La situation actuelle au Tibet

Interview de Jean-Paul Desimpelaere par Alain Albié, le 16 mai 2011

Le Tibet n’intéresse certains Occidentaux qu’à l’approche du mois de mars, laissant ainsi un peuple se faire « génocider » le reste du temps. Si derrière cet humanisme de façade se cachent ceux qui faute de mieux se disent de la classe des intellectuels, il demeure un peuple qui vit lui 365 jours par an sur ces hauts plateaux de l’Himalaya. Plutôt que de m’intéresser à une minorité habituée aux feux des projecteurs en raison de leurs soutanes fluorescentes, j’ai préféré m’attarder sur le sort des Tibétains dont on parle moins et qui profitent ainsi d’une discrétion qui leur convient sans doute davantage. Pour obtenir les réponses aux questions que je me pose, j’ai demandé non pas à une de ces associations vivant le Tibet par procuration, mais à une personne connaissant bien tant cette région que ses habitants. C’est Jean-Paul Desimpelaere qui a aimablement accepté de répondre à mes interrogations comme il l’avait fait à une époque où l’Océan de sagesse avait tendance à déborder.

 

1°) Bonjour Jean-Paul. Le gouvernement chinois affirme investir des sommes importantes dans cette région du Tibet qui demeure toutefois « à la traîne » des autres en termes de PIB. Ces investissements sont-ils réels et visibles pour les habitants ?

Bonjour ! Oui, très visibles, donc très réels. Aussi bien sur le plan matériel que culturel, d'ailleurs. J’insiste sur ce dernier point, car en Europe on entend souvent dire que les Chinois ont anéanti la culture tibétaine, sous-entendant par là : « les Han ont anéanti la culture tibétaine ». Je précise cela car on oublie souvent que tout citoyen de la Chine est « Chinois », qu’il soit Han, Hui, Tibétain ou Kazak. De la même manière que je suis belge ET flamand, ils sont chinois ET tibétain. Jamais dans l’histoire du Tibet, il n’y a eu autant de livres - historiques, religieux, contemporains - en tibétain, mais aussi de magazines, de journaux, de films, de groupes de musique, d’opéra, de danse, d’artistes-peintres. Sans oublier les sports ! On sait bien qu'un paysan opprimé, qui doit trimer pour sa survie, ne va pas courir un marathon pour gagner une médaille.

Par exemple, dans l’ancien régime (celui du dalaï-lama, avant 1959) des « facteurs » venaient livrer le courrier aux monastères. Ils n’avaient pas de vélo car les roues étant interdites au Tibet à l’époque, nul ne pouvait concurrencer la Roue du dharma. Donc les facteurs couraient. Un jour de retard du courrier signifiait autant de coups de bâton. Aux derniers Jeux Asiatiques, trois Tibétains ont obtenu une médaille en taekwondo ; c’est qu’il existe maintenant des clubs sportifs au Tibet.

Toute cette culture est subventionnée par la Région Autonome du Tibet, qui à son tour est subsidiée pour 93% ( !) de son budget annuel par le gouvernement central chinois. Il y a encore l’informatisation de la langue, pour laquelle la Chine a développé un programme. Pour que la fille du paysan opprimé et brimé de d'antan puisse écrire son CV en tibétain et à l’ordinateur, alors il faut des ordinateurs et des programmes. Diverses autorités chinoises ont envahi le Tibet avec des ordinateurs gratuits. Il y a maintenant plus d’ordinateurs par élève dans l’enseignement au Tibet que dans l’enseignement en Belgique : un PC pour dix élèves au Tibet. Quelques visites surprises dans des écoles me l'ont confirmé. Les changements sautent aux yeux de tout visiteur qui s'est rendu au Tibet à dix ans d'intervalle, donc ceux qui y habitent en sont bien conscients.

Subsides pour la restauration et l’entretien des temples, subsides pour les paysans et les éleveurs qui ont construit une nouvelle maison (20 à 80% de la construction sont subsidiés), subsides pour la construction de nouvelles routes, pour des services publics, pour creuser des égouts, pour amener l’eau courante, le gaz de ville, pour l'aménagement de parcs urbains, etc. Important aussi : un bon début d’assurance maladie et un petit début d’allocation de pension pour la population rurale, pratiquement sans prélèvement sur leur revenu. D’ailleurs, les paysans et les éleveurs – qui constituent ensemble 80% de la population au Tibet – ne payent pas de taxes du tout. Les recettes financières de la R.A.T. proviennent des commerces, du tourisme et de quelques industries. Ce qui veut dire que la Région elle-même a peu de sous, de là, la grosse intervention de l’état central (93%).

