Le système de Kalachakra

par Elisabeth Martens, le 7 avril 2018

Historiquement, le tantra de Kalachakra apparaît à une époque où les guerres de religion enflamment le continent eurasiatique et où les maîtres tantriques indiens fuient les raids musulmans. Or le tantra de Kalachakra s'ouvre sur un appel à la guerre sainte, il appelle les bouddhistes à devenir des valeureux « guerriers de Bouddha ». Sur plusieurs pages, le texte présente un vaste arsenal de guerre (1).

les guerriers de Bouddha

Bien sûr, à côté du lobby des armes proposées par la National Rifle Association, ces descriptions minutieuses peuvent faire sourire. Mais pour l'époque, ces armes qui se présentaient pour la plupart sous forme de roues déchiqueteuses, étaient d'une cruauté sans égale. A quoi pouvaient-elles servir ?

Le tantra nous en informe un peu plus loin : il dénonce les « Mleccha », ou les « non-védiques », ceux qui ne parlent pas la langue parfaite des Vedas, seule langue qui donne la possibilité d'exposer la véritable nature de l’esprit, ou encore, ceux qui ne parlent pas la langue permettant de comprendre les textes sacrés : védas, sutras, tantras. Compte tenu du contexte historique et du fait que le tantra indique que la capitale des Mleccha se nomme « Makha », il semble assez évident qu'il désigne essentiellement les musulmans. Ces derniers n'ont jamais été les bienvenus sur le Haut plateau tibétain où ils étaient « juste bon à découper la viande » . La viande de yack et de moutons était appréciée par les lamas et était au menu lors des fêtes et cérémonies religieuses. Or, selon les lois bouddhistes, les lamas ne pouvaient pas eux-mêmes tuer et dépecer le bétail, tâche qu'ils déléguaient aux musulmans. (2)

Une petite parenthèse ici, car l'occasion est trop belle pour donner un exemple d'une « psychologisation » des textes du bouddhisme dont nous sommes friands en Occident. Je cite la tibétologue Sophia Still-River : « Comme la capitale des Mleccha est « Makha » dans le Tantra de Kalachakra, il est tentant d’assimiler Mleccha et Musulmans. Mais Kirti Tsenshab Rinpoche a été formel en me disant de ne jamais oublier que les Mleccha sont d’abord l’ignorance en nous. Évidemment, pour l’esprit dualiste, il est plus facile de dire que les Mleccha et moi font deux, ils sont musulmans et moi je suis bouddhiste. Mais le Tantra nous invite à réformer ce dualisme primaire et à considérer l’ignorance en moi que je dois combattre. En ce sens, les Mleccha sont l’ennemi que je suis pour moi-même, les trois poisons que je suis loin d’avoir éliminés » (3) C'est ainsi que nous sommes appelés à comprendre que les Mleccha ne sont pas les musulmans, mais nos propres ennemis intérieurs.

Outre les musulmans, le tantra cite encore toute une cohorte de prophètes à éliminer sans autre forme de procès : Adam, Hénoc, Abraham, Moïse, Jésus, celui en habit blanc (Mani), Mahomet et Mathani (le Mahdi). Ce message qui circulait en Inde et au Tibet dès la fin du premier millénaire est assez éloigné de ce qu'on attend d'un bouddhisme qualifié de « tolérant » et « pacifique ». Les religions à combattre sont clairement nommées, il s'agit des trois grandes religions monothéistes : l'Islam, du judaïsme, du christianisme. Bien que fortement teintée de bouddhisme, le manichéisme est également visé, ainsi que certaines branches de l'Islam, comme celle de Mathani. La tolérance religieuse n'est pas au menu de Kalachakra, aussi je m'étonne qu'il soit considéré comme vecteur de paix dans le monde par des êtres aussi éminents que la lignée des dalaï-lamas.

