Lhassa, une capitale en expansion

par Elisabeth Martens, le 7 juin 2025

En mai 2025, j'ai eu l'occasion de voyager en Chine et de retourner dans la Région autonome du Tibet (Xizang) après six ans d'absence. Le progrès de la région se lit partout. Hélas, je n'ai pas pu y rester plus d'une semaine, ce qui a limité mon champ d'investigation au Tibet central, de Lhassa à Xigazé. Mais ces quelques jours au Tibet-Xizang ont agi sur moi en décuplant ma curiosité et en stimulant mon envie d'y retourner. Ci-dessous, un premier article d'une série consacrée à ce city-trip fascinant.

 

Potala, palais d'hiver des dalaï-lamas, centre historique de Lhassa
Potala, palais d'hiver des dalaï-lamas, centre historique de Lhassa

Une ville à taille humaine

Lhassa, capitale de la Région autonome du Tibet-Xizang, reste une ville à taille humaine avec son petit million d'habitants. Si le Xizang dans son ensemble est encore et toujours très majoritairement tibétain (aux environs de 90%), la population de Lhassa est assez mélangée. Bien qu'à dominante tibétaine (environ 65%), elle accueille également des Chinois Han de plus en plus nombreux ces dix dernières années (plus de 30%), ainsi que quelques autres ethnies comme les Hui, Naxi, Qiang, etc.

Ce qui frappe quand on se promène à Lhassa ou ailleurs au Tibet, c'est que quasi tout le monde parle tibétain. Évidemment, il faut une oreille de linguiste pour distinguer le tibétain du chinois, mais la distinction se fait assez facilement tant les phonèmes sont différents. Par contre, se fier à la physionomie est une jeu délicat car, comme partout ailleurs dans le monde, le métissage est monnaie courante au Tibet, que ce soit entre Tibétains de l'Amdo et du Kam, ou Tibétains du centre et de l'ouest, ou entre Tibétains et Han, Hui, ou Mongol, etc. Dès lors, les chiffres et les pourcentages ne tiennent plus vraiment la route, et c'est tant mieux : ce sont les métissages qui donnent les meilleurs résultats !

« Lhassa » signifierait « terre des chèvres », mais une autre traduction possible du mot « lhassa » donne « terre entourée ». Lhassa est une ville qui s'étend d'est en ouest dans une large vallée fertile où se mêlent les eaux dévalant des montagnes environnantes et forment le fleuve Yarlung (le « Brahmapoutre » en Inde). Les quelques pics serrés tel le trident de Neptune forme l'arrière plan du Potala et sont la signature de Lhassa. Par temps d'orage, ils pourraient nous faire croire aux dieux et aux démons qui peuplent le Tibet.

La Kyichu, ou « rivière du bonheur » se jette dans le Yarlung Zangpo (le fleuve Yarlung) après avoir traversé la capitale tibétaine. Cette rivière bouillonnante donne à la ville un air de villégiature qui par ailleurs profite de l'ensoleillement le plus important de toute la Chine.

 

Vallée du Yarlung Zangpo au mois de mai
Vallée du Yarlung Zangpo au mois de mai

Avec sa rapide modernisation et son soucis de préserver son patrimoine culturel et architectural, Lhassa est devenue une ville dans laquelle je me plairais à vivre... après le cap de l'acclimatation à l'altitude ! On se trouve quand même à 3650 mètres et le saut en avion, s'il est pratique, n'est vraiment pas conseillé.

Mieux vaut se rendre à Lhassa en train depuis Xining (capitale du Quinghai) ou depuis Linzhi (ou Nyingchi), dont la région porte le joli surnom de « petite Suisse du Tibet ». Située au sud-est du Tibet, l'altitude de Linzhi n'excède pas les 3000 mètres. Pourvue d'un aéroport et de gares ferroviaire et routière, Linzhi est devenue une étape de choix vers les altitudes plus élevées. En peu de temps, des centres de séminaires internationaux s'y sont développés.

 

Expansion est-ouest

La capitale tibétaine se trouve sous l'autorité d'un gouvernement municipal, comme toutes les villes chinoises. C'est celui-ci qui décide de l'aménagement de la ville, de la préservation de son patrimoine architectural et culturel, de son expansion, de l'aménagement de nouveaux parcs, du reboisement, etc.

Il y a quelques années, le gouvernement municipal de Lhassa a décrété que l'expansion de la ville vers l'ouest serait destinée aux commerces et à l'industrie, et que son expansion vers l'est concernerait l’administration, l'éducation, la culture.

Les nouveaux quartiers s'étendent sur plus de 50 km² autour de l'ancienne ville, et la superficie totale de l'agglomération dépasse à présent les 500 km².

