A l'instar du « Grand Tibet », le dalaï-lama est-il aussi partisan d’une « Grande Inde » ?

par Albert Ettinger, le 29 décembre 2017

Quand le dalaï-lama s’adressa au Premier congrès mondial hindou en 2014, il eut une occasion unique : celle de dénoncer l’idéologie nationale-hindouiste du Sangh Parivar et de mettre son public en garde devant ses conséquences néfastes pour la paix civile en Inde. Et pour la paix internationale, puisque les organisateurs du congrès, le RSS et le VHP, défendent l’idée d’une Grande Inde (Akhand Bharat), d’une Inde qui dépasserait de loin les frontières actuelles. Comme le fait Praveen Togadia, un des dirigeants du VHP qui exhorta les hindous à « augmenter le taux des naissances » afin de faire flotter un jour leur drapeau « sur Kandahar, Lahore et Dhaka », donc sur l’Afghanistan, le Pakistan et le Bangladesh. (1)

 

 

Baba Ramdev avec Narendra Modi au Festival de Yoga à Delhi en 2014 (Source : Wikipedia, auteur Narendra Modi)
Baba Ramdev avec Narendra Modi au Festival de Yoga à Delhi en 2014
(Source : Wikipedia, auteur Narendra Modi)

 

Le dalaï-lama n’en fit rien, se contentant de flatter les sentiments nationalistes et de suprématie culturelle de son auditoire. Sans doute les idées des hindouistes ne lui paraissent-elles pas aussi dangereuses que ça : leur Grande Inde doit lui rappeler sa revendication d’un Grand Tibet, leur théocratie hindoue sa propre position unissant le politique et le « spirituel », leur conception d’une culture homogène marquée et dominée par la religion et la tradition celle que défendent depuis toujours son « gouvernement en exil » et la grande majorité de ses partisans. Et le rêve des hindouistes d’une Inde de race pure et exclusivement hindoue doit lui rappeler ses propres propos exhortant les femmes tibétaines à épouser « des Tibétains afin que leurs enfants soient aussi tibétains » et ceux de son « premier-ministre » de l’époque qu’il fit déclarer que « conserver une race tibétaine pure est l'un des défis auxquels la nation est confrontée ».

L’Inde compte, à côté de la majorité hindoue et des communautés sikh et jaïne, plus de 172 millions de musulmans et presque 30 millions de chrétiens. On comprend donc aisément qu’ici, plus encore que dans d’autres pays, le caractère laïc de l’État est l’indispensable garant de la paix intérieure. Il faut se rappeler que déjà la naissance de l’Inde indépendante fut accompagnée de massacres entre communautés et de déplacements de populations qui firent plusieurs centaines de milliers de morts, surtout au Pendjab et au Bengale.

Statue de la Bharat Mata assimilée à la déesse ‘Jagattarini Durga’ dans le temple Jatiya Shaktipeeth, Calcutta (Source : Wikimedia Commons, auteur Abhijit9297)
Statue de la Bharat Mata assimilée à la déesse ‘Jagattarini Durga’ dans le temple Jatiya Shaktipeeth, Calcutta
(Source : Wikimedia Commons, auteur Abhijit9297)

 

Baba Ramdev, l’ami du dalaï-lama qui voudrait décapiter ceux qui refusent d’honorer la déesse Bharat Mata

Un reportage du Monde décrit le quartier général du RSS à Delhi comme ceci : « Au-dessus du portail trône la représentation d’une ‘Mother India’  peu ordinaire. Le personnage, aux allures de déesse, coiffé d’une parure de pierres précieuses, a les deux pieds sur un territoire indien qui s’étend bien au-delà de ses frontières, de l’Afghanistan à la Birmanie. Autre surprise : elle ne brandit pas le drapeau national, mais un drapeau safran, couleur fétiche des nationalistes hindous. » (2)

Le drapeau safran indique que les extrémistes hindous appellent de leurs vœux une Inde qui ne serait ni laïque ni pluriculturelle. Quant à la représentation (et la vénération) de l’Inde sous forme d’une déesse hindoue, elle n’est pas faite pour plaire aux musulmans indiens.

