L'ancien Tibet selon Kawaguchi – (III) Sous-développement économique, culturel et humain

par Albert Ettinger, le 5 novembre 2017

Ce que l'on entend dire du Tibet ancien :

« Le Tibet était Shangri-La, le paradis sur terre. » [1]

« Les nombreux comptes rendus contemporains de voyageurs qui avaient une vaste expérience de première main du Tibet d’avant l’invasion chinoise, décrivent un pays qui était pauvre mais content. » [2]

En effet, le meilleur moyen de savoir ce que fut vraiment l’ancien Tibet, c’est de consulter les témoignages laissés par des contemporains, explorateurs et visiteurs étrangers. Voici ce que nous dit le moine japonais Kawaguchi [3] sur quelques autres sujets intéressants.

 

Femmes tibétaines avec enfants, 1939 (Archives fédérales allemandes, image 135-S-04-12-24)
Femmes tibétaines avec enfants, 1939 (Archives fédérales allemandes, image 135-S-04-12-24)

Une économie des plus primitives

« Aux alentours de Lhassa, on récolte quatre ou cinq boisseaux à partir de deux boisseaux de semences si le temps est favorable, mais trois boisseaux passent déjà pour pas mal. Cela montre à quel point les méthodes de production agricole sont primitives au Tibet. On ne peut que s’étonner du mauvais entretien des champs qui, avec leurs ‘riches’ couches de cailloux, ne méritent pas vraiment l’appellation de terre cultivée au sens propre du terme. Je ne veux pas dire du mal des Tibétains, mais cette négligence curieuse qui consiste à ne pas nettoyer la terre est un fait ; c’est même une caractéristique générale du pays. » (p. 236)

Labour des champs, 1939 (Archives fédérales allemandes, image 135-GA-2-02-18 / Geer, Edmund / CC-BY-SA 3.0)
Labour des champs, 1939 (Archives fédérales allemandes, image 135-GA-2-02-18 / Geer, Edmund / CC-BY-SA 3.0)

 

 

« Parmi les produits que le Tibet exporte vers l’Inde, le plus important est la laine, suivi du musc et des queues, fourrures et peaux de yaks. » (p. 448)

Le port pour exporter la laine, et une barque en peau de yak, 1939 (Archives fédérales allemandes, image 135-S-12-43-07/ Schäfer, Ernst)
Le port pour exporter la laine, et une barque en peau de yak, 1939 (Archives fédérales allemandes, image 135-S-12-43-07/ Schäfer, Ernst)

 

 

« La ‘ramure de sang’ du ‘cerf précieux’ est l’article qui a le plus de valeur parmi les marchandises qui se trouvent sur la liste des exportations vers la Chine. » (p. 450)

« Parmi les produits d’importation, ceux qu’on remarque le plus sont ceux qui proviennent d’Inde. On peut mentionner les tissus de laine pour décorer les murs des temples et pour d’autres usages, des mouchoirs en soie, du crêpe de Chine birman, du brocart de Bénarès, des tissus de soie et de coton. » (p. 452)

« Les importations de Chine comprennent avant tout des tissus de soie en tout genre, comme les brocarts, le tussor, les crêpes et les satins de différentes sortes. Des lingots d’argent et des médicaments sont aussi importés, mais en ce qui concerne la valeur, c’est le thé qui est en tête de la liste des importations de Chine. » (p. 453)

« Le Tibet se trouve toujours au stade du troc, et très peu d’argent est utilisé dans le commerce. […] Mais parfois, surtout quand ils vendent de la laine et du beurre, ils [les Tibétains] prennent de l’argent, en général de la monnaie indienne ; le calcul avec celle-ci est un grand mystère pour eux. Ignorant tout de l’arithmétique et ne disposant pas de boulier pour compter, ils doivent faire tous leurs calculs à l’aide des grains d’un chapelet. Pour additionner cinq plus deux, ils comptent d’abord cinq puis deux grains sur le cordon, et après ils comptent le nombre total ainsi obtenu pour s’assurer que le total est sept. […] Mais il n’y a pas de multiplication ou de division ; tout est effectué par le procédé extrêmement lent qui consiste à ajouter un à la fois, de sorte qu’un Tibétain a besoin de trois jours pour faire ce qu’un Japonais pourrait faire en une demi-heure. » (p. 148)

