Les « dakinis », maîtresses secrètes des lamas tibétains

par Elisabeth Martens, le 18 mai 2020

Le dalaï-lama dit : « Je suis résolument féministe et je me réjouis de voir des femmes de plus en plus jeunes accéder à de hautes responsabilités », et s'adressant directement aux plus jeunes, il ajoute : « Prenez le leadership car nous avons besoin de vous pour promouvoir l'amour et la compassion. »1 Comment est-on censé interpréter la déclaration de Sa Sainteté après les nombreux scandales sexuels qui ont éclaté dans les communautés bouddhistes depuis le début du siècle tant en Europe, qu'en Amérique ou en Australie ?

 

Premières déviances lamaïstes en Europe

Pendant de longues années, Matthieu Ricard, l'exemplaire lama français, est resté muet quant aux agissements intolérables de son « collègue en religion », Sogyal Rinpoché. Prenant exemple sur son mentor Chögyam Trungpa, Sogyal Rinpoché s'est rendu célèbre par ses pratiques obséquieuses. Comme Chögyam Trungpa, il appartenait aussi à l'école des Kagyupa et était aussi né au Kham, en 1947. Après son exil en 1956, il s'établit en Angleterre. C'est la publication de son « Livre tibétain de la vie et de la mort »2, basé en partie sur le « Bardo Thödol »3, qui lui a valu une renommée internationale. Est-ce grâce à l'avant-propos rédigé par le dalaï-lama ?

 

 

Dès 1974, il s'est lancé dans l'enseignement du tantrisme et a fondé l’organisation « Rigpa ». Celle-ci compte actuellement cent trente centres répartis dans quarante et un pays. Après avoir mis en place une « Rigpa Therapy », le guru a désigné quelques membres de sa communauté comme psychothérapeutes. Ceux-ci devaient amener les adeptes en proie au doute à penser que leurs difficultés à s'engager dans la « bonne doctrine », celle du Bouddha, étaient dues à un mauvais passé. Le guru prétendait qu'ils devaient expier leur « dette karmique ». Au Tibet, le haut clergé lamaïste se livrait à ce genre de chantage moral depuis plus d'un millénaire.

Sogyal Rinpoché a largement abusé de son pouvoir karmique et de la crédulité de ses adeptes occidentaux, tant hommes que femmes. Le lama a fait l'objet de nombreux scandales : violence physique et verbale, menaces, intimidations, abus sexuels, détournement de fonds, blanchiment d'argent, etc., les faits remontant à au moins 1994.4 Pourtant en 2008, Sogyal Rinpoché a encore ouvert un centre en France, le Lérab Ling, situé dans l'Hérault, qui devint son fief. Le Lérab Ling fut inauguré en présence de ses fidèles amis, le dalaï-lama et Matthieu Ricard, et en présence de personnalités bien en vue, comme Carla Bruni-Sarkozy et Bernard Kouchner.

En Belgique, un des premiers disciples du lama obséquieux fut Philippe Cornu, ethnologue, tibétologue et enseignant à la faculté de théologie de l'Université catholique de Louvain (UCL). Dans la branche belge de Rigpa, Cornu est considéré comme « l'érudit, l'instructeur le plus avancé, la référence en matière de textes tibétains ».

Par leur silence, tant le dalaï-lama, que Matthieu Ricard, que Philippe Cornu ainsi que bien d'autres membres du haut clergé bouddhiste sont complices d'une violence institutionnalisée au sein de la secte Rigpa. Les « justifications » fournies par Matthieu Ricard pour expliquer ce long silence - « il n’y a pas de 'police des mœurs' dans le bouddhisme » et « le bouddhisme n’est pas organisé de façon hiérarchique comme c’est le cas de l’Église catholique » - suffiront-elles à convaincre les bouddhistes français qui se montrent particulièrement vertueux... ou crédules ?

 

Les « dakinis » facilitent l'illumination du maître

Lewis Kim fut nonne du bouddhisme tibétain pendant les années septante. Elle fut une des « dakinis » de son maître. Les dakinis font partie de la tradition tantrique des écoles Kagyupa et Nyingmapa au sein desquelles les lamas ne doivent pas faire vœu de chasteté. Les dakinis sont des « maîtresses secrètes » qui facilitent l'illumination du maître par des relations sexuelles.

