Je suis Charlie... moi non plus

par Elisabeth Martens, le 21 février 2015

Hélas, il a fallu cet événement tragique du 7 janvier 2015 à Paris pour que notre ministre de l’éducation conçoive l’urgence d’installer des cours de philosophies religieuses et laïques dès l’école primaire... plusieurs générations d’immigrés sont pourtant déjà venues enrichir notre modèle éducatif ! Des cours de philo à l’école, n’est-ce pas la moindre des choses dans un pays dit "civilisé", où chacun a le droit de s’exprimer librement ? Car "s’exprimer librement", n’est-ce pas en premier lieu avoir le droit de choisir son propre système de croyance, ou de non-croyance, et de pouvoir le manifester sans peur de se faire ridiculiser ou lyncher ? La foi religieuse ou l’adhésion athée touche à l’intimité de chacun et il est naturel que l’intimité s’exprime sous une forme extérieure.

 

Le danger n’est ni la foi religieuse, ni la conviction athée, et il me semble d’ailleurs que le débat sur les croyances est un faux débats dans "l’affaire Charlie". Cette affaire a déjà fait courir bien des souris, mais elle en reste au stade de l’art de détourner les débats... un art dans lequel excellent les politiciens et les médias de tous bords, Charlie inclus.

Dans ses débuts, on pouvait le qualifier de contestataire mais, après sa crise d’adolescence, on a vu Charlie se ranger sagement dans le rang des caviars de gauche, à la Cohn-Bendit et autres bandits tourneurs de veste. Ses caricatures provoquent, mais ce n’est pas pour autant qu’elles nous éclairent.

Illustration de l’article « Amid protestes, the Dalai Lama visits Berkely » par Frances Dinkelspiel sur le site « Berkeleyside « , 24/02/2014
Illustration de l’article « Amid protestes, the Dalai Lama visits Berkely »
par Frances Dinkelspiel sur le site « Berkeleyside « , 24/02/2014

Le danger n’est pas la religion, quelle qu’elle soit. Le danger est l’institution religieuse, l’organisation qui, parce qu’elle simplifie à outrance et classe dans "axe du bien" ou "axe du mal", se prête facilement aux enjeux politiques. Dans les mains des G7, G8 et autres Géants, n’importe quelle religion peut devenir un outil d’une efficacité remarquable : rien de plus facile que de manipuler des masses en brandissant des convictions touchant à l’intimité des gens, à leurs couches profondes et souvent inconscientes.

On peut se rappeler les Croisades : n’étaient-elles pas portées par un élan religieux commun, une foi inébranlable que partageaient des millions de pèlerins, mais dont l’enjeu réel dans le contexte de l’époque était d’ouvrir des voies économiques nouvelles vers le Proche-Orient ? Dans l’Histoire de l’humanité, il existe un grand nombre d’exemples de masses manipulées par le bout religieux de leur inconscient.

Je pense à celui que Jean Paul et moi-même connaissons mieux pour l’avoir étudié ensemble : le Tibet. Jusqu’à la moitié du 20ème siècle, il était une théocratie à caractère religieux (lamaïste) et ses autorités cléricales ont imposé aux populations du Tibet un régime de servage moyenâgeux, voire d’esclavagisme à coup d’intimidations karmiques (nombre d’études ont été faites à ce sujet dont la plus fouillée est celle de Melvin Goldstein).

Photo prise à Boston illustrant l’article « Breakaway Buddhists take aim at the Dalai Lama » par Matthew Bell, publié sur le site “PRI” (31/10/2014)
Photo prise à Boston illustrant l’article « Breakaway Buddhists take aim at the Dalai Lama »
par Matthew Bell, publié sur le site “PRI” (31/10/2014)

Dans ce régime, nulle tolérance pour d’autres croyances, par ex., les musulmans de Lhassa ont été interdit de pratiquer leur culte jusqu’au début du 20ème siècle. Et cela se poursuit actuellement si l’on en croit les manifestations qui ont eu lieu en 2014 et janvier 2015 aux États-Unis (à Princeton, Washington, Boston, Univ. de Berkeley, et même sur la célèbre Broadway à New York, voir les photos jointes).