Éducation et pédagogie

École à Lhassa, 1922 (photo de Willoughby Patrick Rosemeyer)
École à Lhassa, 1922 (photo de Willoughby Patrick Rosemeyer)

 

 

« L’éducation n’est pas largement répandue au Tibet [… et] les fils et filles des gens ordinaires sont laissés généralement sans éducation, tout spécialement ces dernières. Comme on peut évidemment s’y attendre, les établissements éducatifs sont rares et se trouvent à grande distance les uns des autres. Les seules institutions qui méritent ce nom se trouvent sur les lieux du Potala et du monastère de Tashi Lhunpo de Chigatsé ; toutes les autres ne sont que des ‘écoles de famille’. […C’]est seulement dans les écoles religieuses qu’on peut avoir une éducation tant soit peu poussée. Les fils des gens ordinaires ne peuvent profiter de cette éducation qu’en entrant dans les ordres, car sinon, ils ne sont pas admis dans les écoles du gouvernement. » (p. 435)

« Le catéchisme constitue la partie la plus importante de l’éducation des moines tibétains. » (p. 308)

« On peut noter en passant qu’il y a des siècles, cinq disciplines scientifiques – la phonétique, la médecine, la logique ainsi que la science et la philosophie religieuses, avaient été introduites au Tibet depuis l’Inde, mais de nos jours, très peu de Tibétains – je dirais même aucun – ne les maîtrisent où même n’en maitrisent qu’une seule. Dans les circonstances actuelles, ceux qui entreprennent des études de grammaire appartiennent à des cercles très restreints, et la majorité d’entre eux sont des fonctionnaires qui apprennent juste les règles élémentaires de grammaire afin d’être capables de rédiger des documents officiels. » (p. 251)

« Les maîtres sont invariablement d’avis qu’ils doivent faire libre usage de la verge pour accélérer les progrès de leurs élèves. La relation entre maîtres et élèves ne diffère pas beaucoup de celle entre geôliers et bagnards. » (p. 443)

« La manière habituelle d’utiliser la verge est de donner trente coups sur la paume gauche de l’élève. L’élève prudent fait bien de tendre sa main avec empressement sur la demande de son maître implacable, car s’il hésite de le faire, la punition est en général doublée, et il reçoit soixante coups au lieu de trente. […] Nul doute qu’il ne s’agit pas ici d’éducation, mais de pure cruauté. (p. 444)

De pieux brigands et des voleurs

« Il est impossible de faire entièrement confiance à un Tibétain, car les règles de l’honnêteté ne sont respectées qu’entre les gens qui se connaissent bien, et seulement aussi longtemps qu’on agit en public. Dès qu’on enlève les contraintes de la société, le Tibétain est capable de tous les crimes et atrocités. On doit toujours garder ses yeux ouverts quand on voyage avec de tels gens. » (p. 614-615)

« Les voleurs de grand chemin qui exercent leurs activités à grande échelle sont souvent une importante source de bénéfices pour les lamas, pour autant qu’on puisse considérer un don d’une telle provenance comme un gain légitime. » (p. 188)

« […] Kham, un endroit qui a la réputation d’être un repère de brigands et de voleurs de grand chemin. » (p. 173)

[Au sujet des habitants du Kham]  « D’apparence extrêmement sauvage, ils sont des guerriers par nature. Dans cette région, tous les habitants, y compris les femmes, peuvent être appelés des combattants. Leurs occupations habituelles sont le commerce, l’agriculture et l’élevage, mais leur profession favorite est le vol. C’est l’activité la plus admirée de tous ; ils considèrent comme un grand honneur le fait de vaincre d’autres tribus et de tuer autant d’ennemis que possible. » (p. 552)

Justice et sanctions pénales

« Parkor est le nom d’une des rues principales de cette ville […], et c’est là qu’on expose les criminels à l’opprobre public. (p. 374)

