Hommage à Tashing Tsering, décédé le 5 décembre 2014.

Pédagogue infatigable, il a donné sa vie pour améliorer l'enseignement au Tibet.

Notice nécrologique par Ann Wroe, The Economist, le 20 décembre 2014

suivie de quelques remarques d'André Lacroix, traducteur de la notice nécrologique et du livre de Tashi Tsering, le 7 janvier 2015

La notice nécrologique ci-dessous a été publiée par The Economist, le 20 décembre 2014, puis traduite de l’anglais par André Lacroix, auteur de la traduction française de « The Struggle for Modern Tibet. The Autobiography of Tashi Tsering », parue chez Golias en 2010 sous le titre « Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering ».

 


Tashi Tsering était le symbole du dilemme du Tibet moderne

« C’est ainsi que ça se passait et que ça s’était toujours passé. Les grandes montagnes dressaient leurs sommets au-dessus du village où Tashi Tsering a vécu son enfance ; sa maison de pierre se dressait parmi les rochers, avec le bétail au rez-de-chaussée et la famille à l’étage.

Ses tantes paternelles au crâne rasé, des nonnes bouddhistes, aidaient à faire le beurre à la baratte et à tisser ses épais manteaux matelassés. En automne on enlevait les fèves de leur écosse jaune et on les broyait. En été les yacks étaient menés aux alpages. Toute l’année les drapeaux de prières claquaient dans l’air rare et pur. Durant des siècles sur le haut plateau tibétain, rien n’avait changé.


Les étrangers célébraient ce lieu comme un Shangri-la. Mais c’était loin de la réalité. Ce monde brutal était divisé entre la noblesse laïque et religieuse, et le vulgaire troupeau qui s’inclinait au passage de ses maîtres. C’est ainsi qu’un aristocrate affirma un jour à Tashi Tsering que le monde était divisé entre « ceux qui mangent de la tsampa (farine d’orge grillée mélangée au thé salé) et ceux qui mangent de la merde ».


Les familles de paysans comme la sienne faisaient ce qu’on leur demandait de faire. Elles cultivaient le sol, traçaient les routes et payaient leur dû au dalaï-lama, leur leader spirituel, en pièces d’argent, en briques de thé et en beurre de yacks, que les haut-placés pillaient à leur gré.

Quand il eut dix ans, ses parents donnèrent Tashi en personne au dalaï-lama, en tant que membre de la troupe de danses sacrées de Lhassa. Sa mère en pleura pendant des jours, en vain. C’est ainsi que les choses s’étaient toujours passées.


Pourtant, le germe d’une autre façon de penser avait été planté dans la tête du garçon. Alors que les autres villageois étaient analphabètes, il arrivait à son père de préparer son encre, de remplir avec soin son encrier, d’aiguiser sa plume de bambou et de tracer des signes sur le papier.

Dans son vif désir de l’imiter, le jeune Tashi parvint à supporter les coups quotidiens à l’école de danse (même s’il fit une fugue à 14 ans, franchissant le col de Gampala à 4 800 mètres d’altitude avant d’être rattrapé). Il parvint même à supporter le moine officiel qui l’utilisait, selon la tradition, comme partenaire sexuel passif ; il est vrai que ce moine l’encourageait aussi à lire et à écrire.


Personne d’autre dans son entourage ne comprenait son besoin d’apprendre. Pourquoi un paysan devrait-il lire ou écrire ? Au mieux, ses efforts le conduiraient à un poste subalterne de gratte-papier, sans pouvoir viser plus haut. Même après qu’il eut amassé de l’argent en 1957 pour partir en Inde étudier l’anglais, les Tibétains qu’il rencontra là-bas, des aristocrates guère plus cultivés que lui, n’allaient pas accepter dans leur cercle ce petit paysan vigoureux à l’esprit éveillé. Ils allaient au contraire le traiter comme un valet et un garçon de courses.


