La «sagesse» et le côté obscur du Dalaï-Lama

Chroniques jeudi 29 septembre 2016, 12h44 - Vincent Engel

S’il est une personnalité qui semble faire l’unanimité dans nos pays, c’est bien Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Comme le fait remarquer ironiquement Pascale Seys dans une récente chronique sur la RTBF*, même l’anticlérical le plus rabique lui donnera de « Sa Sainteté », tout en refusant farouchement d’user des mêmes termes pour désigner le pape François. Mais est-il si saint et si sage, ce Prix Nobel de la paix ?

Le Dalaï-Lama est-il si saint et si sage ? © Photo News
Le Dalaï-Lama est-il si saint et si sage ? © Photo News

Comme nombre de mes contemporains, j’en étais convaincu. Comment ne pas aimer un apôtre de la non-violence, victime de ces méchants Chinois qui ont violemment envahi son gentil petit pays, ce paradis perché dans l’Himalaya et que les BD de Cosey avaient contribué à rendre plus sympathique encore ? Dans notre Occident en crise de foi, où les religions s’apparentent à la violence ou à des combats réactionnaires contre les droits de l’homme, et en particulier ceux de la femme, le bouddhisme tibétain paraît une planche de salut à tous ceux qui, confusément, ne veulent pas renoncer à la spiritualité – dont, sans doute, l’humanité a besoin.
Derrière l’image d’Epinal

Mais petit à petit, au gré de mes recherches, je me suis rendu compte que ce tableau idyllique ne représentait pas vraiment la réalité tibétaine. J’ai été particulièrement aidé par les travaux d’André Lacroix, mon ancien professeur d’histoire au collège, qui a traduit en français l’ouvrage de Tashi Tsering, Mon combat pour un Tibet moderne , aux éditions Golias. Ouvrage et recherche qui remettent fondamentalement en cause notre vision à la fois du Tibet et du Dalaï-Lama, pour autant que l’on accepte de reconsidérer nos préjugés et de remettre en cause ce que nous pensons savoir – mais tous les enseignants savent qu’il est infiniment plus difficile de « désapprendre » que d’apprendre.

André Lacroix est certes un militant de gauche de la première heure et sa vision peut être biaisée ; je laisse à chacun la possibilité de consulter la longue synthèse qu’il a consacrée à ce sujet sensible. On y apprend que le Tibet a été indépendant, mais seulement de 622 à 842. Ensuite, il n’a jamais cessé, en droit du moins, d’être intégré à l’empire chinois. Entre 1911 et 1950, la Grande-Bretagne a réussi à établir un protectorat sur cette région, ce qui coïncidait avec la naissance de la république de Chine, encore très faible et incapable de s’occuper du Tibet sérieusement, d’où l’ambiguïté de fait du statut du Tibet à l’époque. La Chine communiste n’a donc pas, historiquement, annexé le Tibet, mais n’a fait que réaffirmer sa domination sur un territoire qui était sien depuis des siècles sans que jamais un pays ne le lui ait contesté.

Le Tibet d’avant 1950, hors les nantis, était un pays miséreux à l’extrême : espérance de vie de 35 ans, analphabétisme de plus de 90 %, 3 hôpitaux publics pour toute la région. Il y avait encore à cette époque le servage et des punitions horribles pour les esclaves fugitifs (mutilations diverses). On est loin du «  pays le plus heureux qui soit  », décrit par le Dalaï-Lama, sinon pour les nantis et la caste des religieux qui régnait sans partage sur le Tibet.

Le Dalaï-Lama n’a pas été contraint à l’exil en 1959, mais il a suivi un plan mûri de longue date par et avec la CIA pendant que les Américains mitraillaient les Chinois. De 1959 à 1964, des résistants tibétains ont été entraînés militairement dans le Colorado. On est donc loin de gentils pacifistes : il y avait des troupes paramilitaires sérieusement entraînées dans les rangs tibétains. Si elles n’ont pas réussi à vaincre les Chinois, c’est parce que le peuple tibétain ne souhaitait pas revenir à l’ancien régime théocratique et que les puissances occidentales ont préféré, dans le contexte de la guerre froide, ne pas reconnaître l’indépendance de cette province. Les Indiens n’ont accepté des réfugiés tibétains sur leur sol qu’en échange de la promesse des Américains de former des ingénieurs indiens à la technologie nucléaire.

