L’expérience chinoise dans une perspective planétaire

 par John Cottenier 5 septembre 2018

L’analyste John Cottenier, de l’Institut des Études marxistes de Belgique, a participé au 2e Congrès mondial du marxisme qui s’est tenu à Pékin les 5 et 6 mai 2018 à Pékin. Voici le texte de sa communication (traduite de l’anglais par André Lacroix). Les illustrations sont dues à la rédaction.

 

 

 

La spécificité du socialisme à la chinoise suscite des appréciations variées en Occident au sein des courants politiques dominants, mais aussi parmi les intellectuels marxistes. Mon intervention tentera d’évaluer les analyses ayant cours en Occident à propos de certains points cruciaux de la politique mise aujourd’hui en œuvre en Chine.

 

Il n’y a pas et il ne peut y avoir une opinion occidentale unanime à propos de la Chine. Les avis varient en fonction des intérêts de classe. Le plus facile à décrire, c’est la déception générale chez tous ceux qui considèrent le communisme comme un épouvantable cauchemar. Dans des milieux de la bourgeoisie occidentale, on avait vivement espéré que la politique chinoise d’ouverture et de restructuration entraîne automatiquement l’écroulement du système socialiste et un passage en douceur à une démocratie parlementaire de style occidental. On s’était fait à l’idée que le Parti communiste chinois avait signé sa propre condamnation à mort en introduisant l’économie de marché en 1992, qu’elle soit ou non qualifiée de socialiste.

C’est pourquoi le président des États-Unis Bill Clinton a tenu un discours d’autosatisfaction quand la Chine a intégré l’Organisation mondiale du Commerce dix ans plus tard, en 2002. Aujourd’hui la déception des détracteurs de la Chine est générale, car leurs espérances se sont complètement envolées. Au plan politique, ils continuent toutefois à considérer qu’un État à parti unique, dirigé par le Parti communiste, ne peut être qu’autoritaire, fonctionnellement rigide, politiquement fermé et moralement illégitime.

Et ils ne cessent de rappeler que « la Chine a un besoin urgent de réforme politique. » Mais face à la récession mondiale d’après 2008, la Chine est apparue bien plus résistante que les nations occidentales, et pas seulement au plan économique. Là où les « démocraties » occidentales trébuchent, chancellent et sombrent dans le chaos et la crise, l’économie chinoise s’est révélée impressionnante de vigueur et de souplesse.

Ce qui fait peur au clan bourgeois donne de l’espoir aux forces marxistes à l’Ouest. Plusieurs analystes marxistes y comparent le rôle joué aujourd’hui par la Chine à celui qu’a joué en son temps l’Union soviétique : être l’avant-garde sur la voie du communisme en montrant la supériorité de la construction d’une société collective sur une ligne d’individualisme et de recherche du profit.

 

(24heures.ch)
(24heures.ch)

D’un autre côté, l’évaluation des nouveaux chemins pris par le Parti communiste chinois donne aussi matière à débat dans les cercles marxistes occidentaux. Ils reconnaissent que les réalisations économiques et sociales du socialisme à la mode chinoise sont exceptionnelles et qu’elles font même pâlir les pays capitalistes les plus avancés. La Chine a réussi à éradiquer la pauvreté et à devenir la seconde puissance économique mondiale dans un bref laps de temps de quelque trente ans. Cela a été réalisé principalement par la politique de Réforme et d’Ouverture. Quelques experts en marxisme se posent des questions sur le système apparemment hybride que cette politique a mis en place dans la société chinoise actuelle. Ils le perçoivent comme une superstructure socialiste combinée à une infrastructure mixte privée-publique.

Quand la Chine s’est engagée sur cette voie dans les années 1990, une certaine libéralisation se justifiait par son retard dans le développement de ses forces de production. Mais cet argument ne peut plus être invoqué : la Chine occupe un niveau éminent de développement technologique dans différents secteurs, comme les trains à grande vitesse, le réseau 5G ou la communication quantique, et est en train de rattraper rapidement son retard dans des domaines cruciaux de haute technologie, tels l’intelligence artificielle, l’analyse des big data [mégadonnées], la cybernétique et la conquête spatiale. Le plan « Made in China 2025 » est censé garantir le leadership dans dix secteurs de haute technologie.

Le 19e Congrès de PCC a confirmé que, après trente années de croissance rapide, la donne a radicalement changé. Le défi principal consiste dorénavant à rechercher un développement plus équilibré. Certains spécialistes du marxisme ne croient pas qu’un développement plus équilibré puisse se conjuguer avec un approfondissement de l’économie de marché. Ils voient une contradiction entre la maîtrise croissante dans le domaine des forces de production et la foi proclamée selon laquelle l’approfondissement de l’économie de marché est le meilleur chemin vers le communisme. Ils doutent que le caractère socialiste de l’État puisse modifier les lois régissant une économie de marché, lois décrites et analysées par Marx dans ce qui constitue son principal héritage écrit Das Kapital. Un certain nombre de phénomènes en Chine conduisent à des opinions divergentes parmi les penseurs marxistes : l’introduction d’une logique de marché affectée aux forces productives, la croissance des capitaux privés et l'accumulation interne de capital. Plusieurs marxistes manifestent leurs peurs quant au développement futur du socialisme en Chine. Avec leur culture marxiste, ils ne peuvent pas regarder les listes Hurun (1) sans quelque appréhension à propos de l’existence et du possible accroissement d’une classe capitaliste en Chine. Cela amène à se demander si les capitalistes sous un régime socialiste ont une autre nature que les capitalistes sous un régime capitaliste.

