À propos de « l’envahisseur chinois »

par André Lacroix, le 29 avril 2016

L’histoire, certes, n’est pas une science exacte et Tzetan Todorov nous a appris à nous méfier des « abus de la mémoire ».  Il n’empêche que l’on peut difficilement parler d’envahisseur à propos de la Chine dont le Tibet fait partie depuis des siècles.

 

Le Tibet, il est vrai, a été indépendant, mais c’était entre 622 et 842, sous la dynastie des Tubo.  Quand d’aucuns aujourd’hui revendiquent l’indépendance d’un « Tibet historique » − que ce soit ouvertement ou sous les appellations déguisées d’ « autonomie poussée » ou de « voie médiane » −, c’est un peu comme si la France du 21e siècle revendiquait son droit sur les conquêtes de Charlemagne. 

La comparaison est d’autant plus parlante que l’empire tibétain (qui s’était étendu à l’ouest jusqu’à Kaboul et à l’est jusqu’à Xi’an) et l’empire carolingien (qui s’était étendu jusqu’à la Saxe, la Bavière et la Lombardie), se sont dissous définitivement en même temps, l’un en 842 (par l’assassinat du roi Langdarma), l’autre en 843 (par le Traité de Verdun).  Celui qui rêverait de restaurer aujourd’hui l’empire carolingien passerait pour un dérangé mental, mais, s’agissant d’une restauration tout aussi folle de l’empire tibétain, on dirait que les fantasmes les plus échevelés se parent aux yeux des Occidentaux d’une apparence de sérieux.

 

Que s’est-il passé au Tibet après 842 ?  D’abord quelques siècles de troubles au cours desquels le bouddhisme a peu à peu remplacé la religion autochtone, le Bön et puis, à partir de la dynastie mongole des Yuan (1277-1368), en passant par la dynastie han des Ming (1368-1644) et celle, mandchoue, des Qing (1644-1911), le Tibet n’a jamais cessé, avec des liens plus ou moins étroits selon les époques, de faire partie de la Chine, dans une relation particulière, le Chö-yon, entre un maître spirituel et un bienfaiteur laïc, dite prêtre-patron ou chapelain-donateur, caractérisée par le rayonnement spirituel du bouddhisme tibétain contrebalancé par une suzeraineté, voire une souveraineté, de l’Empire chinois sur sa province tibétaine. 

Du 13ème au 20ème siècle, la « partie cléricale » tibétaine a reconnu sa soumission politique à la « partie temporelle » chinoise. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1652, quand le 5ème dalaï-lama se rend à Pékin, il devient le guide spirituel de l’empereur chinois qui lui offre en retour sa protection temporelle.

 

Le Tibet, sous les différentes dynasties chinoises, n’a jamais été indépendant, même si, dans ce qui constitue aujourd’hui la R.A.T. (Région autonome du Tibet), le dalaï-lama jouissait d’une certaine autonomie dans la gestion des affaires locales. Mais, en dernier ressort, c’est Pékin, représenté à Lhassa par un amban, qui restait le maître du jeu politique.  C’est ainsi, par exemple, qu’au milieu du 19e siècle, le régent du dalaï-lama n’a rien pu faire contre la décision de l’amban d’expulser du Tibet le missionnaire français Évariste Huc.

 

Quant à la déclaration d’indépendance qu’aurait fait le Tibet en 1913 après avoir chassé les Chinois de Lhassa, certains historiens, comme la tibétologue française Françoise Robin ou l’universitaire états-unien Barry Sautman, y voient simplement la rupture des liens de la relation Chö-yon qu’entretenaient la Chine mandchoue et le Tibet, du fait qu’une république chinoise avait remplacé le régime dynastique bouddhique des Mandchous. 

La portée de cette déclaration unilatérale d’indépendance est quasi nulle, n’ayant été reconnue par aucun pays, même pas par les États-Unis, comme  en atteste notamment le télégramme que Roosevelt a adressé au Guomindang en 1943 : I then said [to Churchill] that Tibet had been part of China since imperial times and it is now part of the Republic of China, which had nothing to do with Britain (publié par la Stanford University, 2009). 