Ces Tibétains étaient alors des exilés. En 1950 les Chinois étaient entrés au Tibet oriental ; en 1959 Lhassa se révolta contre leur brutale occupation et le dalaï-lama s’enfuit en Inde, emportant avec lui assez de pièces d’argent pour remplir une salle dont M. Tsering assura la garde silencieuse pendant des semaines.

Les exilés rêvaient de se battre contre la Chine, mais lui était plus réservé. Il avait été fort impressionné par les Chinois à Lhassa : avec quelle rapidité n’avaient-ils pas construit des hôpitaux, des ponts et la première école primaire ayant jamais existé ! De plus, ils n’auraient jamais volé « ne fût-ce qu’une aiguille » aux habitants. Même s’ils se moquaient de la culture et la détruisaient, ils paraissaient aussi ouvrir une voie vers le monde moderne.
Liberté : non. Égalité : oui.


Une autre chose allait aussi impressionner Tashi Tsering. Les envahisseurs chinois parlaient d’égalité et de fraternité humaine. C’était peut-être pure propagande, diffusée par haut-parleurs à travers Lhassa ; il n’empêche, il aimait ce discours. En 1960, grâce à une rencontre fortuite en Inde, il eut la possibilité d’étudier pendant deux années à l’Université de Washington ; c’est là qu’il commença à lire Marx et Lénine et qu’il apprit que même l’Europe avait jadis connu une féodalité comparable à la féodalité tibétaine.

Lentement mais sûrement il fut attiré par le communisme. Il était évident que le Tibet avait besoin d’une révolution si on voulait que ça change. Et peut-être que cette révolution était arrivée dans les bottes chinoises.


Dans son enthousiasme, il poursuivit tout un temps son éducation dans une école de la Chine profonde ; il devint même un Garde rouge. Quand éclata la Révolution culturelle, son séjour en Amérique fut utilisé contre lui et il fut privé de liberté pendant onze ans, comme espion. Il eut tout le temps de se colleter avec ce dilemme : il voulait des réformes, mais il voulait aussi la survie de son pays bien aimé. Sa langue, son bouddhisme et les meilleurs aspects de sa culture devaient être préservés.

Cela incluait pour lui la pratique de la polyandrie qui avait vu sa mère partager la couche de deux frères, l’un dormant à l’étage et l’autre en bas, sans qu’il se soit jamais inquiété de savoir lequel des deux était son père. Cela comprenait aussi les rythmes des danses rituelles qui s’étaient imprimés en lui et qui l‘avaient aidé à tenir le coup en captivité, jusqu’à sa relaxe en 1978 et sa réhabilitation.


On ne le dira jamais assez : c’est la lecture et l’écriture qui allaient être la clé de la prospérité, de l’ascension sociale et de l’identité tibétaine. Après être revenu à Lhassa, il va y ouvrir un cours du soir en anglais, le seul du genre au Tibet et il va entreprendre la rédaction de son œuvre magistrale : un dictionnaire trilingue anglais-tibétain-chinois. Toutefois il se voyait avant tout comme la voix des sans-voix : avec ses grosses lunettes rondes, son sourire désarmant et sa casquette marquée « Be Optimystic », il va consacrer la majeure partie de son énergie, avec une efficacité toute chinoise, à créer des écoles rurales où les enfants vont pouvoir étudier le tibétain écrit, les sciences, la peinture et le commerce.

À sa mort, il avait ouvert 77 écoles, financées par des donations, par la vente de ses tapis et par le commerce de la bière d’orge, spécialité de sa femme. Ces écoles ont été érigées par des mains de paysans volontaires. Avant d’en franchir le seuil, pendant des années, des milliers de petits écoliers souriants, aux joues rougies et tannées par le vent ? ses enfants comme il les considérait ? ont formé leurs rangs dans la lumière du soleil, sous la protection des hautes montagnes environnantes. »
Ann Wroe, The Economist, 20 décembre 2014