Au bout d'une vingtaine d'années de « pratiques tantriques », Lewis Kim a fini par dénoncer les abus sexuels dont elle était régulièrement victime. Elle explique que les pratiques sexuelles sont encouragées par les lamas car, prétendent ceux-ci, « elles ont un caractère sacré et expiateur d'un mauvais karma ». Les lamas rassurent les femmes violées en affirmant « qu’elles gagneraient énormément de mérites en leur fournissant les moyens de l’éblouissement. Après tout, le Bouddha avait besoin d’être avec une femme pour atteindre l’Illumination. »5

 

Gen Lamrimpa
Gen Lamrimpa

Gen Lamrimpa, un maître tibétain résidant actuellement à Dharamsala, raconte comment se passent les « pratiques tantriques élevées » décrites dans le tantra de Kalachakra : « Le rite commence avec des fillettes de dix ans. Jusqu’à leur vingtième année, les partenaires sexuelles représentent des vertus positives. Au-delà, elles comptent comme porteuses d’énergie de colère, de haine, etc., et comme femmes-démons. Dans les étapes initiatiques de huit à onze du tantra de Kalachakra, l’expérimentation se fait avec une seule femme. Pour les étapes de douze à quinze appelées le « Ganashakra », dix femmes participent au rite aux côtés du maître. L'élève a le devoir d’offrir les femmes comme présents à son maître. Les laïcs se faisant initier doivent amener leurs parentes féminines (mère, sœurs, épouse, filles, tantes, etc.). En revanche, les moines ayant reçu la consécration ainsi que les novices peuvent utiliser des femmes de diverses castes qui ne sont pas leurs parentes. Dans le rite secret lui-même, les participants font des expériences avec les semences masculines et féminines (sperme et menstruation); les femmes ne sont pour l’initié masculin que des donneuses d’énergie et leur rôle cesse à la fin du rite. »6

Le dalaï-lama donne son interprétation des étapes huit à onze du même passage du même tantra : « Les trois initiations exaltées sont les suivantes : l'initiation du vase correspond à la sagesse de béatitude et de la vacuité qui naît du fait que le disciple touche les seins de la consort. L'initiation secrète correspond à la sagesse de la félicité et de la vacuité qui naît du fait que le disciple savoure la bodhichitta (ou esprit d’Éveil), l'initiation de la sagesse primordiale est l'expérience de la joie innée qui naît du disciple et de la consort s'engageant dans l'union ». Pour les étapes de douze à quinze, il explique : « La précédente grande initiation de sagesse primordiale donne au disciple le pouvoir d'atteindre le onzième stade d’un bodhisattva. Ensuite, le maître présente symboliquement le Corps de Sagesse qui est l'intégration d'une grande félicité suprême immuable et de la vacuité possédant le meilleur de tous les aspects. »7 Finalement, tout se trouve dans l'interprétation des textes, il suffit d'en extraire la quintessence psychologique et de repérer les symboles universels !

 

Sexe et gros sous chez les lamas

Pendant de longues années, le vénérable Kalou Rinpoché profita lui aussi de la naïveté de jeunes femmes qui deviendraient ses dakinis. June Campbell, tibétologue écossaise convertie très jeune au bouddhisme tibétain fut l'une d'entre elles. Suite à la dénonciation de Lewis Kim, elle sortit un livre-témoignage où elle raconte les abus dont elle faisait l'objet.8 L'aura de Kalou Rinpoché allait s'en trouvée ternie, mais il continua à être vénéré. Jusqu'au -delà de sa « Grande Extinction », il fut considéré comme le pionnier de la diffusion du bouddhisme tibétain en Occident, un des plus grands maîtres de sagesse qu'ait connu la France et dont profita l'Europe entière.