 

Si l’on approfondit un peu la question, on s’aperçoit d’ailleurs que cette soi-disant indépendance n’était en fait qu’un protectorat britannique : c’est que la Grande-Bretagne, en partant des Indes, avait réussi, au début du 20e siècle, à s’établir au Tibet et ainsi à en desserrer les liens avec la Chine. 

La jeune république de Chine, née en 1911, était alors bien incapable de faire respecter ses droits sur sa province tibétaine, car elle était malmenée par les seigneurs de la guerre ; elle allait bientôt être déchirée entre les communistes et les nationalistes et puis, en 1937, soumise à l'agression japonaiseMais quand la Chine eut retrouvé sa puissance publique en 1949, c’est tout naturellement qu’elle a voulu reprendre le contrôle de sa province occidentale et effectivement libérer le Tibet de l’impérialisme étranger.  

Ne voir dans la récupération du Tibet qu’une agression communiste n’est pas conforme à la réalité. Pour Sun Yat-Sen, le premier Président de la République de Chine non communiste, la question tibétaine ne se posait même pas. 

 

En simplifiant quelque peu (!) la complexité ethnique de cet immense pays, il affirmait que la Chine, comme les cinq doigts de la main, était composée de Han, de Mongols, de Mandchous, de Ouïgours et de Tibétains, ces cinq groupes étant symbolisés par cinq bandes parallèles sur le drapeau de la République de Chine de 1912 à 1928 :

Malgré les convulsions qui l’affaiblissaient, la Chine de la première moitié du 20e siècle n’a jamais cessé de considérer le Tibet comme faisant partie de son territoire : peu de temps avant la prise de pouvoir par Mao, l’ambassadeur de la Chine nationaliste exigeait encore, en mars 1947, que les drapeaux tibétains soient retirés de la salle de conférence de New Delhi sur les pays asiatiques.  Tous les traités internationaux d’avant 1950 stipulent que le Tibet fait partie de la Chine. 

Il est donc historiquement plus que contestable d'affirmer que la Chine, devenue communiste, a annexé le Tibet : elle a seulement récupéré une partie de son territoire séculaire.  Je me risque à faire remarquer que l’ICT (International Campaign for Tibet), basée à Washington, ne manque pas d’air lorsqu’elle accuse la Chine d’avoir en 1950 annexé le Tibet (soit 1.220.000 km2), alors que les États-Unis, un siècle plus tôt, à l’issue de la guerre américano-mexicaine de 1846-1848, ont pris au Mexique plus de la moitié de son territoire, soit environ … 2.400.000 km2.

 

Dès lors, des expressions comme : « des violences quotidiennes exercées par l’envahisseur chinois, la Chine envahit le Tibet, Invasion du Tibet : procédés et raisons, Mao Zedong ordonne (…) d’envahir le territoire tibétain, les vraies raisons de l’invasion, l’invasion vécue dans le contexte de la guerre froide, élargir ses frontières » ont beau être ressassées à l’envi, elles sont seulement le fruit d’une lecture de l’histoire pour le moins orientée, distillée par Dharamsala et complaisamment relayée par les innombrables officines « Free Tibet » et beaucoup d’organes de presse occidentaux faisant preuve en la matière d’un médiocre esprit critique.

 

Quant à moi, je m’abstiens soigneusement de répercuter le discours officiel chinois, car j’ai bien conscience que la Chine communiste a commis de lourdes fautes dans la gestion de la question tibétaine avant, pendant et après la Révolution culturelle.  Je ne me base que sur des témoignages dignes de foi (Alexandra David-Néel, Gonbojab Tsybichov, Serge Kœnig, etc.) et sur les travaux des chercheurs les plus sérieux, comme les anglo-saxons Melvyn C. Goldstein, A. Tom Grunfeld, Barry Sautman, Michael Parenti, Patrick French, Donald S. Lopez, Robert Barnett, ou de langue allemande comme Victor Trimondi, Ingo Nentwig, Colin Goldner ou Albert Ettinger, les intellectuels français (d’un pays revendiquant sa laïcité) restant paradoxalement en grande majorité fascinés par le dalaï-lama (parfait symbole de théocratie)…