Les manifestants qui revendiquaient la « religious freedom ! » étaient pour la plupart des bouddhistes tibétains qui continuent de vénérer la déité protectrice nommée Dorje Shugden. Le dalaï lama, après des siècles de vénération de cette déité dans sa propre secte (les Guélougpas), a interdit son culte en affirmant avoir découvert que Dorje Shugden est un esprit malfaisant. Après l’anathème jeté sur ceux qui continuent cette tradition, les adeptes du culte de Dorje Shugden ont subi, au sein des communautés tibétaines en exil, des persécutions et des violences de toutes sortes.

Comme quoi « l’habit ne fait pas le moine » !... et si Obama vient de recevoir une nouvelle fois son « ami le dalaï lama », c’est surtout pour provoquer les Chinois. Le président yankee a sans doute pensé à Guantanamo (qui n’a pas été fermée) et à ses "targeted killings" au Pakistan et au Yemen quand il a parlé du dalaï lama comme étant "une source d’inspiration qui l’encourage à parler en faveur de la liberté et de la dignité de tous les êtres humains". « Hypocrisy ! » lit-on sur les pancartes que portent les manifestants de Broadway.

photo prise à l’Université de Princeton le 28/10/2014 (Martin Griff | Times of Trenton)
photo prise à l’Université de Princeton le 28/10/2014
(Martin Griff | Times of Trenton)

Mais depuis la sinistre « affaire Charlie », ce sont surtout les soldats d’Allah et le djiad qui font la une de tous les médias européens. Pourtant en Israël aussi, l’extrémisme religieux est de plus en plus présent. En Amérique, en Afrique, en Europe, ce sont les Évangélistes qui crèvent les écrans, et en Russie, l’église orthodoxe reprend ses airs de grand seigneur.

Un ami, professeur de biologie à l’ULB, m’a raconté récemment qu’il ne parvient plus à donner son cours sur l’évolution des espèces ou à parler des théories de Darwin sans se faire chahuter voire insulter par des étudiants musulmans. Un autre ami, professeur de biologie à Fortaleza au Brésil, me rapporte exactement la même chose, sauf que là-bas, ce sont des Évangélistes qu’il a sur le dos, pas des Musulmans.

Ce sont des exemples où le sentiment religieux est pris en otage par une institution religieuse afin de manipuler l’inconscient des fidèles et pousser ceux-ci à une haine primaire et à la xénophobie. Cet obscurantisme nous renvoie aux temps les plus sombres du Moyen-âge, mais par qui est-il véhiculé et dans quel but alimenter la haine, la division et la peur ?

Prenons le cas de l’Islam qui nous préoccupe aujourd’hui : quels sont les enjeux politiques et économiques se cachant derrière les actes terroristes des djihadistes ? Pour les comprendre, il faut remonter à la création de l’État islamiste, en 2006. Il s’est formé en réaction à l’ingérence des États-Unis (et de leur "cour de récréation européenne") dans les affaires des pays du Proche-Orient, ingérence qui vise essentiellement à garder le monopole et le contrôle sur le parc pétrolier de la région et, plus spécifiquement, en réaction au durcissement des États-Unis après l’attentat du 11 septembre 2001.

La création de l’État islamiste fut une déclaration de guerre faite à l’ingérence occidentale, les attentats meurtriers qui se sont succédés depuis plus de dix ans nous le rappellent régulièrement. Certes, il s’agit d’actes d’une violence extrême, d’une cruauté inhumaine, ils sont à condamner sans aucune ambiguïté, mais ces actes ne sont-ils pas une réponse à un déséquilibre encore plus extrême sévissant sur la planète, un déséquilibre qui ne fait que s’accentuer ?

L’étude publiée par Oxfam vient à point nommé pour nous rappeler qu’actuellement près de la moitié des richesses mondiales sont aujourd’hui détenues par 1% de la population. Dans quelques années, seules 80 personnes posséderont autant de richesses que toutes les autres, càd, plus de 7 milliards de personnes.

Les véritables extrémistes, ce sont eux, c’est ce 1% de l’humanité qui, parce qu’ils acceptent leur incroyable richesse, parce qu’ils acceptent de fonctionner dans ce système, ne font que l’alimenter et l’exacerber. Ils poussent les politiciens, les économistes, les trusts industriels des G7, G8, jusqu’au G20, à persévérer dans ce système qui pourtant a montré ses limites ; ils poussent les médias à prendre parti pour les uns (nous, l’axe du bien), contre les autres (eux, l’axe du mal).

