Vraies ou fausses (ré)incarnations ? – À propos du choix éminemment politique des « dieux vivants » lamaïques

par Albert Ettinger, le 21 mai 2020

 

Dans un article publié par La Libre Belgique le 17 mai 2020, Sabine Verhest nous fait part de ses graves soucis. (1) En ce qui concerne la probable disparition du 14e dalaï-lama à plus ou moins court terme, elle partage la crainte de Washington et de Dharamsala de voir bientôt le « régime communiste » chinois « avoir la mainmise sur les deux lignées ancestrales » du bouddhisme tibétain, celles du panchen-lama et du dalaï-lama. Car après le trépas de l’actuel porteur du titre (le dieu-roi déchu va avoir 85 ans), la Chine pourrait imposer une « réincarnation » de son choix et la « faire reconnaître par ‘son’ panchen-lama ».

 

Cela serait-il une sordide interférence politique dans une affaire purement religieuse ? Alors, comment qualifier l’ingérence du gouvernement et du Congrès américain dans une affaire qui ne les concerne en rien ? Et puis, comment ignorer le fait que de tout temps, le choix des dalaï-et autres panchen-lamas a été une affaire politique plutôt que religieuse (d’autant plus que l’ancien Tibet théocratique n’a jamais fait de différence entre ces deux domaines) et que ce choix a souvent été une pomme de discorde même entre différentes factions des Bonnets jaunes.

 

Le rôle du panchen-lama

Sabine Verhest a raison quand elle explique que « ce devait être au XIe panchen-lama de prendre un rôle prédominant à la mort du XIVe dalaï-lama ». Mais à ses yeux, il y a un gros problème : l’ « l’Administration centrale tibétaine, en exil sur les hauteurs de Dharamsala en Inde » – que Madame Verhest confond systématiquement et à dessein avec « les Tibétains » – considère l’actuel panchen-lama « authentifié en République populaire et approuvé par le parti communiste » comme « un imposteur. » (2)

Le 11e panchen-lama donne la bénédiction aux moines lors d’une cérémonie de remise de diplômes à des érudits du bouddhisme tibétain au Collège bouddhiste tibétain à Pékin, le 18 mai 2014. (Photo : Xinhua/Xie Huanchi)
Le 11e panchen-lama donne la bénédiction aux moines lors d’une cérémonie de remise de diplômes à des érudits du bouddhisme tibétain
au Collège bouddhiste tibétain à Pékin, le 18 mai 2014. (Photo : Xinhua/Xie Huanchi)

 

Mais au grand dam de Madame Verhest et de tous les dalaïstes, il n’y a que ce panchen-lama-là, né en 1990 et identifié le 29 novembre 1995 comme étant la réincarnation du 10e panchen-lama devant l'image de Shakyamuni au Jokhang par le procédé traditionnel du tirage au sort au moyen de l’urne d'or. Quant au garçon choisi unilatéralement, il y a un quart de siècle, par un 14e dalaï-lama en exil désireux de prendre « de court les dirigeants chinois » (3) afin de leur forcer la main, il a été aussitôt retiré du jeu par le gouvernement chinois qui ne s’est pas laissé faire. (Selon les autorités, il mène une vie normale, incognito, quelque part en Chine.)

D’où la crainte de Madame Verhest : les Tibétains pourraient se trouver « face à deux réincarnations » : un enfant tibétain vivant en Chine et, probablement, un enfant né hors de Chine que la diaspora tibétaine (moins de 3% des Tibétains !) considérerait comme le « vrai » 15e dalaï-lama.

Il est clair que l’actuel porteur du titre voudrait faire en sorte qu’il y ait, après son trépas, un nouveau dalaï-lama au service des anciennes élites tibétaines et de l’Empire américain. C’est pourquoi il a indiqué qu’il ne se réincarnerait en aucun cas en Chine. M. Lobsang Sangay, un citoyen US diplômé de Harvard qu’on nous présente comme le « chef » d’un « gouvernement tibétain en exil », l’a secondé dans sa prétention en affirmant qu’au Tibet, traditionnellement, « les leaders religieux sélectionnent leur propre réincarnation, leur propre successeur. » (4)

M. Sangay ne semble connaître ni l’histoire ni les traditions tibétaines.

Voyons donc si vraiment, au cours de l’histoire, les dalaï-lamas ont décidé de leur propre réincarnation. Ou, formulé autrement, examinons comment et par qui les dalaï-lamas historiques les plus importants ont été « choisis », « sélectionnés » ou « trouvés ».

