuse plus qu’il y a vingt ans, grâce aux subsides. Récemment dans une bonne revue écologiste belge, je lisais qu’au Tibet « les gens ne peuvent plus porter leur costume traditionnel ». Ça, c’est du n’importe quoi.
Mais l’info était soufflée à l’oreille du journaliste par une ancienne aristocrate tibétaine, habitant maintenant confortablement à Toronto. Il y a incontestablement une influence culturelle de la Chine et du monde moderne. Quelques exemples : les hit-parades musicaux sonnent chinois, le textile à la mode internationale est apparu chez les jeunes, et les DVD de Harry Potter se trouvent en vente. Est-ce qu’il faut interdire tout ça au nom de l’authenticité ?
RDC : Comment expliquez-vous la passion de certains pour ce problème Tibétain et particulièrement en France alors que l’opinion publique se désintéresse d’autres conflits, en Palestine par exemple ?
JPD : Le mythe autour du Tibet date d’il y a longtemps, du temps du Romantisme fin du 19e siècle, avec des aventuriers, des explorateurs, des missionnaires. Le mythe s’est perpétué jusqu’à nos jours, mais il a changé de couleur lors de la victoire de la Révolution chinoise en 1949.
Depuis la « Guerre froide », l’anticommunisme occidental s’est greffé dessus, moyennant de gros budgets de médiatisation. Cela fait déjà presque 60 ans ; nous sommes nés avec de « l’anti-chinois » dans notre « Quotidien du Matin ». La Chine n’avait pas (et n’a pas encore) la force ni l’habitude de la « guerre médiatique » pour contrecarrer les malentendus ou les distorsions. Et voilà qu’en 1959 le 14ème dalaï-lama et sa suite suivent le chant des sirènes des USA, en s’exilant.
Pendant une bonne décennie, il est le chef suprême d’une petite armée de guérilla au Tibet, puis il se voit octroyer un autre rôle à partir des années 80 : celui d’ambassadeur itinérant de la tolérance, de la compassion et de la spiritualité, et défendant la cause « d‘un peuple perdu » à cause des « méchants Chinois ». Cela coïncidait (tiens donc !) à l’époque où pas mal d’intellectuels en Europe recherchaient une « spiritualité alternative ». En nostalgie de religion (trop vite balayée par la Révolution française ?) ou de semi-religion ou de « mythe lointain », nombreux sont ceux qui ont suivi un bout de chemin tibétain.
Mais la conviction de la « nécessité de l’indépendance du Tibet » était « communié » avec le mythe tibétain. Pour beaucoup d’entre nous, c’est une affaire avalée, digérée, digérée et régurgitée, de là, la « passion ».
RDC : Ayant fait plusieurs séjours au Tibet, vous êtes à même de juger d’une évolution ou au contraire d’une régression de la vie des Tibétains, qu’en est-il exactement et les habitants vivent-ils mieux ou plus mal que sous le temps des lamas, leur culture est elle réellement en danger ?
JPD : Je n’ai pas vu l’ancien régime, mais d’autres l’ont vu et décrit. Ce n’était pas la joie. La région était dans l’arrière-peloton du monde, avec un système comparable à notre Moyen Age, mais nettement plus ecclésiastique, aussi bien économiquement que politiquement. La Chine impériale n’a eu que peu d’interventions dans le système social du Tibet.
La population du Tibet n’a pas augmenté entre le 13ème siècle (premier recensement de la part de Pékin) et 1952 (recensement sous la direction du 14ème dalaï-lama), on mourait jeune, un enfant n’avait que 50% de chance de devenir adulte.
Ceci est décrit par l’actuel dalaï-lama comme « un équilibre harmonieux entre l’homme et la nature ». Mais bon, venons-en à maintenant. Depuis que j’y vais, je n’ai vu que du progrès social, dommage pour les « indépendantistes » hors Chine. Ce progrès est même flagrant : habitations, scolarité (déjà 33.000 diplômés universitaires tibétains), santé, nourriture (les Tibétains mangent des légumes maintenant, le Tibet se « végétarise »), communication (GSM, internet – les sites des « indépendantistes » vivant à l’étranger sont bloqués, bien sûr), ainsi de suite.