A leurs yeux, peu importe qui sont les uns et qui sont les autres, du moment que les divisions et la haine se concrétisent. Les véritables extrémistes, ce sont eux, ce sont ces 80 personnes et leur entourage, ce sont les Bill Gates, les Mittal, les Albert Frère , les Li et les Wang, les Ortega et Bettencourt, Ben Zayed et Al Makthoum, ... ils ont des noms, nous ne pouvons plus nous tromper ! Les cibles ne peuvent plus être des mosquées ou des synagogues, des crèches ou des hôpitaux, des bus en plein marché, des métros à l’heure de pointe.

Quelle que soit leur nationalité ou leur religion, les véritables terroristes, ce sont eux, les 80G. Car ce sont eux qui par leur seul soutien du système, perpétuent ces extrêmes inégalités et par là poussent les uns et les autres à des actes d’une extrême violence.

On peut évidemment saluer le courage de Charlie qui tire à bout portant sur les religions, afin de les banaliser, nous dit-il, et de défendre son point de vue athée. Mais on peut aussi interroger son manque de discernement. Au lieu de nous livrer des caricatures provocantes du prophète vénéré par les Musulmans, on aurait préféré voir Obama et « son ami le dalaï lama » se noyer dans un puits de pétrole en se faisant enculer par Sarkozy et François Hollande, eux-mêmes entraînés par leur bite (puisque Charlie adore ça !) et faisant basculer par dessus bord ces "80G", usurpateurs du FMI.

Tout ce beau monde, qu’est-ce que cela nous ferait du bien si Charlie pouvait les faire flamber comme un banana split dans notre assiette de dessert ! Car c’est exactement cela que nous osons espérer, et il s’agit là du débat qui nous importe et qui nous réunit aujourd’hui : balayer la manière dont les 80G et leurs G20 décident à la place des 7 milliards de personnes, leur manquant totalement de respect (bien que prêchant la liberté d’expression), les écrasant sous leurs pas comme de vulgaires microbes (bien que se revendiquant de la démocratie), ne vivant que pour conserver leur omnipotence et imposant ce système dévastateur à la planète entière.

Finalement, ce sont les gens de bon sens sur qui on compte pour nous organiser et installer une réelle démocratie, un réelle liberté d’expression et un réel respect mutuel, càd, vous et moi, nous. Heureusement, il y a un nombre croissant de gens de bon sens qui, tout en ne reniant pas les apports techniques des sciences, conçoivent la vie en commun de manière plus sobre et tout aussi confortable, ce qui ne se contredit pas.

Un exemple : actuellement, avec nos acquis techniques et scientifiques, on est capable de répondre aux nécessités énergétiques de tous les peuples de la planète par des méthodes autres que l’exploitation des minerais fossiles, or cela ne se passe pas. Pour quelle raison ? Les trusts financiers concernant ces marchés mettent systématiquement des bâtons dans les roues quand un projet est lancé, parce que cela ne leur rapporte rien dans l’immédiat.

Tout le monde le sait, mais rien ne bouge. Or "il suffit" de distribuer l’argent différemment. Même chose pour l’eau, considérée maintenant comme l’or bleu de la planète et "source des révoltes des pays africains", nous dit-on. Globalement, il y a suffisamment d’eau sur la planète, mais avec les changements climatiques, elle est de plus en plus mal distribuée... or qui est la cause de ces changements climatiques ? Majoritairement les G20.

La route est longue... "a la victoria siempre !" et cette fois, avec nos voisins grecs, espagnols, palestiniens, boliviens et avec toutes ces petites et moins petites organisations parallèles qui fleurissent sur la planète et nous donnent l’espoir d’un bouleversement enchanteur.

J’ose terminer, un peu tard pour l’Europe et un peu tôt pour la Chine, par les bons voeux que notre ami Jacques Brel nous envoie depuis l’année 1968, année mythique pour Charlie :

"Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques uns. Je vous souhaite d’aimer ce qu’il faut aimer et d’oublier ce il faut oublier. Je vous souhaite des passions, je vous souhaite des silences. Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil et des rires d’enfants.

Je vous souhaite de respecter les différences des autres, parce que le mérite et la valeur de chacun sont souvent à découvrir. Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence et aux vertus négatives de notre époque. Je vous souhaite enfin de ne jamais renoncer à la recherche, à l’aventure, à la vie, à l’amour, car la vie est une magnifique aventure et nul de raisonnable ne doit y renoncer sans livrer une rude bataille.

Je vous souhaite surtout d’être vous, fier de l’être et heureux, car le bonheur est notre destin véritable." (Les vœux de Jacques BREL le 1er janvier 1968 sur Europe 1)