Bouddhisme, d'une rive à l'autre
par Elisabeth Martens, le 20 juin 2009
Un ami, sinologue, après avoir lu mon livre sur le Bouddhisme tibétain (« Histoire du Bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », éd. L'Harmattan, 2007), me demandait : « mais au fond, à titre personnel, que t'a apporté ton initiation au bouddhisme ? ». Comme le bouddhisme m'a beaucoup inspiré, j'ai écrit ce texte en réponse à sa question...
Le parcours qui m’a conduit au bouddhisme est somme toute assez banal. Je veux dire par là qu’il reflète une époque et un milieu. Je suis née en 1958, entre un aspirateur dernier modèle acquis à l’Expo Universelle de Bruxelles et le poêle à charbon qui ronronnait tranquillement dans la cheminée du salon. J’ai grandi sous le regard doux et compatissant d’une sainte vierge sculptée en bois de noyer devant laquelle les quatre enfants faisaient leurs prières tous les soirs avant d’aller se coucher.
Cela ne nous empêchait pas de jouer, comme beaucoup d’enfants à cette époque, à la messe, au confessionnal, au mariage, à l’enterrement, … dans les règles de la sainte église catholique et apostolique, et dans d’incontrôlables fous rires. A l’âge de 10 ans, les pavés de l’Université Libre de Bruxelles, toute proche, m’ont été interdit ; entre les quatre murs de notre maison du boulevard Général Jacques, on ne faisait pas de politique. Quand mon père s’installait consciencieusement, après ses heures de bureau, pour farfouiller dans les interminables colonnes chiffrées de la bourse, la cage d’escaliers nous servait de refuge et de terrain de jeux.
Ma mère en profitait pour se frotter à Teilhard de Chardin, mais elle revenait rapidement à Lanza del Vasto ou Krishnamurti, plus accessibles sans doute. Bref, nous avons reçu une éducation aussi horlogée qu’évangélisée, une éducation de laquelle j’ai mis quelques décennies à me remettre. Ce sont les études de biologie qui m’y ont aidé : une fois acquise la compréhension des mécanismes de l’évolution, les dieux des diverses religions se cassent inévitablement la figure devant tant de créativité inopinée. L’utérus maternel m’avait pourtant gavé d’une culpabilité révérencielle. Lorsqu’on a reçu Dieu avec le lait du biberon, on a beau raisonner, c’est un long chemin avant de pouvoir se dire : « ouf ! je m’en sors », comme d’une grave maladie qui, de fait, s'avère incurable pour encore un grand nombre d’Occidentaux.
Il y eut donc des études de biologie à l’ULB, elles m’ont ouvert certaines portes et fenêtres, et puis il y eut la Chine.. ce furent d'excellentes épousailles, que je suis encore en train de consommer avec allégresse, curiosité, gourmandise, mais aussi parcimonie, pour faire durer le plaisir. C’est finalement cette rencontre entre la pensée de la Chine (de culture matérialiste) et les sciences occidentales (qui portent en elles leur matérialisme) qui m’a permis de me délivrer du Dieu de mes ancêtres, et des dieux en général.
Je parle ici de Dieu et des dieux, plutôt que du Christianisme et des religions, car mon intérêt se portait peu sur les religions en tant qu’institutions, confessions ou écoles, mais il était essentiellement dirigé vers une mystique de l’Absolu, la recherche de l'Amour, la quête de l'Unique, le tout avec des majuscules. A 17 ans, j’ai même été frapper aux portes d’un monastère de cisterciennes : je me voyais déjà l’épouse glorifiée et fidèle du Christ, dans l’Amour du Père et l’élévation de l’Esprit Saint.
Quelques milliers de kilomètres furent nécessaires pour me refaire une santé. Le jeu en a valu la chandelle, car je conçois maintenant mon quotidien « bio-sinologique » comme une réelle libération par rapport à la foi religieuse qui m’embrigadait. Avoir devant moi un avenir nu, dénudé de toute volonté d’Absolu, d’Eternité, d’Amour, d’Unité, de Sens, de Perfection, de Bonheur, etc., m’a appris à m’ouvrir au réel tel qu’il se présente et non tel que je voudrais qu’il soit ; je n’y projette plus d’espoirs sur-naturels, dès lors je peux observer mon milieu naturel, dans les limites de mes organes des sens, bien entendu. La vie n’ayant plus un Sens, une direction divine venant d'un Autre tout Autre, je peux lui en donner un, au jour le jour.
