Langues et éducation au Tibet
par Tsering Shakya, 2008
traduit de l'anglais par André Lacroix, le 18 août 2015
Né en 1959 à Lhassa, Tsering Wangdu Shakya est aujourd’hui professeur à l’Institute of Asian Research de l’Université de Colombie Britannique (Vancouver). Il a publié la plus importante histoire du Tibet moderne écrite par un Tibétain de l’exil : "The Dragon In The Land Of Snows. A History Of Modern Tibet Since 1947, London 1999". Il est aussi l’auteur de nombreux essais et articles sur le Tibet. Ci-dessous un extrait d'un de ses articles paru dans la "New Left Review" en 2008 où il relativise les rumeurs concernant la destruction de la langue et la culture tibétaines par les Chinois.
En R.A.T., l'enseignement est dispensé en langue locale dans les régions rurales, mais dans les zones urbaines, les écoles ont tendance à recourir au chinois. Au niveau universitaire, les cours de littérature et d’histoire tibétaines sont dispensés en tibétain, mais les autres matières sont enseignées en chinois.
Ce n’est pas nécessairement le fait de la politique du gouvernement ; en effet, beaucoup de parents préfèrent donner à leurs enfants une éducation suffisante en chinois, simplement parce que, plus tard cela leur donnera de meilleurs chances de trouver un emploi et aussi parce que la majorité des étudiants tibétains de l’enseignement supérieur – ça représente aujourd’hui quelque 3.000 diplômés chaque année – ont tendance à se rendre dans des universités un peu partout en Chine.
Il y a aussi ce qu’on appelle aujourd’hui les « écoles de l’intérieur », à savoir des internats pour des enfants tibétains qui sont recrutés au Tibet et ensuite envoyés dans des écoles éparpillées à travers la Chine – certaines étant situées aussi loin qu’au Liaoning ou au Fujian. La raison invoquée par le gouvernement, c’est qu’il ne peut pas engager sur place assez d’enseignants, ni convaincre des enseignants qualifiés d’un peu partout de venir en Région autonome du Tibet [RAT] ; c’est aussi un moyen pour les provinces côtières plus développées de remplir leurs obligations d’aider les plus pauvres, en finançant la construction de ces écoles sur leur territoire. Cela fait partie d’une tentative pour favoriser un sentiment d’ « unité nationale » et de loyauté vis-à-vis de la Chine.
Bien entendu, quelques Tibétains et des étrangers n’y voient qu’une sinistre manœuvre, comparable à la manière dont les Britanniques, les Canadiens et les Australiens ont tenté de christianiser les autochtones en les envoyant dans des internats. L’enseignement dispensé dans les « écoles de l’intérieur » se fait presque intégralement en chinois et il est de très bonne qualité. Mais des étudiants tibétains ont tendance à sortir de ces écoles, en étant beaucoup plus nationalistes : sur leur blog et leur site, ils sont souvent les premiers à récriminer contre le gouvernement chinois pour les avoir privés de leur identité culturelle et de leur langue.
On a assisté à l’émergence d’un nouveau tibétain littéraire standardisé, beaucoup plus proche du langage familier, ainsi qu’à à une simplification de l’écriture – dans l’idée que cela devrait faciliter la communication avec tous ceux qui savent lire et écrire. Mais dans le parler de tous les jours, il a eu aussi l’usage croissant de mots empruntés au chinois.
Un doctorant en philosophie d’Oxford a fait une recherche sur le « code alterné » au Tibet où les gens emploient tantôt le tibétain tantôt le chinois en fonction du contexte ; il a aussi trouvé qu’en moyenne 30 à 40 % du vocabulaire des Tibétains de Lhassa sont des emprunts au chinois. En général, comme aujourd’hui moins de Tibétains étudient la langue à un haut niveau, le niveau moyen a baissé. Mais ce serait une grande erreur de penser que la langue est en train de disparaître.
En fait, depuis 1985, les publications en langue tibétaine ont été florissantes. Il y a deux nouveaux quotidiens en tibétain, « Le Soir de Lhassa » et « Le Journal du Tibet », et un grand nombre de journaux et de périodiques sont apparus, tant en RAT que dans les autres régions tibétaines. C’est dû en partie au fait que chaque province est obligée d’avoir un journal littéraire et aussi que, dans les territoires [majoritairement] tibétains il doit y avoir des publications en langue tibétaine, en vertu des dispositions constitutionnelles de la RPC sur le droit d’association. Non seulement la RAT, mais aussi le Qinghai et le Yunnan, par exemple, ont ainsi leurs journaux littéraires en tibétain.
Jusqu’aux environs de 1985, ils avaient un lectorat nombreux ; ainsi « Littérature du Tibet » était tirée à 10.000 exemplaires, et comme cette publication était bien subventionnée, elle était distribuée gratuitement dans les écoles et les universités, et auprès de quiconque désirait un numéro. Mais les subventions de l’État ont diminué progressivement ou même cessé, et ces revues sont aujourd’hui obligées d’être rentables. « Littérature du Tibet » ne s’imprime plus aujourd’hui qu’à environ 3.000 exemplaires, et les gens doivent payer pour s’en procurer.
Même chose pour les livres : le tarissement des subventions a entraîné une importante hausse des prix, de sorte qu’il est difficile pour les publications en tibétain de rentrer dans leurs frais. Dans les années 90 il y a eu une réelle renaissance de l’édition tibétaine, causée en partie par la réédition de quasiment tous les titres jamais publiés en tibétains depuis le 7e siècle.
Cette première vague semble avoir pris fin, et le manque de financement signifie que des écrivains doivent chercher des donateurs ou payer leur publication de leur poche. Par exemple, un romancier écrivant en tibétain doit payer à l’éditeur 10.000 yuans (1.400 $) pour que son livre soit publié ; il peut alors recevoir la moitié des 3.000 exemplaires du tirage et être invité à les vendre lui-même.
J’ai vu d’autres cas : ainsi pour ce garçon de la campagne devenu poète, c’est le village qui va se cotiser pour payer les frais d’impression des poèmes ; ailleurs c’est un homme d’affaires local qui sponsorise la publication.
Et qu’en est-il de la télévision et de la radio ? Il y a une programmation de télévision très active en tibétain, mais les gens ont tendance à préférer les émissions chinoises, simplement parce que la production en tibétain se fait à très petite échelle et qu’elle semble être beaucoup plus lourdement contrôlée et censurée que les nouvelles chaînes chinoises qui sont disponibles en abondance. C’est vrai aussi des médias imprimés : aucun des journaux ou magazines en tibétain n’est indépendant ; ils sont tous produits sous l’égide de différents bureaux gouvernementaux.
Maintenant que de plus en plus de gens se débrouillent en chinois, ils ont beaucoup plus de choix de lecture et se tournent vers l’énorme variété des magazines chinois. Jusqu’à un certain point, le choix des langues que les gens ont à ce jour est responsable du déclin du lectorat des publications en tibétain.