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« La Chine fonctionne, c'est vrai, mais il faut aussi travailler ! »

Entretien avec Weihua Chen (3ème partie), par Jan Reyniers pour Chinasquare, le 13 août 2025

Dans la troisième partie de cet entretien, nous approfondissons la politique intérieure chinoise et les développements socio-économiques.

 

Weihua Chen
Weihua Chen

Lorsque je me suis rendu en Chine en avril dernier, cela faisait exactement 33 ans que j'y avais mis les pieds pour la dernière fois. Ce qui m'a surtout frappé, c'est l'énorme progrès que le pays a accompli. La Chine fonctionne !

Exactement, la Chine fonctionne, dans tous les sens du terme. Tout va très vite. Non seulement l'extrême pauvreté a pratiquement disparu, mais tout le monde semble vouloir aller de l'avant et donc, presque tous les Chinois font de leur mieux. Le système chinois fonctionne et les gens travaillent dur ici. 

En tant que Belge, j'ai par exemple été très frappé par le fait qu'aucun bus, train ou avion n’a eu le moindre retard pendant mon voyage. Pourriez-vous venir reprendre la SNCB, le STIB et le TEC, s'il vous plaît ?

(Rires) Tout d'abord, la Chine ne veut rien reprendre de qui que ce soit. Elle ne se mêle pas des affaires intérieures d'un autre pays, ce qui me semble être une ligne politique correcte. Mais pour répondre à votre constatation, cette ponctualité des transports chinois, et par extension de presque tout, n'est pas le fruit du hasard. La société chinoise est structurée de telle manière que toute personne qui assume une responsabilité doit également en rendre compte.

Si des plaintes sont formulées concernant la ponctualité des transports publics, les autorités chinoises rechercheront effectivement le responsable politique qui en est à l'origine. Il ou elle sera alors rétrogradé(e) à un poste moins élevé, car il ou elle n'était manifestement pas à la hauteur de ses fonctions. Le principe de Peter[1] est donc évité de manière efficace en Chine. Cela semble très strict, et ça l'est. Mais cela présente d'énormes avantages.

Tout d'abord, l'efficacité est une priorité pour tout le monde, ce qui permet au système de fonctionner sans heurts. Si le dirigeant est compétent, il dirigera son organisation, son village, sa ville avec compétence. Deuxièmement, ceux qui ne sont pas aussi compétents et qui se voient néanmoins confier des responsabilités plus importantes se retrouvent dans une situation stressante, car ils ne peuvent pas répondre aux attentes. Les dirigeants incompétents qui sont « rétrogradés » retrouvent souvent des responsabilités qu'ils sont capables d'assumer et redeviennent des personnes heureuses au lieu des stressés qu'ils étaient devenus parce qu'ils n'étaient pas à la hauteur de leur fonction.

De cette manière, on tend vers une société où chacun occupe la place qui lui convient le mieux et où il est le plus efficace. 

Cela vaut-il également pour la politique ?

Tout à fait. Pour donner un exemple chinois, je voudrais esquisser brièvement la carrière du président chinois Xi Jinping.[2] Il a commencé comme membre du Parti communiste chinois en 1974, en tant que secrétaire du village dans un petit village rural de la province du Shaanxi. En 1985, il est devenu vice-maire d'une ville provinciale relativement « petite » : Xiamen (5 millions d'habitants). En 1995, il est devenu gouverneur de la province du Fujian (42 millions d'habitants).

En 2007, il est devenu secrétaire du Parti communiste chinois pour la ville de Shanghai (25 millions d'habitants) et en 2012, secrétaire général du Parti communiste chinois et donc leader de facto de la Chine. Lorsqu'il a atteint le sommet, cet homme pouvait se prévaloir de 37 ans d'expérience politique, au cours desquels il s'est toujours suffisamment distingué pour être autorisé à gravir un échelon supplémentaire. Xi Jinping est donc un dirigeant expérimenté, capable de mettre en œuvre la politique à long terme du Parti communiste chinois. Et voilà, comme vous l'avez dit vous-même : la Chine fonctionne.

Les choses se passent-elles différemment en Europe ?

Oui, quand je compare le parcours de Xi à celui de la plupart des dirigeants européens, je constate que les choses se passent vraiment très différemment en Chine. Je prendrai l'exemple de la Belgique. Dans ce pays, on parle trop souvent de la répartition des portefeuilles au sein d'une coalition au pouvoir. Le paysage politique étant très divisé, il faut former des coalitions. Chaque parti doit alors faire des compromis et abandonner une partie de son programme (sans doute bien intentionné). Le raisonnement de base est souvent qu'« un peu de pouvoir vaut mieux que pas de pouvoir du tout ». Cela signifie que leurs principes politiques sont immédiatement sacrifiés et qu'il n'y a en fait plus de politique réfléchie à long terme.