Cependant, la Chine m’a lancé un nouveau défi : le bouddhisme. Qu’était-ce cette pensée qui ne se réfère à aucun dieu, qui les rejette même, et qui néanmoins promet une vie délivrée de toute souffrance ? La méthode que le Bouddha propose se veut respectueuse de toutes choses, vivantes et inertes, tolérante vis-à-vis des autres, correcte pour l’épanouissement personnel, … bref, en phase avec la vie environnante et la mienne propre.
De plus, l’enseignement du Bouddha a certaines accointances avec une spiritualité matérialiste (la « religiosité cosmique » dont parle Einstein) : l’extinction de l’ego y est présentée comme sa dissolution dans le sentiment d’appartenance au « grand tout universel ». Tout cela me paraissait extrêmement séduisant ! Je me suis laissé tentée et je me suis plongée dans l’étude du dharma (enseignement originel du Bouddha), il me paraissait une alternative intéressante aux religions dites « classiques ».
Sans avoir été « initiée au bouddhisme » au sens où les bouddhistes l’entendent, c’est-à-dire sans avoir bénéficié de l’enseignement d’un maître qui m’aurait transmis les « arcanes du bouddhisme » (bien que cela m’ait été proposé), j’ai lu et étudié pas mal d'ouvrages par moi-même, j’ai beaucoup voyagé en Chine à l’époque où j’y vivais (1988-1991), et après aussi, ce qui m’a permis de rencontrer la pratique du bouddhisme, le bouddhisme au quotidien.
Ce qui me plaisait particulièrement dans le dharma, c’est qu’il évacuait d’emblée les religions théistes, c’est-à-dire les religions caractérisées par la croyance en un Dieu personnel (comme le Dieu des Chrétiens, des Juifs, des Musulmans), mais aussi les religions déistes, celles caractérisées par la croyance en une « force supérieure » qui, soit, aurait créé le monde, soit, guiderait son évolution. Actuellement beaucoup de personnes de culture chrétienne, mais « ne croyant plus en Dieu », voire se disant athée, croient tout de même plus ou moins vaguement à « quelque chose d’un autre ordre qui les dépasse ». Il est difficile de se débarrasser de cet de la foi religieuse, d’une part parce que le besoin de croyance se transmet par notre culture, et d’autre part parce que pour beaucoup d’entre nous, « puisque cela fait du bien, pourquoi s’en priver ? ».
Pour en revenir au caractère athée du dharma, on peut dire que le Bouddha a balayé tous les dieux, ce qui pour son temps et son milieu (il était fils de roi en Inde brahmanique au 6ème AC) était exceptionnel. Si les dieux ont refait leur apparition par la suite dans la majorité des écoles bouddhistes, ils ont été inclus dans le cycle infini des naissances et des réincarnations, tout comme le sont les être humains. On peut même dire que les humains ont une longueur d’avance sur les dieux dans ces écoles bouddhistes, puisqu’au moins les êtres humains peuvent sortir du cycle de la vie et de la souffrance et atteindre le nirvana, alors que les dieux doivent d’abord se réincarner sous une forme humaine pour y parvenir. A chaque religion ses aberrations ! La résurrection d’entre les morts n’en n’est pas une moindre !
En raison de l’athéisme affirmé de l’enseignement du Bouddha, et en raison de ses accointances avec le matérialisme, j’ai mis un certain temps à réaliser que le dharma était tout aussi religieux que les autres religions « classiques ». Le dharma et les religions de salut partagent un même postulat de départ : la souffrance, inhérente à la condition humaine, est un mal dont il faut délivrer l’être humain. Or les êtres humains, comme tous les êtres vivants, évoluent dans un monde dont la dynamique essentielle est la relation d’opposition-complémentarité (ne serait-ce que dans ce qui donne cohérence aux atomes, molécules, cellules).
La relation d’opposition-complémentarité se manifeste à travers une foultitude de contradictions qui, d’une part font évoluer notre monde et nous-mêmes, mais d’autre part lui imposent des limites, et nous imposent des limites.
La souffrance des êtres humains prenant leurs sources dans leurs contradictions et leurs limites, l’intention d’abolir la souffrance des êtres humains - qui est évidemment une intention louable ! - est un objectif irréalisable dans notre monde. Ce but de délivrance universelle, but que se sont données toutes les religions de salut, se situe d'emblée dans l'Au-delà, le sur-naturel, dans un monde transcendant le nôtre, un monde qui échappe aux lois physiques et temporelles qui constituent les limites et les contingences de notre monde. Nous, êtres humains, faisons partie de ce monde : ne sommes-nous pas « des poussières d’étoiles », des « enfants du ciel » ?