Je ne pense pas qu’un citadin tibétain, lorsqu’il filme une représentation de danses folkloriques à l’aide d’une caméra digitale, perde son « identité culturelle ». Dans l’immense parc du palais d’été du dalaï-lama, où les gens du commun ne pouvaient pas entrer avant, il y a maintenant un « zoo » et des « fêtes », où on peut voir des tentes publicitaires « Budweiser » distribuer gratuitement des bières allemandes. Pendant les fêtes, il y a des stands criards de tombola, avec e.a. des moines comme clients amusés, mais il y a également des concours d’opéra traditionnel.
RDC : Pensez-vous que si les religieux ou le gouvernement en exil reprenaient les rênes du pays, ils appliqueraient la démocratie comme ils le disent parfois et cela est il compatible justement avec un régime religieux alors que ce terme de démocratie sous-entend un état laïque ?
JPD : L’occident a déjà attaqué militairement trop de pays au nom de la « démocratie ». Ce terme devient de plus en plus un passe-partout pour « imposer » le marché libre et les « privatisations » de l’économie mondiale.
Le 14ème dalaï-lama utilise cette devise, son régime éventuel privatisera les terres au Tibet, c’est marqué dans sa « proposition de constitution ». La « démocratie » appliquée dans son « gouvernement en exil » en Inde est une démocratie de partage des postes clés entre familles importantes, la sienne en premier.
Son « premier ministre » est un lama. Ils ne mettront pas des lamas à tous les postes, mais ils veulent quand même instaurer un système semi-ecclésiastique et basé sur la doctrine du bouddhisme tibétain.
RDC :Comment expliquez-vous les relations plutôt tendues entre la France et la Chine après la rencontre du président français avec le dalaï-lama, la Chine n’a-t-elle pas utilisé cette rencontre pour mettre la pression sur un des maillons les plus faibles de l’Europe ?
JPD : Je ne connais pas assez la matière. Une chose que je vois, c’est que l’Europe oscille entre prochinois et anti-chinois. Avec l’anti-chinois, l’Europe suit les USA. Le « pro », je crois que c’est comme la tentative de l’Europe d’avoir un pied « indépendant » au Moyen-Orient sans les USA.
Le but est de garder un pied en Chine, force montante. Je crois que l’Europe sait que les USA jouent un jeu dangereux avec la Chine : faire de bonnes affaires et en même temps les embêter au maximum. L’Europe n’arrive pas à se positionner clairement.
RDC : Quel est, selon vous, l’avenir à moyen et long terme de cette région ?
JPD : Si la politique actuelle de la Chine continue, je la vois « radieuse » ! C’est fort de le dire ainsi, mais c’est mon impression suite à mes séjours répétés. Il y a un progrès social énorme ces vingt dernières années. Cela dit, il y a deux problèmes majeurs qui s’annoncent pour le Tibet. D’un côté, il faut donner du travail aux nombreux jeunes qui sont de trop dans l’agriculture (terres limitées) et qui vont en ville pour des travaux temporaires souvent mal payés. Puis il y a le réchauffement de la planète (c’est loin d’être une boutade) : le haut plateau se dessèche et se désertifie.
Il y a moins de précipitations ces 50 dernières années et il y a trop de yacks et de vaches (deux fois plus que d’habitants, qui ont déjà triplé en 50 ans). Des budgets se mettent en place pour…replanter de l’herbe à la main sur une superficie plus grande que la France ! Je ne vois pas un « Tibet indépendant », ni un Tibet tributaire de l’Occident, qui pourra répondre à ces deux défis.
Merci Jean Paul d’avoir répondu à ces questions et si certaines réponses tordent le cou à certaines affirmations « convenues », elles ont le mérite d’éclaircir un sujet qui ne doit en aucun cas être laissé dans les seules mains d’occidentaux « boboisés » et d’une classe d’anciens nantis revanchards.
La population tibétaine est en effet autre chose qu’une curiosité touristique ou un ensemble de sujets asservis vivant dans une région où les plus virulents n’ont jamais mis les pieds, issus de familles dont la vision se limitait aux dorures des palais et autres avantages hérités de leur classe sociale.