 

« Dalaï-lama » par la grâce d’un chef de tribu mongol

Le premier moine de la secte des Bonnets jaunes (gelugpa ou, écrit selon l’orthographe française, Guélougpa) à porter le titre honorifique de dalaï-lama fut celui que les Tibétains considèrent comme le troisième de la lignée. Le titre mi-tibétain (lama), mi-mongol (dalaï) lui fut conféré en 1578 par le chef d’une tribu de guerriers mongols, Altan Khan, qui – faut-il le préciser ? – n’avait rien d’un « leader religieux ».

Quant au « premier » et au « deuxième » dalaï-lama, ils n’ont jamais porté ce titre de leur vivant. Il leur fut décerné rétroactivement, à titre posthume, par leur « réincarnation » (et donc pas l’inverse) qui voulait ainsi leur rendre honneur.

Après la mort en Mongolie du « troisième » dalaï-lama, un garçon du Tibet central fut « découvert » comme sa réincarnation ; « mais bien que de nombreux lamas le soutenaient », le trésorier du défunt « annonça qu'il avait trouvé le vrai tulku en Mongolie même. » (5) Par un heureux (ou curieux ?) hasard, celui-ci se trouvait être le petit-fils d’Altan Khan. Les avantages politiques évidents qui découlaient d’un tel choix ont permis au candidat mongol de s’imposer. C’est à juste titre donc que l’historienne suisse Karénina Kollmar-Paulenz qualifie ce choix de « brillant coup politique ». (6)

N’empêche que le conflit entre les factions qui soutenaient les deux garçons se prolongea durant des années. (7)

Comme on le voit, déjà en ces temps reculés la reconnaissance d’une « réincarnation » était le fruit de machinations et d’alliances politiques plutôt que de considérations religieuses.

Ce constat vaut à plus forte raison pour le cinquième porteur du titre. Car c’est à lui que fut conféré, pour la première fois, en plus de son haut rang religieux, le pouvoir temporel sur le Tibet central. Et ceci encore une fois grâce à un chef de guerre mongol.

 

La « découverte » truquée du cinquième dalaï-lama

Il faut savoir que depuis le 15e siècle, une série de guerres civiles sanglantes opposait la secte des Bonnets jaunes aux Bonnets rouges des karma-kagyupa. Au début du 17e siècle, la secte jaune des dalaï-lamas, depuis la province de Ü, mettait tout en œuvre pour s’emparer du Tsang, l’autre province du Tibet central dominée par ses rivaux.

C’est dans ce contexte qu’est « découvert » le cinquième dalaï-lama. Cinq ans après le décès du quatrième, « les oracles des principaux monastères gelugpa » annoncent « la présence de l’enfant réincarné dans la Vallée des Rois. » (8) Le lieu est choisi à dessein, tout comme l’est la famille du garçon : dans cette région se trouvent les tombeaux des grands rois de la dynastie des Tubo, la seule à avoir jamais régné sur un Tibet unifié, et pour les pieux Tibétains, ces rois sont, comme le dalaï-lama, des émanations de Chenrézig, le bodhisattva de la Compassion. Quant à la famille, de riches aristocrates qui habitent le château de Tagtse, le père est un néophyte des Bonnets jaunes qui va bientôt mourir dans une des geôles du roi du Tsang pour avoir tenté de le renverser. (9)

Ce n’est que quelques années plus tard que le garçon doit subir une série de « tests » effectués par un lama haut placé du monastère de Drepung, des tests censés confirmer que l’élu est vraiment la réincarnation du quatrième dalaï-lama. « Malheureusement, le futur cinquième dalaï-lama échoua complètement, comme il l'admit volontiers dans son autobiographie : "Le Maître de Dix (10) m'a montré les statues et les chapelets, mais je n'ai pu en identifier aucun objet que je reconnaisse. Puis il s'est approché de la porte et a dit : ‘J'ai une grande confiance en sa reconnaissance.’ Finalement, il est devenu mon tuteur. Quand je n'étais pas attentif, il avait l'habitude de dire : ‘Oh, pourquoi n'ai-je pas avoué à l'époque que vous ne pouviez pas reconnaître les objets.’ " » (11)

