Quand la foi devient mauvaise foi, même dans le bouddhisme !
par André Lacroix, le 2 mars 2017
(mise à jour, le 5 novembre 2017)
Philippe Cornu est un bouddhologue français à l’érudition incontestée, chargé de cours à l’INALCO (Paris) et professeur à l’UCL (Université Catholique de Louvain-la-Neuve, Belgique). C’est aussi le disciple du sulfureux lama Sogyal Rinpoché dont les comportements déviants, au sein du groupe Rigpa bien installé en France, ont été mis en lumière par Marion Dapsance dans son livre Les dévots du bouddhisme, Max Milo, 2016 (voir une recension critique de ce livre par Élisabeth Martens sur le site www.tibetdoc.org).
Il n’en fallait pas plus pour que Philippe Cornu attaque vigoureusement ce livre qu’il juge « digne de la presse à scandale » (voir Le Monde des Religions, 02/11/2016). C’est son droit, bien sûr, de relever l’une ou l’autre erreur théologique qui aurait pu se glisser dans le livre de Marion Dapsance et même de s’y appesantir dans son long compte rendu publié dans les Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines (réf. : 47 │2016), mais cela l’autorise-t-il à jeter le discrédit sur la portée générale d’un livre qui ne lui plaît pas ? Les considérations savantes du Professeur Cornu − qui ressemblent à une dispute sur le sexe des anges − paraissent bien inconvenantes eu égard à la gravité des reproches adressés à Sogyal Rinpoché.
Philippe Cornu donne l’impression qu’il se situe au-dessus de la mêlée, pesant le pour et le contre : « Tous les témoignages recueillis sur Rigpa, écrit-il, sont ceux d’ancien(ne)s étudiant(e) déçu(e)s ou se débattant avec leur vie spirituelle et leur relation biaisée au maître. Jamais il n’est fait appel à des témoignages positifs. » Quel mépris et quel manque de compassion pour tou(te)s ces ancien(ne)s adeptes de Sogyal Rinpoché, peut-être marqué(e)s à vie par leur malheureuse expérience « spirituelle » ! Sans compter que les critiques viennent aussi des constatations faites directement par Marion Dapsance elle-même au sein de l’institution, et aussi d’Olivier Raurich, non pas un étudiant, mais l’ex-bras droit de ce maître qui l’a manipulé pendant de nombreuses années et dont il a fini par comprendre que c’était un être « avide de sexe, du pouvoir et d’argent » (Midi Libre, 10 [?] octobre 2016).
Pour élargir le propos, Cornu n’hésite pas à s’aventurer sur les chemins hospitaliers de l’œcuménisme au sens large : « Familier du dialogue interreligieux, écrit-il, j’ai parfois souffert pour mes amis catholiques et musulmans malmenés par une presse d’opinion défavorable. Mais côté bouddhisme, je me croyais préparé à la confrontation par une réflexion approfondie (…) » Difficile à accepter pour Philippe Cornu : ne voilà-t-il pas que le bouddhisme − cette « science de l’esprit » d’après Matthieu Ricard – doit maintenant subir la même persécution que d’autres croyances ! Ne voilà-t-il pas que le bouddhisme pourrait être perçu comme porteur des mêmes tares que toutes les religions ! C’est trop injuste, a dû se dire Cornu-Calimero.
S’efforçant malgré tout d’apparaître comme un juge impartial, Philippe Cornu écrit : « Il ne s’agit pas de défendre Rigpa, organisation bouddhique aux inévitables défauts structurels et humains, ni même Sogyal Rinpoché dont la personnalité singulière ne fait pas l’unanimité. » N’est-ce pas là un procédé oratoire ? Maître Cornu ne tente-t-il pas ainsi d’esquiver le reproche d’être comparé à Sem et Japhet recouvrant pudiquement leur père Noé qui s’était dénudé après s’être enivré (Genèse, 9, 20 et ss.) ? Mais personne n’est dupe : Cornu s’efforce bel et bien de défendre son père spirituel.