Cela signifie que les matériaux qui nous constituent sont identiques à ceux qui constituent un caillou, une limace ou un peuplier. Comment pourrions-nous échapper au monde à partir duquel nous sommes construit, du monde duquel nous émanons ?
Aussi tentant que soit le dharma, son but nirvanique le fait basculer dans le lot des autres mirages religieux. Si le nirvana était réellement accessible à l’être humain, il serait perceptible par rapport à un autre état ; de même que toute chose, tout phénomène, tout état se perçoit grâce aux autres choses, phénomènes, états. Le nirvana ne peut être que relatif, sans quoi il fait partie du monde des Idées, de l’En-soi, de l’Absolu. Or comment nommer le nirvana autrement que « l’Absolu bouddhiste » ou la « Transcendance bouddhiste » ?
Finalement, il s’agit d’un subterfuge religieux de plus, tout aussi dangereux que ceux des autres religions, mais plus pernicieux parce qu’il se dissimule derrière un athéisme proclamé, ce qui pour une scientifique occidentale pesait lourd dans la balance ! Comme quoi il existe toutes sortes de phénomènes religieux, même des religions où les dieux (ou le Dieu) n’ont plus de place ! J’imagine qu’il est encore plus difficile pour un bouddhiste asiatique de se débarrasser du nirvana (avec tout ce qu’il implique comme contraintes karmiques) que pour un chrétien occidental de se détacher du Dieu de son biberon.
Encore une chance que je ne sois pas née en Asie.
En fait, je me suis mieux rendu compte de ce subterfuge religieux (certainement pas intentionnel de la part du bouddha, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit !) quand je me suis intéressée au bouddhisme tibétain et à l’influence de ses écoles sur l’histoire sociale du Tibet. L’ampleur de la mystification opérée par l’institution du bouddhisme tibétain, aussi bien au Tibet pendant le millénaire de sa domination, que chez nous depuis le 19ème siècle jusque maintenant, m’a amené à réfléchir plus concrètement au pouvoir des religions sur notre quotidien. Nés dans une certaine culture religieuse (ou une culture qui porte une religion, ou l'inverse), notre cerveau fonctionne à travers le filtre du religieux, filtre qui laisse passer bien peu de choses.
La morale religieuse, dont on nous a assez répété qu’elle est respectueuse, honnête, juste, compatissante, etc. peut nous paraître tout à coup d’une intolérance injustifiable, d’une intransigeance qui fait froid dans le dos : l’amour du prochain qu'il ait été inculqué à coup d’hosties ou de gong, n’a-t-il pas entraîné un nombre incalculable de morts ? Ne se calcule=t=il pas aussi en croisades, en inquisitions, en culpabilisations, en enfers karmiques ?
N’a-t-il pas fait déborder nos églises et nos temples d'inestimables trésors de guerre alors que les populations crevaient dans la misère ? En ce sens, il me semble important de distinguer entre institutions religieuses et foi religieuse : le Christ peut avoir été un personnage sympathique, intelligent, charismatique à son époque, mais ce que son enseignement a apporté comme dérives me paraît abominablement inhumain.
Même chose pour le prophète Mohamed ; idem pour le Bouddha, etc.
Si, après avoir rompu avec le christianisme, je me suis aussi distanciée du dharma c’est, entre autres, parce que j’ai constaté les méfaits sociaux de l’institution bouddhique au Tibet. Il m’est alors apparu que n’importe quel enseignement religieux, aussi doux, exaltant ou compassionnel fut=il à l'origine, aboutit à des aberrances, parce qu’il veut, coûte que coûte, défendre sa propre vérité comme étant la seule Vérité vivable. Le bouddhisme n’a pas fait exception à cette règle : il avait plus que Dieu à défendre, il avait le Nirvana, l’Absolu des Absolus, l’Absolu qui englobe tous les dieux, la Vérité qui réunit et dépasse toutes les autres, relatives, même celles des autres religions.
Les bouddhistes n’ont pas épargné leur ardeur, mais du fait qu’il s’agit d’un enseignement plus ardu au niveau intellectuel, les fidèles bouddhistes sont moins nombreux que ceux des autres religions qui, elles, restent plus accessibles. Pourtant, voyez les tueries entre écoles bouddhistes qui ont sévi au Tibet pendant un millénaire, voyez les tortures physiques et les sévices moraux commis par certains lamas sur les populations tibétaines (les femmes en premier), voyez la participation des moines zen aux guerres impériales du Japon, voyez l’utilisation du bouddhisme dans les grandes entreprises nipponnes… Autant le zen que le bouddhisme tibétain ont été marqué par l’idéologie de la « Voie du Guerrier », des Guerriers du Bouddha sensés éliminer tous les « ennemis de la Bonne doctrine ». Adam, Abraham, Moïse, Jésus, Mohamed sont les premiers sur la liste, c’est quand même assez violent, non ?
