Le dalaï-lama annonce sa retraite

par Jean-Paul Desimpelaere, le 13 mai 2011

Dans son discours annuel, prononcé le 10 mars 2011 à Dharamsala (1), le dalaï-lama demande à son « parlement en exil » de bien vouloir transmettre sa fonction de « chef d’état » à son successeur... qui reste à élire ! Le dalaï-lama, à 76 ans, voudrait prendre sa retraite. Mais de quelles activités veut-il prendre ses distances ? Et pourquoi maintenant ?

 

Remarquons d'emblée que dans son discours, le dalaï-lama ne demande pas d’élire un nouveau chef d'état, mais il demande seulement d’adapter la « constitution », ce qui devrait lui permettre de « choisir un chef », ceci dans un futur imprécis : « à la prochaine réunion du parlement tibétain en exil, je demanderai par écrit d’amender la « Charte des Tibétains en exil » afin qu’un chef puisse être élu.

Je pourrai ainsi lui transmettre mon autorité de manière formelle », a-t-il déclaré. Selon cette « Charte des Tibétains en exil », qui est une sorte de « constitution » (2) rédigée en 1991 et toujours en vigueur aujourd’hui, le dalaï-lama dispose de compétences politiques étendues (3) : il est le « chef d’état » ; il peut démettre ou nommer des ministres ; il peut promulguer des lois ; la totalité du pouvoir exécutif est entre ses mains ; il approuve les comptes ; il peut de sa propre initiative nommer des personnes dans son administration ; et il a encore un certain nombre d'autres compétences de moindre importance.

Certes, le dalaï-lama ne compte pas abandonner soudainement son pouvoir politique « relativement absolu », il ne va pas se retirer du jour au lendemain comme un moine reclus dans sa cellule. Il le dit lui-même dans son discours : « je ne veux pas éviter mes responsabilités (…) je veux faire ma part pour la cause juste du Tibet (…) j’espère que peu à peu les gens comprendront ma décision ». 

Il précise que sa « retraite » concerne uniquement ses fonctions politiques et non ses fonctions religieuses, il compte bien rester le « chef spirituel » des Tibétains. Pourtant, dans ses interviews, le dalaï-lama ne fait jamais la distinction entre les deux. Qu'entendre par là ?

Pour le choix de son successeur, il veillera au grain : «  Si le peuple tibétain désire un nouveau dalaï-lama réincarné, celui-ci devra être capable d'achever les tâches que j'ai entamées. Cela signifie qu’il devra être trouvé dans un pays libre », a précisé le dalaï-lama dans une interview (4). La tâche dont il est question ici est de séparer le « Grand Tibet » de la Chine et d'en faire un pays indépendant.

Or, actuellement, au sein de la communauté tibétaine en exil, personne n’est capable de présider à d’immenses sessions philosophico-religieuses et, simultanément, de répandre son message politique avec autant de charisme que lui. On a spéculé sur le 17ème karmapa, le jeune protégé du dalaï-lama. Cependant l'autre karmapa a plus de soutien en Occident, ce qui ne fait pas du premier un bon choix pour une future réincarnation de dalaï-lama : évitons les conflits entre l'Occident et le dalaï ! De plus, les karmapas appartiennent à une école du bouddhisme tibétain différente de celle des dalaï-lamas.

Jusqu’au 19ème siècle, il y avait même une rivalité sanglante entre ces deux écoles. Des tensions entre elles subsistent encore (5). Il semblerait donc que la « retraite » du dalaï-lama fut passablement compromise !

Si donc il n'y a personne pour lui succéder dans l'immédiat, l'annonce de sa retraite n'est-elle pas une nouvelle de ses comédies dont il a le don de nous alimenter ? Car tout n’est pas tout rose du côté de la communauté tibétaine en exil.