En 2016 eut lieu, au sein de l’Assemblée du Mahārāshtra, un débat animé entre un député du BJP et le député musulman Waris Pathan, au cours duquel le premier demanda au second de scander le slogan « Bharat Mata ki Jai » (victoire à Bharat Mata), ce que Pathan refusa. Il faut savoir que la plupart des musulmans, confortés en cela par des fatwas, voient dans la vénération de Bharat Mata une pratique contraire au monothéisme de l’islam. Le slogan « Victoire à (la déesse) Bharat Mata ! » est donc ressenti par eux comme une pure provocation antimusulmane. Suite au refus de Pathan, l’indignation des bien-pensants hindous ne connut pas de limites, et le député fut aussitôt exclu de l’Assemblée. (3)

Il y avait alors des personnalités indiennes qui trouvaient cette sanction bien trop… clémente. Baba Ramdev par exemple, gourou, star de la télé, multimillionnaire proche du RSS, ambassadeur d’État pour le yoga (un titre égal à celui de ministre), propriétaire d’une île en Écosse et proche ami aussi bien de Modi que du dalaï-lama (4), déclara que si les lois indiennes ne l’interdisaient pas, il « décapiterait » lui-même les scélérats qui refusent de scander « Bharat Mata ki Jai ». (5)

Le dalaï-lama lui a-t-il aussitôt retiré son amitié et critiqué une telle énormité ? Tu parles ! A-t-il veillé au moins à garder ses distances ? Pas le moins du monde ! Ensemble, les deux gourous assistèrent en août 2017 à un « conclave pour la paix et l’harmonie mondiale » à Mumbai où, en riant et en plaisantant, ils firent les guignols devant les photographes. Paix et harmonie obligent…

Adhmedabad, la principale ville de l'État de Gujarat, en feu lors des émeutes antimusulmanes en février/mars 2002 (Source Wikimedia Commons, auteur Aksi great)
Adhmedabad, la principale ville de l'État de Gujarat, en feu lors des émeutes antimusulmanes en février/mars 2002
(Source Wikimedia Commons, auteur Aksi great)

 

Un « djihad » hindouiste contre les minorités et la laïcité

La montée du parti de l’extrême droite hindouiste, héritière spirituelle et politique de l’assassin de Gandhi, et l’arrivée au pouvoir de l’actuel Premier ministre Narendra Modi vont de pair avec une montée des actes de violence contre les minorités.

Face à cela, le dalaï-lama ne dit mot et préfère serrer les rangs avec les agitateurs et les instigateurs.

Ce sont bien sûr les minorités religieuses qui sont touchées en premier lieu ; mais les minorités sexuelles risquent d’être visées aussi. Un des partisans les plus éminents de l’hindutva et de Modi, le guru Baba Ramdev mentionné plus haut, « déteste les homos » au point de critiquer avec virulence, en 2009, la décision de la Haute cour de justice de Delhi visant à décriminaliser l’homosexualité. « Ce verdict va encourager la criminalité et une mentalité malsaine », déclara-t-il. En 2011 il persista et signa : « Je considère l’homosexualité comme étant contre nature et comme un trouble mental. Une mauvaise habitude. » Et de plus, faisant le lien avec le nationalisme hindou, il la déclara être « contre notre culture védique ». (6)

Le parti de Modi et les partisans de l’hindouisme militant étaient impliqués dans tous les épisodes majeurs de violence religieuse en Inde depuis les années 1990, par exemple :

- dans la destruction, en 1992, de la mosquée de Babri dans la ville d'Ayodhya qui avait entraîné des émeutes faisant plus de 2 000 morts dans tout le pays ;

- dans le meurtre, en 1999, du pasteur australien Graham Stuart Staines et de ses deux enfants, brûlés vifs dans leur voiture à Keonjhar  par des fondamentalistes hindous ;

- dans les massacres d’au moins 2 000 musulmans dans l'État du Gujarat en 2002. 150 000 personnes devaient alors se réfugier dans des camps. Selon un témoin qui a documenté le génocide, les femmes et jeunes filles musulmanes furent exposées à des violences sexuelles qui consistaient dans « des viols de masse, des viols collectifs, des mutilations, l’insertion d’objets dans le corps » etc. Les émeutes éclatèrent à la suite de l'incendie d’un train qui ramenait des pèlerins hindous. Des islamistes furent accusés de l’avoir provoqué, mais l'enquête conclut que l'incendie fut accidentel ;

- dans les violences antichrétiennes de Noël 2007 qui firent cinq morts dans ce district de Kandhamal ;

- dans les violences, au mois d'août 2008, dirigées contre les chrétiens dans l'état d'Orissa. Elles firent 38 morts; 25 églises furent incendiées et plusieurs milliers de chrétiens furent obligés de quitter leur village. (7)

Une petite fille chrétienne brulée et blessée pendant les émeutes d’Orissa en aout 2008 ; des hindouistes avaient jeté une bombe dans la maison où elle habitait. (Source : All India Christian council)
Une petite fille chrétienne brulée et blessée pendant les émeutes d’Orissa en aout 2008 ; des hindouistes avaient jeté une bombe dans la maison où elle habitait.
(Source : All India Christian council)