Encore ceci : le Tibet n’est plus la province « retardée » de la Chine. En PIB par habitant, il a dépassé cinq autres provinces, mais il est vrai qu’il n’est qu’à deux tiers de la moyenne chinoise.

Une classe d'école primaire au Tibet, visitée à l'improviste (photo JPDes. 2005)
Une classe d'école primaire au Tibet, visitée à l'improviste (photo JPDes. 2005)

Notre groupe en discussion avec le concierge de l'école (photo JPDes. 2005)
Notre groupe en discussion avec le concierge de l'école (photo JPDes. 2005)


sutras recopiés sur PC en tibétain (photo JPDes. 2009)
sutras recopiés sur PC en tibétain (photo JPDes. 2009)


2°) Il est souvent fait état de la richesse du sous-sol et de l’exploitation plus ou moins sauvage de ces ressources naturelles. Ces ressources sont-elles réelles et si tel est le cas, la population en voit-elle là aussi les retombées économiques, ou les Han confisquent-ils les bénéfices tirés à leurs seuls avantages ?

Quand les « dalaïstes » parlent de la richesse du sous-sol tibétain, ils parlent en fait du « Grand Tibet », c'est-à-dire un territoire acquis à la fin du 8ème siècle et tombé au début du 9ème qui couvrait une surface équivalente au quart de la Chine actuelle. La dynastie des dalaï-lamas (qui a débuté au 17ème siècle) n’a jamais régné sur ce « Grand Tibet » dans lequel a toujours habité un mélange de populations, pas que des Tibétains. Ce « Grand Tibet » englobe tout le Haut-plateau asiatique et ses contreforts. Dans cette région immense – cinq fois la France – il y a plein de minerais. Peu sont déjà exploités, et il n’y a que la moitié de ce territoire qui a été exploré. Au Tibet même, c'est-à-dire la surface de l’actuel Tibet ou R.A.T., qui est équivalente à celle sur laquelle régnaient les dalaï-lamas, le sous-sol est prometteur, pourtant peu de minerais sont exploités actuellement. Le principal est le chrome dont une mine au Sud de Lhassa a été ouverte au début des années 1980. Une mine de cuivre est opérationnelle dans l’Est du Tibet depuis 2010. Et un projet d’extraction de lithium est en phase de réalisation dans un grand lac salé au Nord. Pour l’instant, c’est tout. Presque toutes les petites mines artisanales privées (surtout de fer et d'or) qui avaient vu le jour avec la libéralisation de l’économie dans les années 1980-90 ont été fermées pour raisons écologiques.Qui profite des grands projets miniers ? Ceux qui ont investi dans le capital, évidemment. C’est-à-dire, comme souvent en Chine, un mélange constitué de l’État central, la province, une ville, une entreprise privée, le gouvernement régional. Ce dernier par exemple possède 20% des actions dans la nouvelle mine de cuivre. De toute façon, la taxe sur les bénéfices de la mine (35%) va à la caisse régionale (les flamands sont jaloux !).

3°) Il y a quelques mois, le gouvernement chinois a annoncé poursuivre son plan visant à étendre le réseau électrique dans les campagnes, qu’en est-il à l’heure actuelle ?

Environ un cinquième de la population au Tibet n’a pas accès à l’électricité. Il y a 10 à 15 ans, c’était la moitié de la population. Il faut savoir que le Tibet s'étend sur un territoire grand comme un peu plus que deux fois la France, avec seulement trois millions d’habitants (rien qu'à Paris, il y en a 2 millions deux cinquante mille). Cela veut dire que si on projette une petite balade d’un village à l’autre, c'est impensable sans son sac de couchage et tout un équipement sur le dos. Les distances sont énormes. Placer des poteaux et des fils électriques partout, c'est tout aussi impensable. Donc, pour pourvoir les Tibétains en électricité, la Chine installe des petites centrales photovoltaïques qui ne sont pas branchées sur le réseau, mais qui desservent un ou plusieurs villages dans une vallée. Il y en a déjà 400 des pareilles. En même temps, le réseau classique s’étend. Je crois bien qu’à la vitesse où ça va maintenant, il n’y aura plus de villages sans électricité dans quelques années.

Bourgade dans le Nord du Tibet desservie en électricité (photo JPDes. 2005)
Bourgade dans le Nord du Tibet desservie en électricité (photo JPDes. 2005)


4°) Un sujet qui semble épineux est celui de l’enseignement de la langue tibétaine à l’école. Ayant lu tout et son contraire, quelle est la réalité entre des versions souvent si opposées ?