 

Le pouvoir temporel des dalaï-lamas conquis par les armes mongoles

Pour conquérir la province du Tsang et vaincre militairement les Bonnets rouges, les gelugpa s’allient alors aux mongols qoshot. Et c’est des mains couvertes de sang du conquérant qoshot Gushri Khan que celui qu’on appellera le « Grand Cinquième » reçoit, en 1642, « les clés du Tibet ». (12)

Gushri Khan avec Sonam Chophel (ou Sonam Rapden), le serviteur personnel du 5e dalaï-lama, trésorier du palais de Ganden Phodrang et artisan du pouvoir politique des gelugpa. Fresque du Jokhang. (Source : Wikimedia commons)
Gushri Khan avec Sonam Chophel (ou Sonam Rapden), le serviteur personnel du 5e dalaï-lama, trésorier du palais de Ganden Phodrang et artisan du pouvoir politique des gelugpa. Fresque du Jokhang. (Source : Wikimedia commons)

 

Une « réincarnation » coureur de jupons

La mort du « Grand cinquième » est gardée secrète par son favori, le desi (régent) Sangye Gyatso, pendant quinze ans. Celui-ci use de différents stratagèmes pour duper aussi bien les Tibétains que le lointain Empereur, ceci afin de garder le pouvoir. Cependant, il fait rechercher dans le plus grand secret la prochaine « réincarnation » du dalaï-lama dans une région située près de la frontière avec le Bhoutan et récemment conquise par ses alliés mongols. « Ces régions frontalières avaient une valeur stratégique », et la secte des gelugpa n'y « était soutenue que par une des familles nobles ». C’est donc « un garçon de cette famille qui fut reconnu comme le nouveau dalaï-lama » relate l’historien du Tibet Sam Van Schaik. (13) Encore une fois, le choix se fait donc sur la base de considérations politiques et non pas religieuses.

D’ailleurs, les « tests » censés déterminer si le candidat est la « vraie réincarnation » du défunt illustrent cette fois encore que la procédure est en fait une duperie. « Lorsque les envoyés du desi ont effectué leurs tests, l'enfant semblait confus et ne reconnaissait pas le chapelet du cinquième dalaï-lama. » Mécontent du résultat, le desi envoie l’équipe refaire les tests qui, dit-on, donnent finalement le résultat voulu. (14)

Mais il ne s’agit que du résultat à court terme, car le desi va bientôt regretter amèrement le choix du garçon qu’il prend sous son aile en devenant son tuteur. En effet, le jeune 6e dalaï-lama montre très vite « un manque d'intérêt inquiétant pour ses études » en religion et en politique. Il décide même de renoncer à ses vœux de novice. « Un désastre. » (15)

À l’approche de son âge adulte, les choses vont de mal en pis. « Le dalaï- lama commence à sortir la nuit, on le voit boire dans les bars et tituber en état d'ivresse dans les rues en chantant avec des amis. Il garde une tente dans un campement près de Lhassa, où il ramène les jeunes femmes qu'il ramasse lors de ces excursions. » (16)

Le 6e dalaï-lama reste dans la mémoire des Tibétains grâce à ses poèmes d’amour, assez uniques dans une littérature traditionnelle foncièrement religieuse. Considéré par une partie du haut clergé comme indigne de son statut, il est finalement démis de son poste par une intervention armée mongole avalisée par l’Empereur après avoir été lâché par les abbés des grands monastères gelugpa. Ceux-ci déclarent que « l'essence de l'illumination ne réside plus dans ce dalaï-lama. » Il meurt au cours de son voyage forcé vers Pékin (17), tandis qu’un « second sixième Dalaï Lama, Yéshé Gyamtso, présenté comme le vrai successeur du Grand Cinquième, est intronisé. » (18) Le nouveau maître (et roi) du Tibet est le qoshot Lajang khan qu’on dit être le père du second sixième. « L'aristocratie tibétaine était divisée suivant des lignes régionales, comme d'habitude, les nobles de Tsang étant généralement partisans de leur nouveau roi mongol, et ceux de Ü généralement hostiles à lui. » (19)