Depuis l’introduction des Trois Représentations (2) dans la doctrine du parti, un observateur extérieur peut avoir l’impression que les critères de classe ont été remplacés par des critères de nationalité. Pour un certain nombre de marxistes, la combinaison d’une économie de marché avec l’existence croissante d’une classe de capitalistes est une autre preuve que la Chine a choisi la voie de retour au capitalisme.

 

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Abordons maintenant le rôle de la Chine dans le nouvel ordre mondial. La puissance renaissante de la nation chinoise fait face à l’opposition grandissante des États-Unis. L’ambition déclarée par Xi Jinping de devenir un pion majeur dans un nouvel ordre mondial, multipolaire et non hégémonique s’oppose frontalement à l’ambition des États-Unis de défendre leur hégémonie mondiale durant tout le 21e siècle. Cela a été à l’origine du « rééquilibrage vers l’Asie » (3) par l’Administration Obama ainsi que de l’actuelle croisade antichinoise de l’Administration Trump.

Cela entraîne aussi des craintes et des fractures au sein de l’Union européenne. Il n’y a pas de réponse européenne commune à la question : « est-ce que nous serrons la main que la Chine nous tend, avec la ‘Belt and Road Initiative’ (les nouvelles Routes de la Soie) ou bien suivons-nous la stratégie américaine de la confrontation ? »

Cette question divise même l’Union européenne en différentes zones d’intérêts. On peut observer que les pays anciennement socialistes de l’Europe de l’Est forment un bloc et ne demandent qu’à collaborer avec la Chine dans une coopération 16 + 1. On peut aussi observer comment les pays de l’Europe du Sud les plus menacés économiquement apprécient les investissements chinois dans les infrastructures comme les ports, les réseaux électriques et les aéroports. On peut encore observer comment la Grande-Bretagne d’après le Brexit tourne ses regards vers la Chine dans l’espoir de garder Londres comme centre financier mondial. On peut enfin observer l’inquiétude croissante des pays les plus avancés économiquement dans l’Europe du Nord et de l’Ouest. L’Allemagne, par exemple, collabore activement avec la Chine pour devenir le leader mondial dans la course à l’industrie 4.0, mais a vu aussi une de ses firmes vedettes de la haute technologie, le constructeur de robots KUKA, reprise par la « Midea Corporation » chinoise.

Le spectre de la Chine, qui a été une fabrique des produits de consommation courante et puis un marché pour des machines et des produits de luxe, devenu aujourd’hui un rival technologique de premier plan, crée une situation nouvelle. La nature communiste de la Chine permet d’invoquer le prétexte facile des raisons de sécurité pour changer les règles du système du marché libre. C’est ce que le dernier rapport US de la Sécurité nationale a exprimé quand la Maison Blanche a pointé du doigt les prouesses technologiques grandissantes de la Chine comme une menace pour la puissance économique et militaire des États-Unis. C’est ce que l’Administration Trump invoque pour lancer sa guerre commerciale.

Nous avons déjà fait cette expérience dans notre pays, la Belgique, lorsque, il y a deux ans, la State Grid Corporation of China (4) a fait une offre généreuse de participation minoritaire dans notre réseau national de distribution d’électricité. C’est la Sûreté de l’État elle-même qui est intervenue pour bloquer la participation. Rien de tel ne s’était jamais produit précédemment dans notre pays, concernant des prises de participation étrangères, même des plus grandes entreprise bancaires ou industrielles.

Le port du Pirée (tdg.ch)
Le port du Pirée (tdg.ch)

 

L’accroissement des investissements venus de Chine et de ses prises de participation constitue un problème préoccupant pour les intellectuels marxistes occidentaux. Dans notre pays nous avons une filiale de Volvo, un producteur important de voitures, qui a été rachetée par l’investisseur chinois privé Geely. Comme la multiplication des sociétés chinoises hors de Chine se produit selon une logique capitaliste de compétition, les méthodes d’exploitation du travail qu’elles appliquent ne sont pas différentes de celles pratiquées par les propriétaires occidentaux d’entreprises. Le même groupe privé Geely s’est emparé récemment de Daimler, le fameux constructeur allemand de voitures et il possède aussi le réseau traditionnel des taxis londoniens. Mais même les entreprises chinoises publiques se comportent parfois comme les capitalistes privés occidentaux.