André Lacroix conteste également les chiffres des victimes causées par « l’annexion » du Tibet, de même que ceux de la colonisation et sinisation qu’aurait entreprises le gouvernement chinois. Il en va de même, selon lui, pour le génocide démographique dénoncé par le Dalaï-Lama, qui affirme que les Chinois s’installent en nombre immense au Tibet afin de le siniser. À nouveau, les chiffres prouvent le contraire. Au pire, dans la capitale, trouve-t-on une proportion comparable de Hans et de Tibétains ; partout ailleurs, les Tibétains sont majoritaires, ou s’ils sont en minorité, c’est à cause d’autres ethnies (Hui, Yi, Mongols, etc.). D’ailleurs, si une république indépendante bouddhiste devait s’installer, on peut craindre la fin de la coexistence pacifique actuelle avec, notamment les Hui musulmans – comme l’indiquent les déclarations pour le moins déroutantes du Dalaï-Lama, concernant les réfugiés et l’Allemagne, le Prix Nobel de la paix appelant au rejet de ces réfugiés et au maintien d’une Allemagne chrétienne et non musulmane.
Des déclarations troublantes

On peut encore s’interroger sur les déclarations du Premier ministre de l’autorité tibétaine en exil et du Dalaï-Lama, qui appellent périodiquement à préserver la «  pureté génétique de la race tibétaine  ». Et alors que ce dernier compare volontiers les Hans aux Nazis devant le congrès américain, on tait, en Occident, l’implication de volontaires tibétains aux côtés des Nazis et les contacts répétés du Dalaï-Lama avec des chefs d’extrême droite partout sur le globe.

Pascale Seys, dans sa chronique, a eu le courage de s’attaquer aux paroles comme aux silences de Sa Sainteté. Outre ses propos pour la défense d’une Europe «  non arabe  », il s’est tu sur les agissements scandaleux d’un Sogyal Rinpoché, prêtre bouddhiste coupable de comportements sexuels et fiscaux inadmissibles… sauf quand ils sont, justement, commis par un moine bouddhiste, ami du Dalaï-Lama.**

Plus grave encore, le silence du Dalaï-Lama et d’une autre Prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi, sur les pogroms commis par des bouddhistes à l’encontre des Rohingyas, une minorité musulmane birmane que l’ONU qualifie de «  minorité la plus persécutée au monde  ».

Nous devons nous interroger sur notre capacité à nous laisser illusionner par une « sagesse » qui a, elle aussi, son « côté obscur », et par une philosophie religieuse qui n’est pas exempte de racisme et de violence, quoi qu’en disent ses zélateurs. Il n’y a d’ailleurs aucune raison de croire qu’une religion, quelle qu’elle soit, puisse être vierge de toute haine, de toute discrimination à l’égard des fidèles d’un autre culte ; par définition, une religion, prétend détenir LA vérité. Or, la « vérité » n’est souvent qu’un récit auquel on accepte de croire, parce qu’il rencontre nos intérêts ou conforte nos certitudes.

Le salut de nos démocraties n’est pas plus dans le bouddhisme que dans une autre religion, et les grandes figures médiatiques de la sagesse et du courage ont toutes leurs parts d’ombre. Il n’y a pas d’autre sauveur que nous-mêmes, que chacun d’entre nous, chaque citoyen qui assume ses responsabilités et partage, le plus honnêtement possible, l’humanité commune.

*http://www.rtbf.be/auvio/detail_les-tics-de-l-actu?id=2143633

**http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1559967-soumission-devotion-et-...)

Vincent Engel


 L’auteur. Vincent Engel est romancier, dramaturge et essayiste. Il est également professeur de littérature à l’UCL et d’histoire des idées à l’Ihecs.

Les ennemis de l’intérieur ? C’est le titre de cette chronique. Pourquoi ? Je ne sais pas si la démocratie est le meilleur ou le moins mauvais des systèmes ; ce que je sais, c’est qu’il est le plus fragile. Et ses ennemis extérieurs, pour réels qu’ils soient, sont parfois l’épouvantail qui masquent un mal plus profond qui le ronge de l’intérieur…

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