Dans ce contexte, l’annonce de la découverte du septième dalaï-lama (la « réincarnation » du premier sixième) à Litang, dans l’extrême Est des zones de population tibétaine, a évidemment un caractère éminemment politique. Quand Lajang khan se rend compte que d’autres mongols, en l’occurrence ses rivaux dsungars, soutiennent le garçon et veulent l’utiliser à leur fin, il envoie ses hommes pour s’emparer de lui ou pour s’en débarrasser. Mais « le père du septième dalaï-lama, un acteur politique avisé », s’enfuit avec le garçon pour se réfugier d’abord au royaume de Derge, puis au monastère de Kumbum sous la protection de l’empereur Kangxi.

On ne va pas s’étendre, dans le cadre de cet article, sur les conflits et les guerres, civiles et autres, qui ont affecté le Tibet dans les décennies suivantes : l’invasion des Dzungars, leur expulsion et la libération du Tibet par une armée impériale, la guerre civile suite à l’assassinat du premier ministre Kangchene, l’exil du 7e dalaï-lama – à qui on enlève son pouvoir temporel – et de son conspirateur de père dans une garnison militaire près de Litang, les invasions des Gourkhas qui sont repoussés victorieusement par une armée de l’empereur Qianlong. Retenons seulement qu’au cours du 18e siècle, le système administratif du Tibet central est profondément modifié par l’Empereur, c’est-à-dire par le gouvernement central chinois, comme l’est la procédure de reconnaissance des « grandes réincarnations » qui se fait désormais par le tirage au sort d’un nom parmi ceux de plusieurs candidats déposés dans l’urne d’or au temple Jokhang de Lhassa.

Les dalaï-lamas suivants n’auront pratiquement plus de poids et de pouvoir politique. Celui-ci est exercé généralement par des régents sous les yeux vigilants des représentants de l’Empereur, les amban. C’est donc à bon escient que Van Schaik constate que même au Tibet central (Ü et Tsang), « les cinq dalaï-lamas suivants n'exerceront aucun pouvoir réel » et qu’ « ils seront sous la supervision – en théorie du moins – de l'empereur mandchou. »(20) Ce n’est qu’avec le treizième, démis de ses fonctions par une Chine qui va bientôt entrer elle-même dans une terrible époque de troubles et de déchéance, qu’un dalaï-lama joue à nouveau un rôle politique de premier plan en devenant un pion sur l’échiquier des colonialistes britanniques.

 

La pratique séculaire du choix des « réincarnations » par l’urne d’or

La méthode du choix d’un nouveau dalaï-lama et d’autres tulkus que le Gouvernement de la RPC a appliquée en 1995 pour déterminer le nouveau panchen-lama et qu’il entend probablement appliquer pour déterminer le 15e dalaï-lama n’est autre que celle introduite en 1792 par l’Empereur Qianlong. Il s’agit donc d’une pratique conforme à la tradition, car instaurée déjà « au XVIIIe siècle, sous l'empire Qing, pour choisir les lamas au Tibet et en Mongolie. » (21)

Ce tirage au sort fait partie d’une série de mesures qui avaient pour but d’empêcher que la réincarnation des grands « Bouddhas vivants » ne soit manipulée par des familles aristocratiques tibétaines ou mongoles. L’empereur, dans le célèbre « Discours sur les lamas » (lǎma shuō), un édit impérial écrit sur une stèle quadrilingue au temple lamaïque de Pékin, explique qu’il était « scandalisé que les grands pontifes soient toujours trouvés dans les mêmes familles » et voulait « prévenir la fraude et la tricherie » par l’introduction d’un système plus équitable pour déterminer les lamas réincarnés, au lieu de les choisir « sur les conseils d'un petit nombre seulement. » (22)

C’est pourquoi il ordonna l’installation de deux urnes d’or, l’une au temple Jokhang pour déterminer les tulkus tibétains, l’autre au temple Yonghe gong de Pékin pour choisir les khutuktus (23) mongols.