Même si c’est pris au sens symbolique (je ne vois pas bien comment, mais certains défendent cette idée), il est clair que les valeureux guerriers du Bouddha sont prêts pour une nouvelle guerre de religion !... mais celle-ci ne sera-t-elle pas psychologique ? On choisit les armes dans lesquelles on excelle !
Mais alors, pourquoi, chez nous, en Occident, épargne-t-on le bouddhisme ? Pourquoi a-t-il même une auréole de sainteté, de tolérance et de pacifisme ? Les critiques fusent à propos des religions classiques, mais bizarrement, personne ne s’en prend au bouddhisme ; au contraire, c’est comme s’il était protégé dans un cocon douillet. Encore mieux, il est promulgué à coup de méditations transcendantales qui soudainement font irruption dans nos hôpitaux et dans nos centres de santé mentale comme « méthode thérapeutique » ; soi-disant elles n’auraient aucune couleur religieuse, mais curieusement elles sont tout de même prises en charge par de fervents bouddhistes, qu'ils soient médecins, psychiatres, profs, etc.
Se peut-il que le bouddhisme soit épargné par l’Occident intellectuel uniquement en raison de son athéisme ? C’est un motif suffisant pour beaucoup d’entre nous, bien que, à mon avis, le caractère athée du bouddhisme masque un absolutisme encore plus poussé que celui des autres religions (ceci est une lecture personnelle du dharma). Toutefois, s’il n’y avait que ce motif d’athéisme, j’aurais tendance à me dire : pourquoi pas ? Pourquoi ne pas laisser le bouddhisme se créer une place dans nos écoles et nos cités ?
Il se situe en effet à un carrefour philosophique intéressant, il établit un pont entre les religions théistes et déistes d’une part, et un matérialisme philosophique d’autre part. Il permet de réfléchir à la nature des religions et des dieux, à ce qu’est l’athéisme, à ce qu’est la transcendance et l’au-delà, donc il ouvre aussi à une meilleure compréhension de la matière et de ses limites, bref, il éveille notre conscience à bien des aspects essentiels de notre vie psychique. Il procure aussi un magnifique sentiment d’appartenance : l’être humain se sent faire partie de la matière, du vivant, du cosmos, de l’univers. Cela lui procure douceur, humilité, compassion, émerveillement.
Je ne peux m’empêcher de faire remarquer ici que ce sentiment d’appartenance est loin d’être l’apanage du bouddhisme, il est présent dans de nombreuses obédiences, il est partagé par beaucoup de peuples, si pas par l’humanité entière. On pourrait dire, et c’est ce que je crois, qu’il est une sorte de « religiosité spontanée ». Actuellement, suite sans doute à Einstein qui l’a joliment surnommé « la religiosité cosmique », de nombreux scientifiques font l’éloge de ce sentiment d’appartenance.
Sous cet angle, ce serait sans doute un bienfait pour beaucoup d’Occidentaux de se pencher sur le dharma.
Pourtant, une fois décelé son « absolutisme », l'adhésion au dharma implique la foi religieuse. Mais c’est peut-être aussi cela, exactement, qui attire beaucoup d’entre nous : inconsciemment, on a « foi dans la foi », comme si notre culture occidentale nous avait légué un « besoin de croyance ». Le bouddhisme se prête à ce besoin de par sa nature transcendantale, et, en même temps, il répond à notre désir d’athéisme. Il est donc tout indiqué pour satisfaire nos élans spirituels.
Pourtant, une fois le caractère religieux ou transcendantal du dharma mis à nu, ses aspects les plus merveilleux, ses accointances avec le matérialisme ou avec la « religiosité cosmique », s’effondrent brusquement… et c’est bien dommage ! J’en ai moi-même ressenti un réel désappointement. Mais je ne pouvais tout de même pas choisir d’adhérer au bouddhisme uniquement pour n’être pas déprimée, cela n’a pas de sens !...
C’est pourtant ce que beaucoup font… et c’est ce qui a valu aux religions leur qualification « d’opium du peuple » : un baume sur nos vallées de larmes.