La politique belge vise le succès aux prochaines élections, et non l'efficacité. Le besoin de personnes qui obtiennent de bons résultats aux élections est donc plus important que le besoin de responsables politiques expérimentés disposant d'une vision à long terme mûrement réfléchie. Lors de ces élections, les politiciens se « vendent » comme un produit, rares sont ceux qui mettent en avant leurs « compétences », la plupart sont élus parce qu'ils semblent « sympathiques », qu'ils savent trouver une phrase d'accroche amusante, qu'ils peuvent payer les plus grandes affiches, etc. Une fois élus, les « postes » doivent être répartis pour la durée d'une législature. Un politicien qui n'a jamais étudié le droit devient ministre de la Justice. Un avocat devient ministre des Affaires économiques, etc. Comment voulez-vous qu'un tel système fonctionne ?

Vous semblez bien connaître la situation belge ?

Oui, j'aurais sans doute répondu différemment à votre question si je n'étais jamais venu en Belgique. Il y a quelques années, j'ai visité le Musée national des chemins de fer à Schaerbeek. J'y ai vu comment la Belgique a construit le chemin de fer de Hankou[3] en Chine entre 1898 et 1905. À l'époque, la Belgique était clairement à la pointe de la technologie en matière de construction et de gestion des chemins de fer. C'était il y a plus de 100 ans. Au début du XXe siècle, la Chine devait encore compter sur la technologie occidentale pour progresser. Quand on voit où nous en sommes aujourd'hui... Vous m'avez demandé tout à l'heure, pour plaisanter, si la Chine voulait bien reprendre le réseau ferroviaire belge actuel. Voilà où nous en sommes. La croissance chinoise est sans aucun doute phénoménale.

J'ai visité New York pour la première fois en 1993. Bien sûr, on est impressionné par une telle métropole, et moi, en tant que Chinois, à l'époque, je l'étais certainement. Mais depuis, j'ai visité New York dix fois en tant que journaliste et correspondant et... Aujourd'hui, New York ressemble encore comme deux gouttes d'eau à la ville que j'ai vue en 1993. Une ville où il est d'ailleurs difficile de respirer à cause de toutes les particules fines émises par les moteurs à combustion. Si vous vous rendiez dans n'importe quelle ville chinoise en 1993 et que vous y retourniez aujourd'hui, vous ne la reconnaîtriez plus. Dans toutes ces villes, on ne voit pratiquement plus que des voitures et des scooters électriques. Dans les villes chinoises, on peut respirer. Le problème du smog, qui touchait Pékin jusqu'à récemment, a été résolu...

Tous ces développements sont en fait très récents...

Oui, tout a lentement démarré depuis les réformes mises en place par Deng Xiaoping dans les années 80. Elles ont été une bénédiction pour l'énorme potentiel du peuple chinois. En matière de production, de technologie, d'infrastructures, etc., la Chine a pris une réelle avance sur le reste du monde au cours des 40 dernières années. Un proverbe chinois dit : « Pour devenir riche, il faut d'abord construire une route. » C'est exactement ce qu'a fait la Chine. Dans le domaine des trains à grande vitesse, personne ne peut rivaliser avec la Chine. Son réseau compte aujourd'hui quelque 40 000 kilomètres, et tout cela en moins de trente ans. Douze villes chinoises figurent dans le top 20 des plus grands réseaux de métro au monde. Shanghai, Pékin et Guangzhou ont un réseau de métro plus étendu que New York. C'est une performance remarquable quand on sait que la toute première ligne de métro de Shanghai n'a été construite qu'en 1993.

Comment un pays parvient-il à évoluer aussi rapidement ?

En Chine, le gouvernement a tout simplement une plus grande influence sur les décisions grâce à la continuité de sa politique. Nous ne sommes plus dans la phase de l'économie planifiée stricte de Mao, mais nous avons une ligne politique réfléchie en matière de développement de notre économie. Contrairement aux États-Unis et à l'Europe, la ligne politique ne change pas tous les quatre ou cinq ans ici. Il est assez logique qu'il soit impossible d'aboutir à une politique cohérente sur ces continents.

En Chine, le Parti communiste est au pouvoir et mène une politique cohérente. Je n'ai pas à craindre qu'un prochain dirigeant politique fasse un virage à 180 degrés. Grâce au Parti communiste, la continuité de la politique est garantie. Bien sûr, il y aura quelques ajustements ici et là, mais pour l'essentiel, la Chine établit des plans pour où elle veut être dans 10 et 20 ans. Ce genre de choix est malheureusement impossible aux États-Unis et en Europe, car celui qui prend une décision aujourd'hui sera écarté dans quatre ans. Rien n'empêche les successeurs de prendre exactement le contre-pied de leurs prédécesseurs. On aboutit ainsi à une politique en zigzag, alors que tout le monde devrait savoir que le chemin le plus court entre deux points est la ligne droite.