Dans la résolution finale d'un congrès exceptionnel qui s'est tenu en novembre 2008, on pouvait lire ceci : « nous demandons avec insistance que le dalaï-lama ne prenne pas sa retraite, ni même partiellement, et qu'il continue à gouverner le peuple tibétain », ce qui  reconfirmait le pouvoir absolu du dalaï-lama (7). Ce congrès avait été organisé parce qu’il existait de sérieux désaccords à propos de la direction à prendre après les troubles de mars 2008 à Lhassa. Certaines fractions de la communauté tibétaine en exil ne voulaient exclure ni la violence, ni l’appel à « l’indépendance », en lieu et place de « l’autonomie réelle » revendiquée par le dalaï-lama et consorts.

Ces fractions voulaient se faire entendre à Dharamsala. Confronté à des critiques internes de plus en plus fortes, le dalaï-lama aurait annoncé : « je prends ma retraite ». N'est-ce pas plutôt un moyen de pression pour ramener de l'ordre et de l’unité dans les rangs ? Si tel est le cas, cette mascarade ne sera que temporaire, car l'organisation la plus importante parmi les exilés – le TYC, Tibetan Youth Congres – œuvre ouvertement pour l’indépendance et n’exclut pas le recours aux armes.


Par ailleurs, dans ses propres rangs, les critiques concernant le fonctionnement interne du gouvernement et du parlement en exil fusent. Ce parlement compte 43 membres dont 10 au moins doivent être des religieux. Sur les cinq dernières années, le  parlement ne s’est réuni que deux fois par an. Le conseil ministériel compte 8 membres dont un est élu (le  premier ministre) et les 7 autres sont directement nommés par le dalaï-lama. Trois de ces ministres font partie du clergé et deux autres sont des membres de la famille du dalaï-lama (8). Pas vraiment « démocratique » comme organisation...

En 1995, un journal d’exilés Tibétains (« The Independant ») avait publié une caricature du gouvernement en exil. Elle avait pour titre : « la situation actuelle de la démocratie Tibétaine ». On pouvait y voir un bâtiment avec trois piliers : le pilier  législatif, le juridique et l'exécutif. Le pilier « législatif »  soutenait le toit mais n’arrivait pas jusque par terre. Le pilier « juridique » touchait terre, mais n’arrivait pas jusqu’au toit. Seul l’exécutif soutenait le toit et touchait la terre. Commentaire de l'auteur : « Dans l’actuel gouvernement tibétain en exil, il n’y a aucun organe de contrôle. Tout le travail du gouvernement consiste à satisfaire les souhaits du dalaï-lama. Est-ce cela une démocratie ? »(9)


Les difficultés auxquelles est confronté le dalaï-lama depuis les événements de mars 2008 l'ont probablement poussé à annoncer une retraite dont il sait pertinemment qu'elle n'est que fictive. C'est une manière de dire à sa communauté qu'il n'est pas le maître absolu à bord, même si dans la réalité, il reste celui par qui les décisions doivent passer.


Notes :
(1) le 10 mars est la date de commémoration du début d’une révolte armée à Lhassa en 1959 ; celle-ci échoua au bout de quelques jours, c'est alors que le dalaï-lama partit en Inde. Le 10 mars est appelé « national uprising day » par la communauté en exil ; ce jour-là, des manifestations annuelles dans diverses villes du monde sont organisées par les défenseurs de l’indépendance du Tibet.
(2) Pour les 120.000 Tibétains vivant à l’étranger, mais en même temps comme « maquette » d’une constitution pour un « Tibet Libre ».
(3) www.tibet.com/govt/charter.html
(4) Interview avec Amitabh Pal, paru dans MO-magazine, mai 2006
(5) Voir http://karmapa.controverse.free.fr
(6) Voir site web du CTA (Central Tibetan Administration), le « gouvernement » en exil.
(7) Voir site web personnel du dalaï-lama et également une émission sur France-Antenne 2 du 9 octobre 2008
(8) Un beau-frère et la deuxième femme d’un autre beau-frère
(9) Agence de presse Xinhua, 29/12/2008