Des fidèles accueillent le XIe panchen-lama lors du retour au monastère Tashilünpo
Des fidèles accueillent le XIe panchen-lama lors du retour au monastère Tashilünpo

 

À l’époque des Qing, le tirage au sort du nom de « l’enfant d’âme » dans lequel était supposé s’être réincarné le lama défunt avait lieu sous le contrôle du haut-commissaire (amban) représentant l’Empereur, donc l’État central chinois. Les amban étaient « chargés de surveiller la politique suprême du Tibet, tant en ce qui concerne les affaires intérieures que les relations avec les autres pays ». (24) Le Bouriate russe Gombojab Tsybikov décrit la situation telle qu’il l’a trouvée au tournant des 19e et 20e siècles comme suit : « L’influence considérable des hauts-commissaires s’exprime lors du choix des nouvelles réincarnations et lors de la désignation des nouveaux dirigeants du pays. Toutes les réincarnations lamaïstes (…) ainsi que les trois grands lamas : le panchen-lama, le dalaï-lama et le khutukhtu d’Ourga, sont désignés par tirage au sort devant la statue du grand Jowo ou devant la représentation de l’empereur au Potala. » C’est le haut-commissaire qui sort de l’urne, avec des « baguettes chinoises », un des papiers qui portent les noms des candidats. Tsybikov ajoute qu’avant ce tirage au sort, le haut-commissaire « présente pour confirmation au gouvernement de Pékin le nom des candidats pressentis. » (25)

Les tulkus ainsi déterminés devaient impérativement être confirmés par Pékin.

Par le tirage au sort au moyen de l'urne en or, plus de soixante-dix « Bouddhas vivants » des trois sectes gelugpa, kagyupa et nyingmapa, appartenant à trente-neuf lignées de réincarnation, ont été déterminés pour le seul Tibet, depuis la dynastie Qing jusqu’à l’avènement de la République chinoise.

Il est vrai que la méthode de l’urne d’or n’a pas toujours été appliquée. Ainsi, en 1877 et 1940, le gouvernement central approuva, bon gré mal gré, la demande d'exempter les nouveaux dalaï-lamas du processus de tirage au sort.

Si la méthode introduite par l’Empereur Qianlong était de moins en moins respectée, c’était pour deux raisons. D’une part, il y eut au cours du 19e et de la première moitié du 20e siècle un affaiblissement progressif du pouvoir central en Chine : guerres dites « de l’opium », révolte des Taiping, guerre sino-japonaise de 1894-95, guerre des Boxers, guerres civiles successives (entre les seigneurs de la guerre du Nord, entre ceux-ci et les forces du Guomindang, entre le Guomindang et les communistes), agression japonaise de 1931 à 1945. D’autre part, le haut clergé tibétain voulait revenir à un système plus ouvert aux jeux de pouvoir et aux manipulations tout en augmentant son propre pouvoir au détriment du gouvernement central.

Retenons de tout cela qu’au cours de l’histoire tibétaine, la question de « l’authenticité » ou de « l’imposture » d’une « réincarnation » a souvent mené à des conflits, même parmi les dignitaires religieux gelugpa et l’aristocratie. Pour la bonne raison que le choix d’un tulku a été de tout temps fonction d’intérêts politiques ou personnels souvent divergents.

 

Le 14e dalaï-lama lui-même peine à croire qu’il est la réincarnation du 13e

Mais le comble, c’est quand le 14e dalaï-lama en personne se met à douter qu’il est l’authentique réincarnation du 13e.

Dans son fameux livre qui relate ses « sept ans au Tibet » passés en bonne partie « à la cour du dalaï-lama », Heinrich Harrer décrit le jeune 14e dalaï-lama comme étant « aussi superstitieux que son peuple », en dépit de sa bien meilleure éducation. Des décennies plus tard, dans ses écrits rédigés en exil, « Sa Sainteté » se montre toujours convaincu que, par exemple, les prophéties de l’oracle de Nechung qu’il consulte pour toute décision importante se réalisent toujours, ou que les tremblements de terre ont des causes surnaturelles. Ou bien il raconte avoir vu une statue tourner la tête et changer l’expression du visage.