Un des principaux maillons de l’acheminement en Europe de la Route de la Soie est une entreprise de l’État chinois, la compagnie maritime Cosco. Ce groupe est un des plus grands bénéficiaires de la privatisation du patrimoine public grec, imposée par la Commission européenne. Cosco a pris possession de la moitié du Port du Pirée, près d’Athènes. Cela a donné un coup de fouet à l’activité portuaire, mais nous devons bien constater que ce groupe pratique la forme la plus sauvage de l’exploitation capitaliste. Il n’applique pas les lois grecques sur le travail, il impose ses propres salaires et ses propres conditions de travail et échappe à tout contrôle syndical.

Ces faits ne peuvent qu’approfondir les appréhensions de ces penseurs marxistes qui craignent que l’expansion des entreprises hors de Chine ne constitue en rien un renforcement de la ligne socialiste ni un renforcement du support par les travailleurs occidentaux du socialisme à la mode chinoise.

 

Avec la doctrine de Xi Jinping d’un socialisme à la chinoise pour une ère nouvelle (5), nous sommes en présence d’une nouvelle donne à l’échelle mondiale. La Chine a rompu avec le monde capitaliste en 1949, et cela demeure la base du développement indépendant du socialisme chinois. Mais il n’est jamais arrivé précédemment qu’un pays socialiste redevienne un champion et un acteur majeur sur les marchés du capital mondial comme le fait actuellement la Chine avec ses entreprises vigoureusement compétitives et technologiquement très avancées. Par la nature même de son système, le capitalisme mondial ne peut que provoquer des réactions hostiles de l’Occident, quand bien même la Chine ne cesse de répéter qu’elle ne va pas faire de tort aux autres pays ni chercher à devenir hégémonique. Ces faits et ces prises de position confirment la thèse marxiste du matérialisme historique selon laquelle la base économique de la société est le facteur déterminant de son évolution. La loi du profit qui régit le fonctionnement économique du marché capitaliste a été correctement analysée par Marx dans Das Kapital. C’est une loi qui crée la compétition, la lutte, la domination et la confrontation. Et même si l’économie chinoise de marché socialiste prétend échapper à la loi du profit dans son fonctionnement économique interne, fatalement les lois de l’économie de marché, que Marx a si brillamment analysées, sont pleinement d’application dans l’économie globale, capitaliste et impérialiste.

 

Zhou Enlai et Nehru en 1954 (Chine Magazine, 26/06/2018)
Zhou Enlai et Nehru en 1954 (Chine Magazine, 26/06/2018)

 

C’est en partant de ces fondamentaux marxistes que Lénine a développé son analyse magistrale de l’impérialisme. Les grandes puissances impériales ne céderont jamais leur suprématie sans se battre. L’engagement de la Chine en faveur des cinq principes de coexistence pacifique (6) est en opposition frontale avec l’ordre mondial caractérisé par les opérations militaires hors du pays, par la lutte pour le contrôle des territoires et par l’hégémonie mondiale. Mais ces principes ne peuvent transformer la globalisation capitaliste en globalisation socialiste. Si jamais une confrontation doit se produire entre le socialisme à la chinoise et la domination capitaliste occidentale, toutes les forces liées au socialisme dans le monde devront se ranger aux côtés de la Chine. C’est là, semble-t-il, une conviction partagée par les intellectuels marxistes.

En conclusion, nous dirons que le jugement porté en Occident sur le modèle chinois est un jugement de classe, dépendant du point de vue de la classe des observateurs. En général, ce qui dans le monde provoque l’aversion de la bourgeoisie est applaudi par les défenseurs du socialisme et vice versa. Parmi les marxistes, la Chine est et restera longtemps un sujet de débats. Mais, quoi qu’il en soit, il revient au peuple chinois et au PCC de décider la voie la plus appropriée pour construire le socialisme et pour avancer vers le communisme.

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(1) Listes des plus grandes fortunes du monde (Note du traducteur).

(2) D’après Wikipédia, « Les Trois Représentations (chinois simplifié : 三个代表 ; chinois traditionnel : 三個代表 ; pinyin : sāngè dàibiǎo) est une politique développée par Jiang Zemin pour le Parti communiste chinois. Cette théorie explicite les trois catégories que le PCC se doit de représenter : les ‘forces productives progressistes’, la culture chinoise moderne et les ‘intérêts fondamentaux de la majorité de la population’ chinoise. Les Trois Représentations sont interprétées comme un moyen pour le PCC d'intégrer les élites économiques issues de la libéralisation de 1978 dans l'appareil du PCC » (NDT).

(3) « Pivot to Asia » dans l’original (NDT).

(4) D’après Wikipédia, «le plus grand gestionnaire de réseau, transporteur et distributeur d’électricité du monde en nombre d’employés» (NDT).

(5) « Xi Jinping’s Thought of Socialism with Chinese Characteristics for a New Era » dans l’original (NDT).

(6) Ces Cinq Principes de la Coexistence pacifique sont le respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale ; la non-agression mutuelle ; la non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures ; l’égalité et avantages réciproques ; ainsi que la coexistence pacifique.

Ils ont été initiés en 1954 par les dirigeants de la Chine, de l’Inde et de la Birmanie.