Ci-dessous, quelques remarques d'André Lacroix, traducteur de la notice nécrologique et du livre de Tashi Tsering 

Je me suis permis de corriger deux erreurs matérielles :
1) L’autrice de l’article dit que Tashi Tsering a étudié briefly à l’Université de Washington (à Seattle). En réalité il y a étudié deux ans, après une première année passée sur la Côte Est, au Williams College dans le Massachusetts. Son expérience américaine fut donc loin d’être brève.
2) L’article dit aussi qu’il a enseigné (he taught) dans une école de la Chine profonde. Ce n’est pas exact : dans cette école de Xianyang, dans le Shaanxi, où il a été envoyé par les autorités chinoises, Tashi Tsering a seulement été étudiant.


Une précision encore : il est dit que Tashi Tsering a été Garde rouge. Il y aurait lieu de nuancer. S’il a effectivement été séduit par l’idéologie maoïste, Tashi Tsering dit bien à deux reprises que, n’ayant pas le droit de porter le brassard rouge, il n’a jamais été un Garde rouge à part entière (voir Mon combat pour un Tibet moderne, p. 126 et p. 135).


Critique plus fondamentale : l’article parle de la "brutale occupation" des Chinois (their savage occupation) à l’origine de la révolte de 1959 à Lhassa. C’est pour le moins rapide. Sans nier les torts commis par Pékin, avant même la Révolution culturelle, il ne faudrait pas oublier que « les cinq ou six premières années après l’entrée des Chinois au Tibet en 1951 avaient été une sorte de lune de miel » (op. cit., p. 69), période au cours de laquelle tant les Chinois que les Tibétains et le dalaï-lama ont très largement respecté l’ Accord en 17 points sur le libération pacifique du Tibet, signé à Pékin en mai 1951. C’est seulement en 1956 que les choses ont commencé à se gâter lorsque « les Chinois lancèrent des réformes sociales et agraires dans certaines régions de population tibétaine situées dans la province du Sichuan, à l’est du Tibet au sens propre [province non concernée par l’Accord en 17 points], et c’est alors que les troubles éclatèrent. Les réformes rendirent furieux les propriétaires de la région et les lamas, qui prirent les armes. Les Chinois envoyèrent des soldats pour les réprimer ; il en résulta une rébellion sanglante dans laquelle plusieurs monastères furent bombardés et de nombreux Tibétains, tués. Autre conséquence : beaucoup de rebelles tibétains s’enfuirent du Sichuan pour trouver refuge à Lhassa » (op. cit., p. 70) et y dresser la population contre les Chinois et pour la défense de l’Ancien Régime. Que la répression des émeutes de Lhassa en 1959 ait été brutale, personne ne le conteste. Mais il n’est pas correct d’attribuer la cause de ces émeutes à une brutale occupation.


Sur les responsabilités des troubles au Sichuan, à l’origine des émeutes de Lhassa en 1959, lire l’excellent article d’Albert Ettinger http://tibetdoc.org/index.php/histoire/histoire-en-general/104-critique-de-la-chronologie-historique-detaillee-du-tibet-etablie-par-la-campagne-internationale-en-faveur-du-dalai-lama-1 : on y découvre, précisément à l'alinéa consacré à l'année 1952,  le rôle joué par la mimang tsondu, une espèce de Ku Klux Klan, à la sauce Kham (mise à jour du 27/08/2019). Ne pas oublier non plus le rôle joué par la CIA dans la déstabilisation de la région ; voir notamment http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/204-tibet-le-grand-jeu-et-la-cia ainsi que d'autres articles de la rubrique "Politique", sous-rubrique "Géopolitique" (mise à jour du 27/08/2019).


Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité de l’article publié par The Economist qui décrit avec justesse les tares de la société tibétaine traditionnelle et qui témoigne d’une connaissance approfondie de la vie de Tashi Tsering, de sa personnalité attachante et de son engagement en faveur de l’accès à l’éducation de toutes les petites Tibétaines et de tous les petits Tibétains.