La Chine est tout et son contraire. Mais en gros : l’école primaire commence par le tibétain et devient bilingue (tibétain, chinois) vers la fin. Dans les écoles secondaires, ça devient plus compliqué. Dans beaucoup de cas, les sciences (math, physique, chimie, etc.) ne sont enseignées qu’en chinois, pas par « obstination chinoise », mais par négligence de créer des manuels en tibétain. On commence à remédier à ce problème, mais ça dépend parfois de la direction de l’école. L’université par contre est en chinois, sauf pour la faculté philo/lettres, bien sûr. De toute façon, les autorités ont clairement opté pour le bilinguisme. D’ailleurs, pour entrer à l’université, il faut passer un examen des deux langues. Que dire ? Je crois qu'en effet, la langue tibétaine mérite un peu plus d’attention. Mais si la Belgique entière était bilingue, il y aurait moins de problèmes !

5°) Le niveau de connaissance des jeunes Tibétains suit-il de près (ou de loin) celui des autres Chinois ? Si tu préfères, à quand des ingénieurs Tibétains aux rênes d’entreprises Tibétaines ?

En moyenne, les jeunes Tibétains ont trois ans de scolarité en moins que les jeunes dans le reste de la Chine. Donc, il y a un retard évident. Il y a deux raisons à cela : la vie pastorale et un enseignement qui a démarré nettement plus tard qu’en Chine intérieure. Peut-être une troisième raison : il y a trop de jeunes. Il n’y a jamais eu de limitation de naissances au Tibet et les terres arables sont très limitées. De plus, les gens atteignent un âge nettement plus avancé que dans le Tibet d'antan. Alors, il y a beaucoup de jeunes qui n’ont plus rien à faire et qui n’ont presque pas été à l’école. D’un autre côté, il y a déjà 33.000 Tibétains universitaires diplômés. Il y a des ingénieurs tibétains dans les entreprises. D'un autre côté, il est vrai aussi que quelques dizaines de milliers de techniciens chinois viennent d'autres provinces, pour quelques années.

6°) Il est souvent fait état de l’invasion des Han à Lhassa, ceux-ci privant les autochtones d’un travail. Mythe ou réalité ?

Il y a 60 ans, les Han à Lhassa était quantité négligeable. Maintenant l’arrondissement de Lhassa en compte 17% et le centre-ville 33%, sur une population d’un demi-million pour l’arrondissement. Les Han sont surtout dans le commerce et un peu dans l’administration. Il n’y a pas de chômeur Han à Lhassa. Un Han ne reste pas là où il n’y a rien à faire ni à gagner. Mais il y a des chômeurs tibétains à Lhassa, surtout des jeunes venus de la campagne. S'ils n'ont pas de boulot, ce n’est pas à cause de la présence des commerçants Han à Lhassa. Tout au contraire même. A Lhassa, j'ai pu voir évoluer les boutiques : au début, les Han vendaient des chaussettes. Maintenant, ce sont les Tibétains qui vendent des chaussettes et les Han vendent des GSM. Mais les employés tibétains des commerces Han s'en vont rapidement ouvrir un magasin à leur compte, etc. Bon, tout n’est pas aussi simple que ça. Il y a, par exemple aussi, des entrepreneurs de travaux (routes ou autres) qui arrivent du Sichuan, avec des ouvriers migrants de la province d'à côté à cause de l’expérience de ceux-ci et de leur bas salaire. Mais en tout cas, il n’y a pas de politique systématique ni de discrimination, ni d’invasion. Peut-être encore ceci : il y a en permanence environ 50.000 Chinois d’autres provinces dans les rues de Lhassa, ce sont les touristes chinois. Un œil occidental qui s'attend à n'y voir que des moines peut s’indigner quand il se rend compte qu’il n’est pas le seul à prendre des photos.

7°) Il est difficile de parler du Tibet sans faire état de la particularité de cette région à être épisodiquement agitée par des mouvements parfois violents. Quel est le climat actuel et des émeutes comme celles de 2008 sont-elles prévisibles ?