 

Plusieurs visages de Kalachakra lié à sa parèdre, armes aux poings et écrasant les ennemis de la bonne doctrine
Plusieurs visages de Kalachakra lié à sa parèdre, armes aux poings et écrasant les ennemis de la bonne doctrine

 

Par ailleurs, comment se peut-il qu'un enseignement divulgué par le Bouddha en personne au sixième siècle avant Jésus-Christ peut désigner Jésus, Mani, Mahomet, Mathani, comme prophètes à éliminer ? Ce genre d'anachronisme est courant dans le bouddhisme tibétain qui explique que ce qu'enseigne le Kalachakra est justement la manière d'échapper au « temps intérieur » et au « temps extérieur » et d'entrer dans le « temps alternatif ». Quand les temps intérieur et extérieur se confondent et fusionnent, ils deviennent un temps alternatif (ou « temps autre ») propre à un monde parallèle, par exemple celui qui caractérise le royaume de « Shambala ».

 

Les trois temps de la « Roue du temps »

Le système de Kalachakra désigne trois temps différents : le « temps intérieur », le « temps extérieur », et le « temps alternatif ». Le « temps extérieur » est le temps historique, événementiel, universel. La cosmologie et l'astrologie tibétaines sont détaillés dans cette section du tantra. Le royaume de Shambala y est décrit comme un lieu situé hors de notre temps (qu'il soit intérieur ou extérieur), là où règne le « nouvel âge d'or ». L'astrologie donne les repères nécessaires pour trouver la route jusqu'en ce lieu de paix. Mais comme dans tout processus initiatique, de nombreuses épreuves sont à endurer pour l'atteindre : il s'agit de combattre les « ennemis de la bonne doctrine », c'est-à-dire les fidèles des religions citées dans le tantra. C'est pourquoi le Kalachakra s'ouvre sur un appel à la guerre sainte, une guerre qui sera menée dans le but d'instaurer la paix mondiale. Cette guerre qualifiée « d'apocalyptique aura lieu en des temps eschatologiques inaugurant un nouvel âge d'or » (4).

La deuxième section du tantra parle du « temps intérieur », celui de nos ressentis, du « moi » en tant que phénomène vivant. Cette section du tantra explique comment la médecine tibétaine conçoit le corps humain, quels sont ses différents agrégats, ses canaux et ses gouttes créatives plus ou moins subtiles, ses particules d'espace, mais elle décrit aussi les pathologies et les soins thérapeutiques proposés par la médecine tibétaine (où l'on retrouve les influences de la médecine ayurvédique et chinoise). On y explique ce que le bouddhisme tibétain entend par « karma », « transmigration », « renaissance », « bardo », etc. Nous apprenons par exemple que « ce qui subsiste de vie en vie est un continuum d'esprit très subtil et de vent d'énergie qui se maintient jusque dans l'état de Bouddha (état d’Éveil).../... Chaque continuum de conscience est de caractère strictement individuel, si bien que chacun de nous peut se désigner en tant que 'je', ou 'moi'. Cette identité de convention est elle aussi intégrée à l'esprit très subtil qui passe de vie en vie et se maintient dans l'état d'éveil » (5) On peut constater ici l'éloignement de la doctrine tibétaine par rapport à l'enseignement du Bouddha dont le cœur est le principe de vacuité et de non-individualité, d'où la quantité de prouesses métaphysiques que le bouddhisme tibétain a dû déployer pour assimiler le système de Kalachakra au dharma.

Une troisième section du tantra concerne le « temps alternatif » (ou « temps autre ») qui s'obtient par la fusion des deux précédents et que le pratiquant assidu éprouve lors de la méditation. Il s'ouvre alors à l'expérience mystique et peut réaliser la fusion entre le temps extérieur et intérieur, son monde phénoménal rejoint le monde nouménal. Dans un éclair de lucidité, il réalise la vacuité de toute formation transitoire, il se trouve dans le « temps alternatif », il échappe à « Kala », le Temps. Il vit une éternité dans l'instant, il voyage dans le pays de Shambala, pays du bonheur véritable. Car, n'oublions pas que la grande nouveauté du Vajrayana (Véhicule du Diamant, ou de la Foudre) par rapport aux écoles précédentes, est d'offrir une voie expresse vers la délivrance. L'initiation au Kalachakra est une méthode pour y arriver par une expérimentation instantanée de la vacuité des phénomènes. Le rituel de Kalachakra est une méthode favorisant cette illumination et l'accès au titre de « maîtres réalisés ». Les « maîtres réalisés » sont les « bouddhas vivants » qui au Tibet se comptent en grand nombre et auquel le bouddhisme tibétain accorde une puissance sans égale.