Et comme la meilleure défense, c’est l’attaque (même pour un bouddhiste a priori pacifique), Philippe Cornu commence par contester la méthodologie de Marion Dapsance : « En tant qu’universitaire spécialiste de la question, j’aurais été le premier, écrit-il, à applaudir à un travail mené sans parti pris, couvrant un terrain ethnographique plus vaste que le seul groupe Rigpa et son lama pris ici pour cibles. » Remarquons tout d’abord la faiblesse de l’argument d’autorité, surtout quand il s’agit d’ « auto-autorité »… Mais plus fondamentalement, ce que Cornu reproche à Dapsance, c’est d’être partie d’un cas précis pour élargir son propos – trop peu d’ailleurs, d’après Élisabeth Martens ! − , autrement dit d’avoir adopté, tout au long d’une enquête qui a duré sept ans, une démarche inductive, celle-là même qui doit animer toute recherche anthropologique. Sans doute aurait-il préféré une démarche déductive : partir de textes du corpus bouddhique pour en donner une interprétation « autorisée »…
Ce qui a dû peiner au plus haut point Philippe Cornu, c’est d’apprendre que « tout ce déballage médiatique découlait d’un travail de doctorat en anthropologie soutenu à l’École pratiques de hautes études (EPHE). » Comment est-il possible, a dû se dire Cornu, que cette institution prestigieuse ait osé patronner une étude qui n’épouse pas ses vues ? Cela a dû lui paraître comme un crime de lèse-majesté, d’autant que le préfacier de l’ouvrage de Dapsance n’est autre que l’érudit Charles Ramble, pourtant plutôt favorable, comme lui, à une vision dalaïste de la question tibétaine…
De plus, écrit Cornu : « Le lama [Sogyal Rinpoché] n’est pas l’illettré qu’elle [Marion Dapsance] décrit, je l’ai vu personnellement traduire oralement des textes tibétains difficiles (…) ». Comme si une éventuelle érudition pouvait justifier l’injustifiable ! Que dirait-on d’un universitaire catholique qui prendrait encore aujourd’hui la défense d’un prélat déviant au nom de la qualité de ses prêches ? C’était encore possible du temps de Jean-Paul II ; ce ne l’est plus depuis que Benoît XVI et François ont opté pour la tolérance zéro en matière d’abus cléricaux (*), contrairement à celui qu’on considère volontiers (à tort) comme le « pape du bouddhisme », à savoir le dalaï-lama qui se tait dans toutes les langues.
« Ce que je trouve dangereux, écrit Monsieur Cornu, c’est le discrédit que Madame Dapsance jette sur l’ensemble du bouddhisme tibétain, par ailleurs en péril (…) » Ce discours ressemble étrangement à celui qui a été trop longtemps tenu par les plus hauts dignitaires de l’Église catholique préférant étouffer les scandales pour ne pas salir l’ensemble de l’institution, jusqu’à ce qu’une telle attitude se révèle finalement intenable et contreproductive. À méditer par le dalaï-lama et ses adeptes : que ce soit en matière religieuse, politique ou économique, plus on maintient un couvercle sur des comportements aberrants, plus les dégâts se révèlent dévastateurs quand éclatent les scandales. Si, comme il l’affirme, le bouddhisme tibétain est en péril, Philippe Cornu ne devrait-il pas plutôt se joindre aux « lanceurs d’alertes » pour sauver ce qui peut l’être ? Ou alors sa foi dans le bouddhisme serait-elle à ce point vacillante qu’elle ne résisterait pas à la publicité faite autour des excès de certains de ses ministres – à défendre coûte que coûte ?
C’est précisément ce type de défense que dénonce Marion Dapsance dans sa « demande d’insertion » publiée par Le Monde des Religions : « Je ne souhaite pas répondre aux procès d’intention et aux insinuations à caractère diffamatoire pratiqués par Monsieur Cornu et ses amis de l’Institut d’études bouddhiques (association loi 1901 non reconnue au plan universitaire). Je regrette que Monsieur Cornu n’ait jamais eu l’obligeance de mentionner son allégeance de longue date au ‘maître de folle sagesse’ Sogyal Rinpoché, auquel il doit fidélité par les liens indissolubles du ‘samaya’. »
Le plaidoyer pro domo (pro dharma ?) prononcé par Me Cornu, se confondant avec un réquisitoire ad hominem (ad mulierem ?) s’avère finalement assez pathétique. On peut très bien ‒ c’est mon cas ‒ aimer la civilisation tibétaine, être séduit par la culture tibétaine et la richesse de sa mythologie, être interpellé par sa spiritualité, être conquis par l’hospitalité des habitants et l’incroyable beauté du pays, sans pour autant perdre son sens critique.
(*) même s'il reste encore du chemin à parcourir, comme l'écrivent Régine et Guy Ringwald dans leur article Eglise et pédophilie : la tolérance zéro n'est pas pour tout de suite, publié dans "Golias Hebdo", n° 473, 23-29 mars 2017;