La tension communautaire n’a pas disparu, il faudra du temps. Les « beaux magasins » des Han sont toujours là. Et puis, il y a les Tibétains riches. Face à cela, il y a une jeunesse qui cherche son futur, elle peut se révolter. En plus, il y a les moines, dont certains suivent les ordres de leur « pontife » à l’étranger. Si ce dernier appelle à manifester en mars, ils le feront. C’est ce qui s’est passé en 2008. Les moines mettenet le feu aux poudres, puis passent la dynamite à des groupes de jeunes désœuvrés, et c’est parti. Les autorités tibétaines et nationales ont compris cela, bien sûr. Depuis lors, des programmes de formations techniques pour les jeunes ont été mis en place, avec création de jobs à la clef. Par ailleurs, les dirigeants des monastères ont été rappelés à l’ordre, ce qui a valu aux moines des sessions de « patriotisme » en vue de contrer le séparatisme. Le centre-ville de Lhassa est dorénavant bien gardé, jour et nuit, par des patrouilles de police. Cela ne signifie pas que la terreur sévit à Lhassa ; par exemple, je n’ai vu aucun contrôle d’identité pendant plusieurs semaines. Mais ils sont présents, ça c’est clair. Une action coordonnée, menée par plusieurs groupes au même moment à plusieurs endroits du centre-ville, pour incendier des dizaines de magasins et tuer ou blesser des gens, comme ce fut le cas en 2008, cela ne se répétera pas de si tôt, je pense. D’ailleurs, il ne s'agissait pas d'un « soulèvement populaire » qui aurait pu être suivi par la population de Lhassa. Tout au contraire, ces violences ont été perçues comme néfastes par les citadins.

8°) Une dernière question qui n’est pas en lien direct avec le Tibet quoique plusieurs liens unissent ces deux personnages que sont le Dalaï-lama et Liu XiaoBo, puisque c’est de lui qu’il s’agit. Que penses-tu de l’attribution du prix Nobel de la paix 2010 à ce « dissident » chinois et de la campagne médiatique qui a tout juste pris fin avec la remise du prix … à une chaise ?

Ni le dalaï-lama, ni Liu Xiaobo n’ont agi en faveur de la paix. Le dalaï-lama était le chef d’une armée de 1956 jusqu’en 1971, celle-ci combattait la Chine en vue de s’en séparer. Liu Xiaobo est revenu des États-Unis en Chine en 1989, lors des manifestations de Tian An Men, pour tenter de renverser le régime chinois, comme ses écrits en témoignent amplement. Liu Xiaobo veut « occidentaliser » la Chine, il le dit lui-même. De même, le dalaï-lama ne mène pas une croisade dans le seul but de « libérer son peuple tibétain », il dit ouvertement que le régime actuel chinois doit tomber, il veut « spiritualiser » la Chine. Tout cela n’a rien à voir avec la promotion de la paix, mais cela entre de plein pied dans la politique des grands blocs d’influence. Le comité Nobel a posé un acte géopolitique : embêter la Chine, considérée comme le « concurrent en devenir ». Pourtant, la Chine, déjà immense, n’a aucune base militaire à l’extérieur de son pays. C’est peut-être Hu Jintao qui aurait dû recevoir le prix de la paix. Mais le sourire d’Obama, avec son arsenal militaire le plus grand du monde, colle mieux à la médaille et à la presse.

Éventuellement une question en plus : la Chine « serait responsable d’un désastre écologique au Tibet » ?

A l’ère des grandes conférences internationales à propos du climat et de l’environnement, les activistes pour l’indépendance du Tibet essaient de créer un scandale. La réalité est toute autre, il suffit d’aller au Tibet, ne fut-ce qu'une seule fois, pour s’en rendre compte. Il n’y a jamais eu autant d’arbres au Tibet que maintenant, 11% du territoire est couvert d'arbres, pourtnat un territoire siuté en haute altitude. Au marché de Lhassa, j'ai pu me procurer un poster d'une vielle photo du Potala et des alentours, photo prise au début du siècle précédent. Aucun arbre, le désert complet ! Allez-y voir maintenant. Même chose le long des rivières et en bordure des champs : le reboisement est planifié et intensif. Pour l’électricité : 90% est « verte » et « durable » (eau, soleil, terre, vent). Un tiers du territoire a été décrétée « réserve naturelle » : aucune industrie ne peut s'y construire et le bétail y est limité. La chasse est interdite (les Tibétains étaient des chasseurs redoutables) et les éleveurs sont dédommagés pour des moutons tués par les loups (au Nord) ou pour des jeunes yacks tués par un léopard des neiges (au Sud). Bref, je crois sincèrement que le Tibet deviendra vite célèbre pour sa gestion écologique. Je ne suis pas le seul à le prétendre : les botanistes, biologistes, climatologues et autres experts internationaux en savent déjà plus que tous les cancans qui circulent à ce propos en Occident.

Lhassa, capitale verte (photo JPDes. 2009)
Lhassa, capitale verte (photo JPDes. 2009)