Condamnés portant la cangue et obligés de mendier leur nourriture pour survivre (photo : auteur inconnu)
Condamnés portant la cangue et obligés de mendier leur nourriture pour survivre
(photo : auteur inconnu)

 

 

« Une prison est toujours un endroit affreux, mais plus spécialement au Tibet, car même la meilleure d’entre elles n’a que des murs en terre et un sol en planches, et il fait très noir à l’intérieur, même en plein jour. L’absence de la lumière du soleil est déjà en elle-même une punition grave dans un pays aussi froid. Quant à la nourriture, les prisonniers n’en reçoivent qu’une fois par jour sous forme d’un peu de farine grillée. Cela suffit à peine pour survivre, et le prisonnier doit donc demander à ses amis de lui envoyer de quoi manger. » (p. 383)

« La punition la plus légère est une amende ; puis vient la flagellation, suivie de loin par l’extraction des globes oculaires ; puis l’amputation des mains […] Lhassa grouille de mendiants sans mains et de mendiants sans leurs globes oculaires […] Il y a encore d’autres formes de mutilation qu’on inflige comme punition, parmi lesquelles la coupe des oreilles et celle du nez sont les plus douloureuses. ». (p. 384)

« Lors d’une flagellation le nombre des coups varie normalement entre trois cents et sept cents […] » (p. 374)

« [C’est] une punition douloureuse […] car les coups sont portés sur le creux des reins dénudé du condamné. L’endroit est vite déchiré par le fouet qui laisse des plaies béantes et le sang dégoulinant gicle à droite et à gauche pendant que le bourreau continue son travail jusqu’à ce que le nombre prescrit, trois cents ou cinq cents coups selon les cas, n’ait été donné. Très souvent, la flagellation est interrompue, peut-être pour prolonger la torture, et la pauvre victime reçoit un peu d’eau, après quoi la douloureuse procédure reprend. Dans neuf cas sur dix, les victimes de cette punition corporelle tombent malades, et quand j’étais à Lhassa, j’ai plus d’une fois soigné des personnes qui souffraient d’hémorragies internes suite à une flagellation. Il est consternant de voir les plaies ainsi causées ; je le sais par mon expérience personnelle. » (p. 383)

« Une autre [méthode de punition] consiste à placer des bonnets de pierre sur la tête de la victime. Chaque ‘bonnet’ pèse environ huit livres, et au cours de la torture, l’un est empilé sur l’autre. Leur poids fait d’abord sortir des larmes des yeux de la victime, mais après, avec l’augmentation du poids, les globes oculaires sortent de leurs orbites. » (p. 383)

« Les tortures atteignent un degré extrême d’ingéniosité diabolique. Elles ressemblent à celles auxquelles on pourrait s’attendre aux enfers. » (p. 382)

« Il y a deux formes d’exécutions : l’une consiste à enfermer le condamné dans un sac en peau et de jeter le sac avec son contenu vivant dans l’eau ; l’autre à attacher les mains et les pieds du criminel et de le jeter dans une rivière, avec une lourde pierre attachée à son corps. Le bourreau le retire après une dizaine de minutes, et si on pense qu’il vit encore, on le rejette dans l’eau, et on répète cette procédure jusqu’à ce qu’il soit mort. […] On met sa tête coupée dans un récipient, immédiatement où bien après l’avoir exposée en public pendant trois ou sept jours ; le récipient est ensuite transporté vers un bâtiment construit exprès à cette fin et qui porte le terrible nom de ‘damnation éternelle’. » (p. 384-385)

 

1) Claude Arpi, The Fate of Tibet – When Big Insects Eat Small Insects, New Delhi, 1999, p. 195-196; citation originale en anglais.

2) Un propagandiste anonyme du dalaï-lama sur http://one-just-world.blogspot.lu/2010/08/han-chinese-racism-in-tibet.html [Notre traduction]

3) Three Years in Tibet, with the original Japanese illustrations, by The Shramana Ekai Kawaguchi, Late Rector of Gohyakurakan Monastery, Japan, Published by the Theosophist Office, Adyar, Madras, Theosophical Publishing Society, Benares and London, 1909

(À suivre…)