 

Comme le rappela en mai 2017 l’Indien Godfrey Pereira, Modi était devenu un « paria international » à cause de son « inaction  flagrante et permanente» en face des actes de violence hindoue. « En février 2005, il sollicita un visa des États-Unis. L’administration Bush refusa de le laisser fouler le sol américain parce qu’ ‘aucun fonctionnaire ayant été responsable de graves violations des libertés religieuses ou les ayant commises lui-même n’était en droit de recevoir un visa U.S. Il était clair aux yeux du monde que le gouvernement U.S tenait Modi pour responsable des massacres. Le gouvernement britannique fit de même, tout comme bon nombre de pays européens qui estimaient qu’il y avait des preuves irréfutables que Modi était responsable du génocide. »

Entretemps, Modi est devenu Premier Ministre, et « des Protecteurs de vaches brandissant des couteaux parcourent les rues, sans qu’il y ait des barrières légales, politiques ou sociales pour les arrêter. Ils pensent qu’il est de leur devoir patriotique de capturer et de punir quiconque enfreint l’interdiction de tuer des vaches. » Et de citer ces mots d’une femme qui vit à Goa : « Ils tabassent, tuent et violent sur le simple soupçon que quelqu’un vend ou mange du bœuf. » (8)

Les Gau Rakshak ou « Défendeurs des vaches » sont devenus le fer de lance des hindouistes dans leur combat pour une Inde exclusivement hindoue ; leurs actions visent à imposer les règles alimentaires brahmanes à toute la société indienne. Dans les États gouvernés par le BJP, les lois sur l’abattage de vaches qui existaient déjà ont été amendés afin d’élargir leur champ d’application et de revoir les peines encourues à la hausse. Dans le Gujarat, par exemple, tuer une vache est désormais passible de prison à perpétuité. Des hauts fonctionnaires du BJP dans d’autres États se sont même prononcés en faveur de la pendaison pour sanctionner le « bovicide ». (9)

Environ un Indien sur 13 mange du bœuf ; la majorité d’entre eux étant musulmans. (10) Mais les dalit (intouchables) et les Indiens d’origine tribale sont aussi spécialement touchés, tout comme les chrétiens.

Selon un article du site chrétien portes ouvertes repris par info-sectes.org, une « circulaire confidentielle » du RSS encourage d’ailleurs à tuer des chrétiens et recommande l’utilisation de trente-quatre « tactiques anti-chrétiennes », parmi lesquelles le viol « des femmes chrétiennes », la vente de « petites filles chrétiennes au marché des esclaves », le recrutement de docteurs prêts à dispenser « des médicaments empoisonnés » et l’assassinat « des activistes qui s'opposent au système de castes ».

« L'Occident a été « lent à comprendre que depuis la fin des années 90, l'Inde est classée parmi les pays qui tuent le plus de chrétiens », conclut l’article. (11)

 

Notes et sources :

  1. https://en.wikipedia.org/wiki/Akhand_Bharat
  2. http://www.lemonde.fr/international/article/2016/03/25/l-armee-des-fanatiques-de-mother-india_4890311_3210.html
  3. http://scroll.in/article/805247/history-lessons-how-bharat-mata-became-the-code-word-for-a-theocratic-hindu-state
  4. Comme le montrent les photos sous http://i.dailymail.co.uk/i/pix/2017/05/24/19/40C0A8EB00000578-4533690-image-a-4_1495650624932.jpg ; http://post.jagran.com/photogallery-his-holiness-dalai-lama-1341563778 et http://www.news18.com/photogallery/india/baba-ramdev-meets-dalai-lama-at-world-peace-and-harmony-conclave-1491085.html
  5. https://en.wikipedia.org/wiki/Ramdev
  6. https://en.wikipedia.org/wiki/Ramdev
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Religion_en_Inde, http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2008/08/28/nouvelles-violences-anti-chretiennes-dans-l-est-de-l-inde_1088862_3216.html#ens_id=1079890, https://evonews.com/world-news/2017/may/25/indias-hindu-cow-mother-murder-manifest/
  8. https://evonews.com/world-news/2017/may/25/indias-hindu-cow-mother-murder-manifest/
  9. https://thediplomat.com/2017/07/hindutva-terrorism-in-india/
  10. http://www.livemint.com/Politics/Mi6HZpayTzwJT7G6zy8dTO/Who-is-a-Gau-Rakshak.html
  11. https://www.info-sectes.org/religion/inde.htm et https://www.portesouvertes.fr/persecution-des-chretiens/profils-pays/inde/