 

 

Dans son livre, Campbell transcrit des citations de Milarepa, un maître tantrique du 11ème siècle. Poète, écrivain et traducteur, Milarepa met en garde les pratiquants mâles : « la femme est toujours une fautrice de troubles », « elle est la principale cause de la souffrance ». En ce qui concerne la séduction que les femmes exercent sur les hommes, le maître dit : « Une amie est d'abord une déesse souriante. Plus tard, elle devient un démon aux yeux de mort. À la fin, elle devient une vieille vache édentée. » Quant au rôle social de la femme, il en fait une description tout aussi pitoyable : « Dans le meilleur des cas, elle peut servir autrui, dans le pire, elle apporte malchance et malheur ». Ces citations illustrent la misogynie inhérente au tantrisme.

Dashang Kagyu Ling, le « Temple des mille Bouddhas » situé à La Boulaye en Saône-et-Loire, un haut lieu du bouddhisme tibétain, est un des centres tibétains fondé par Kalou Rinpoché. Inauguré en 1987, il draine annuellement six à sept mille adeptes et curieux. Karma Tshojay, appelé lama Tempa, y a vécu jusqu’en 2012. En décembre 2018, ce lama bhoutanais a été condamné à douze ans de réclusion criminelle pour avoir violé plusieurs femmes fréquentant le temple, mais aussi deux fillettes. Les premiers faits remontent à 1990, les derniers à 2005. Le lama a été dénoncé par quatre femmes qui étaient des disciples ou des enfants de disciples au sein de la communauté.

Depuis le début des années 2000, la presse a révélé une série de scandales sexuels touchant les communautés bouddhistes, pas uniquement en Europe, mais aussi aux États-Unis, au Canada et en Australie. En 2011, le lama Choedak Rinpoché qui était à la tête de la Société du bouddhisme tibétain de Canberra en Australie a été accusé d'abus sexuels sur ses étudiantes. Même chose en 2016 pour le lama Kunzang, fondateur de l’Ogyen Kunzang Chöling, un ensemble de centres tibétains situés en Belgique.9 D'autres lamas sont délogés un à un : Sakyong Mipham, Gangten Tulku, Lama Norlha, etc.10 Parmi les bouddhistes occidentaux, ce fut la consternation.

Suite à l'inculpation des lamas abusifs, les adeptes occidentaux du bouddhisme tibétain se sont scandalisés du manque de réaction du dalaï-lama. En 2018, répondant à un journaliste hollandais, il avouait avoir été au courant de ces faits depuis le début des années nonante, mais il a attendu d'être acculé par les procès en cours pour déclarer laconiquement : « Je savais déjà ces choses-là, rien de nouveau. »11

 

 

1 Dalaï-lama et Sofia Stril-Rever, "Faites la révolution, l'appel du dalaï-lama à la jeunesse", Massot, 2019, p.42-43

2 Sogyal Rinpoché, « Livre tibétain de la vie et de la mort », Le Livre de Poche, édition revue et augmentée, 2005

3Le "Bardo Thödol" est le « Livre tibétain des morts », il est lu aux mourants pour les guider sur le chemin qui doit les mener à un autre mode d'existence, il est avant tout un manuel d'exploration des états intermédiaires de conscience, dont la mort est un aspect.

4 Marion Dapsance, « Les dévots du bouddhisme », Max Milo, 2016

5 Lewis Kim citée par Michaël Parenti dans «Le mythe du Tibet », 2008, sur https://www.legrandsoir.info/le-mythe-du-tibet.html; voir aussi dans "Sexualités bouddhiques, entre désirs et réalités" de Bernard Faure, Champs Flammarion,1994

6 Gen Lamrimpa, « Transcending Time, an explanation of the Kalachakra Six-Session », Guru Yoga, 1999

7 Dalaï-lama, "Présentation de Kalachakra" sur https://fr.dalailama.com/teachings/kalachakra-initiations

8 June Campell, « Traveller in Space : Gender, Identity and Tibetan Buddhism », Athlone Press, 1996

9 dans « Le Soir » du 7/2/2016

10 Solaray Kusco, « Tibetan Buddhist lamas who sexually abuse » sur http://www.dorjeshugden.com/all-articles/features/tibetan-buddhist-lamas-who-sexually-abuse/

11 Mise en ligne par AFP le 16/09/2018 sur https://www.lesoir.be/178638/article/2018-09-16/le-dalai-lama-avait-connaissance-dagressions-sexuelles-commises-par-des