 

Transmission de pouvoir

Le temps alternatif ne peut être expérimenté que grâce à la transmission du savoir d'un maître à son disciple, d'où l'importance accordée par le bouddhisme tibétain à la transmission et à la relation entre le maître et le disciple qui, d'ailleurs, se choisissent mutuellement. Une fois que ce choix est fait, le disciple est soumis corps et âme à son maître, il lui une voue une confiance et une obéissance absolue, ce qui dans le quotidien des monastères tibétains a donné lieu à maints égarements. (6)

La réforme du bouddhisme tibétain qui aura lieu à la fin du quatorzième siècle avec Tsonkapa et la fondation de l’École des Gelukpa va confirmer l'attachement du bouddhisme tibétain au tantra de Kalachakra. Les Gelukpa ou École des Bonnets Jaunes est une des écoles du bouddhisme tibétain, elle va instaurer la lignée des dalaï-lamas dont la succession sera assurée par le système des tulkous. Les dalaïs-lamas sont les chefs spirituels et temporels de la région de « Ü-Tsang », région située autour de Lhassa. Le tantra de Kalachakra deviendra le tantra le plus prisé de la lignée des dalaï-lamas.

Le Cinquième dalaï-lama, qu'on appelle aussi le « Grand cinquième » pour sa puissance et l'étendue de son règne (1642-1682), est l'un des seuls à avoir exercer un réel pouvoir sur la région, sans parler de son intendant qui, après la « grande extinction » du Cinquième, l'a remplacé. C'est à partir du 17ème siècle que les lamas du monastère de Namgyal, le temple personnel des dalaï-lamas situé dans l'enceinte du palais du Potala, se sont spécialisés dans le rituel de Kalachakra.

Le 13ème dalaï-lama qui, lui aussi, a connu un règne assez long (1895-1933) eut d'autres chats à fouetter que le Kalachakra. Tout au long de sa vie, il a tenté de tirer son épingle du jeu en se faufilant entre les Russes, les Japonais et les Britanniques, histoire de sauvegarder les privilèges du clergé tibétain et les siens propres. Heinrich Harrer dans son récit « Sept ans d'aventures au Tibet » rapporte, sans doute à contre cœur, que « la suprématie de l’ordre monastique au Tibet est absolue, et ne peut se comparer qu’avec une dictature. Les moines se méfient de tout courant qui pourrait mettre en péril leur domination » (7).

Par contre, le 14ème dalaï-lama s'est montré extrêmement entreprenant pour initier de nouveaux « guerriers de Bouddha » aux arcanes de Kalachakra. Depuis le début de son mandat en 1950 (auquel il a officiellement renoncé en 2011), il a dispensé une trentaine de fois l'initiation au Kalachakra, les initiés se comptent à présent par dizaines de millions. On peut parler d'une activité frénétique de la part du prix Nobel de la Paix, cuvée 1989. Cela n'est pas étonnant si l'on sait qu'une fois l’initiation passée, l'initié est apte au service. Il peut devenir « guerrier du Bouddha ». Pour cela, il doit prononcer ses vœux : libérer tous les êtres vivants de la souffrance selon le système de Kalachakra (qui, ne l'oublions, se réfère au dharma, authenticité oblige). Or ses vœux sont automatiquement « intégrés à son continuum de conscience, de vie en vie, ils le modèlent jusqu'à obtention de l’Éveil ». (8)

 

Notes

  1. J.R.Newman, « The outer wheel of time : Vajrayana buddhist cosmology in the Kalachakra Tantra », Madison, 1987
  2. voir dans « Voyage d'une Parisienne à Lhassa » de Al. David-Néel
  3. http://www.buddhaline.net/La-transmission-du-Tantra-de
  4. Al. Berzin, « L'initiation de Kalachakra », éd Dangles, 1997
  5. ibid.
  6. Voir l'autobiographie de Tashi Tsering, « The Struggle for Modern Tibet » chez Taschenbuch, 2000, traduction en français par André Lacroix aux éd. Golias
  7. « Sept ans d'aventures au Tibet » de Heinrich Harrer, éd. Beaux Livres 2008
  8. Al. Berzin, « L'initiation de Kalachakra », éd Dangles, 1997