Cependant, face à la différence de caractère et de personnalité entre lui-même et le 13e dalaï-lama Thubten Gyatso, sa précédente « incarnation », il en vient à douter d’un fondement essentiel de son propre rôle politico-religieux, sinon du lamaïsme en général : « Devant la différence de nos natures, il m’arrive souvent de me dire qu'il n’est pas possible que je sois sa réincarnation. » (25)

 

Des adhérents du bouddhisme tibétain qui continuent à vénérer la déité protectrice Shugden manifestent contre le « faux » 14e dalaï-lama (Francfort/Allemagne, mai 2014. Source : Global Times)
Des adhérents du bouddhisme tibétain qui continuent à vénérer la déité protectrice Shugden manifestent contre le « faux » 14e dalaï-lama (Francfort/Allemagne, mai 2014. Source : Global Times)

Certains journalistes de nos « médias de qualité » comme Sabine Verhest ne sont heureusement pas sujets à ce genre de doute. Au contraire, ils s’arrogent le droit de juger telle réincarnation « authentique » et de crier à « l’imposture » dans le cas de telle autre. Est-ce que, pour commencer, la réincarnation et les boddhisattvas, émanation de Bouddha, font partie de leurs croyances personnelles ? Si tel n’est pas le cas, et on peut en douter, comment peuvent-ils s’arroger le droit de déclarer une réincarnation « authentique » ? Est-ce qu’ils jugent du haut de leur profonde connaissance du lamaïsme, de l’histoire et des traditions tibétaines ? Là encore, le doute est permis. Il est évident qu’ils poursuivent un agenda politique et qu’ils relaient tout simplement les déclarations d’un dalaï-lama impuissant qui ne fait autorité en Occident que parce qu’il est devenu, depuis sa fuite en Inde il y a soixante ans, un outil de la politique antichinoise des États-Unis.

Notes :

1), 2) et 3) Sabine Verhest, « Où est passé le panchen-lama ? L’étrange disparition aux conséquences politiques et religieuses sur l’avenir du Tibet », dans La Libre Belgique du 17 mai 2020

4) https://www.lalibre.be/international/asie/la-chine-n-a-aucune-legitimite-a-choisir-le-prochain-dalai-lama-5da9cd519978e218e34f0611

5) Sam Van Schaik, Tibet: A History, Yale University Press, New Haven and London, 2013, p. 116 (traduit, comme les autres citations anglaises, à l’aide de DeepL pro.)

6) Karénina Kollmar-Paulenz, Kleine Geschichte Tibets, Éditions C. H. Beck, Munich, 2006, p. 107

7) Van Schaik, Tibet: A History, op. cit., p. 116

8) Gilles Van Grasdorff, L’histoire secrète des dalaï-lamas, Flammarion, 2009, p. 47

9) Sam Van Schaik, op. cit., p. 118

10) Il s’agit du titre honorifique d’un haut lama

11) Van Schaik, op. cit., p. 119

12) Van Grasdorff, op. cit., p. 51

13) et 14) Van Schaik, op. cit., p. 130

15) et 16) Van Schaik, op. cit., p. 131

17) Van Schaik, p. 134-135

18) Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, Librairie Arthème Fayard, 1997, p. 161

19) Van Schaik, op. cit., p. 136-137

20) Van Schaik, p. 145

21) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Urne_d%27or

22) Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Golden_Urn

https://de.wikipedia.org/wiki/Goldene_Urne

https://fr.wikipedia.org/wiki/Urne_d%27or

23) C’est ainsi que les Mongols appellent leurs « réincarnations ».

24) et 25) Gonbojab Tsebekovitch Tsybikov, Un pèlerin bouddhiste dans les sanctuaires du Tibet, Éditions Peuples du Monde, Paris, 1992, p. 169

26) Dalaï Lama, Au loin la liberté, Traduit de l’anglais par Éric Diacon, Librairie Arthème Fayard, 1990, p. 264