Il y a 10 ou 15 ans, la Chine a décidé de miser davantage sur l'énergie éolienne et solaire. Toute la nation a été mobilisée derrière ce plan de croissance grâce à une campagne bien orchestrée. Le retard que nous avions dans ce domaine par rapport aux États-Unis et à l'Europe a désormais été comblé et, si j'en crois les plans existants, il ne faudra pas longtemps avant que nous occupions également la première place mondiale dans ce domaine.

Et puis, il y a un autre aspect important. Les Chinois travaillent dur. Prenons l'exemple de l'entreprise taïwanaise Foxconn[4] – oui, oui, Taïwan investit en Chine ! – qui voulait imposer un nombre maximal d'heures de travail à ses ouvriers. Foxconn voulait mettre fin à l'habitude des ouvriers chinois de faire 20 à 30 heures supplémentaires par semaine... Les ouvriers ont menacé de se mettre en grève parce qu'ils voulaient continuer à faire ces heures supplémentaires. Ils voulaient gagner autant d'argent que possible. L'éthique du travail des ouvriers chinois est très forte ! Dans certains pays – je ne citerai pas de noms –, on constate que les gens ne travaillent pas plus de cinq ou six heures par jour. Je vois cette tendance se renforcer en Amérique du Sud, par exemple. Les ouvriers semblent surtout vouloir faire des pauses...

La vie ne devrait-elle pas être autre chose que des heures supplémentaires interminables pour gagner le plus d'argent possible ?

C'est sans doute vrai, mais une sorte d'obsession compétitive s'est installée en Chine. Et celle-ci n'est pas sans danger pour le bien-être des individus, il faut bien l'admettre. Quand j'étais jeune, dans les années 80/90, les étudiants prenaient des cours particuliers s'ils avaient de mauvaises notes dans une matière. Aujourd'hui, les meilleurs élèves, ceux qui obtiennent 90 % à l'école, prennent des cours supplémentaires parce qu'ils veulent absolument obtenir 95 ou 98 %. Cela illustre à quel point l'esprit de compétition s'empare de la Chine. Prenez deux personnes ayant les mêmes qualifications. L'un travaille cinq heures par jour et l'autre dix heures. Selon vous, lequel ira le plus loin ? La Chine fonctionne, c'est vrai, mais il faut aussi travailler !

Notes :

[1] Le principe de Peter stipule (en bref) : « Dans une hiérarchie, chaque employé monte jusqu'à son niveau d'incompétence. » En d'autres termes, les gens sont souvent promus sur la base de leurs performances actuelles, jusqu'à ce qu'ils atteignent un poste pour lequel ils ne sont pas (ou plus) aptes.

[2] Au niveau international, Xi Jinping est souvent appelé « président ». Il est important de savoir que son pouvoir ne découle pas de ce titre. Officiellement, il est «secrétaire général du Parti communiste chinois », ce qui est la fonction la plus puissante dans ce pays. En Chine, le pouvoir réel appartient donc au parti, et non au chef de l'État comme c'est le cas aux États-Unis, par exemple.

[3] La ligne ferroviaire Hankou reliait Pékin à Hankou (aujourd'hui Wuhan) en Chine et s'étendait sur plus de 1 214 km. Elle a été construite entre 1898 et 1905 sous la direction de l'ingénieur belge Jean Jadot, par le consortium belgo-français Société d'Études de Chemins de Fer en Chine. Il s'agissait à l'époque d'un chantier sans précédent, notamment parce que les travaux de construction nécessitaient le forage de tunnels, la construction de centaines de ponts et, cerise sur le gâteau, un impressionnant pont de 3 km de long sur le fleuve Jaune (Huang He). Le projet était une véritable « carte de visite belge », car il démontrait l'expertise technique avancée de la Belgique à l'époque. La Chine avait besoin d'une aide étrangère pour la construction, mais elle avait (à juste titre) peu confiance dans les « grandes puissances » et s'est donc tournée vers la Belgique.

[4] Foxconn (nom officiel : Hon Hai Precision Industry Co., Ltd.) a son siège social à Taïwan, mais produit massivement des composants électroniques en Chine. Ses principaux clients sont Apple, Sony, Microsoft, Dell, etc. L'entreprise est surtout connue comme assembleur d'iPhones. La plus grande usine Foxconn se trouve à Zhengzhou, dans la province chinoise du Henan. La ville est d'ailleurs souvent surnommée « iPhone City ».

 

URL de l'article en néerlandais (traduit en français par Jan Reyniers) :  https://www.chinasquare.be/interview-chen-weihua-deel-iii/

 

Partie I : « Une troisième guerre mondiale serait catastrophique pour la planète entière »

Partie II : « J'ai des doutes quant aux capacités intellectuelles de la génération actuelle de dirigeants occidentaux »

Partie III : « La Chine fonctionne, c'est vrai, mais il faut aussi travailler ! »

Partie IV : « En 2000, l'économie chinoise était encore plus petite que celle de l'Italie... »