Des blocs d'immeubles de 10 à 20 étages forment des zones résidentielles. Chaque bloc est entouré d'une clôture et gardé par un concierge somnolant dans son abri à l'entrée du bloc... « à la chinoise », car ces nouveaux quartiers résidentiels sont surtout occupés par des Chinois Han, des officiels gouvernementaux, des fonctionnaires, des experts, des enseignants, des entrepreneurs ou simplement des commerçants.

J'ai trouvé judicieux que même dans ces nouveaux quartiers résidentiels, le design reste tibétain, comme si le modèle du Potala s'était reproduit sur les nouvelles constructions, ce qui leur donne un air un peu penché, asymétrique. On y retrouve aussi le modèle des fenêtres traditionnelles à encadrement foncé et trapézoïdal, ou celui des toits plats à bords recourbés, etc., bien que le tout soit plus grand, plus haut et plus moderne.

 

Nouveau quartier résidentiel de Lhassa
Nouveau quartier résidentiel de Lhassa

Les centres commerciaux ont eux aussi un look tibétain, mais modernisé, par exemple le nœud de l'infini (un des huit symboles du Tibet) qui est reproduit sur la façade d'un shopping center. Même les aubettes de bus ont conservé le design tibétain.

À nouveau, on voit là une volonté de la part du gouvernement d'importer l'ancien, ou le traditionnel, dans la modernité. C'est aussi le cas dans les autres grandes villes que j'ai eu l'occasion de visiter dernièrement, comme Chongqing ou Chengdu au Sichuan, et Urümqi ou Kashgar au Xinjiang.

 

Une vieille ville préservée

Le gouvernement municipal, en accord avec le gouvernement régional et avec le projet national de protection du patrimoine, a décidé que le vieux centre historique serait jalousement préservé. Il a mis en place des restrictions architecturales strictes, par exemple, il est interdit de construire des immeubles de plus de trois étages dans un périmètres de 10 à 15 km² autour du Potala.

Cette interdiction inclut le Barkhor, c'est-à-dire les ruelles traditionnelles autour du temple du Jokhang, place principale de Lhassa après le Potala. Ces ruelles anciennes forment un parcours de circumambulation nommé « khora ». La khora existe autour de tous les lieux saints au Tibet. Autour du Jokhang, il est long d'un kilomètre et compte nombre d'anciennes maisons de la noblesse tibétaine.

Le style du vieux centre doit obligatoirement rester tibétain : des maisons blanches, des fenêtres encadrées de couleur foncée (pour que les mauvais esprits n'entrent pas dans les maisons), des toits plats aux rebords d'argile peints en rouge pourpre. Même Kentucky fried chicken et Pizza hut qui n'ont pas hésité à s'installer en plein milieu du Barkhor n'ont pas pu déroger à ces règles. Les constructions modernes qui pourraient dénaturer le style sont prohibées.

Un « alien » au Barkhor, vieux quartier de Lhassa
Un « alien » au Barkhor, vieux quartier de Lhassa

Cela donne du caractère au vieux quartier qui, par ailleurs, a été entièrement reblanchi, rénové, nettoyé. Les petites boutiques artisanales y sont reines, les hôtels sympas de style traditionnel s'y multiplient, les restaurants de cuisine tibétaine aussi.

Cependant, pour entrer dans le vieux quartier du Barkhor, il faut montrer patte blanche : un système de contrôle est installé à l'entrée et à la sortie. Les êtres humains et leurs sacs de voyage sont passés au scan et, comme à tous les coins de rue de Londres, des caméras de surveillance sont installées pour préserver le calme et la sérénité qui imprègnent le lieu.

Mais attention aux mobylettes électriques qui zigzaguent avec habileté dans les ruelles étroites, on ne les entend pas arriver et tout à coup, elles frôlent les petites dames voûtées qui d'une main font tourner leur moulin à prière, et de l'autre répondent à leur GSM.

 

Tibétaines sur la Khora (tour sacré) du Jokhang
Tibétaines sur la Khora (tour sacré) du Jokhang

 

Un niveau de vie amélioré

À partir du Johkang, j'emprunte une large avenue piétonne bordée d'arbres et me dirige tranquillement vers le Potala. Ce palais d'hiver des dalaï-lamas trône sur la ville depuis le 17ème siècle quand le chef des bonnets jaunes (école des Gelgpas), le Cinquième dalaï-lama, a voulu marquer le Tibet de son empreinte.

 

Avenue piétonne entre le Jokhang et le Potala
Avenue piétonne entre le Jokhang et le Potala

Le long de l'avenue, des bancs en pierre blanche accueillent les touristes épuisés par le manque d'oxygène. J'en fais partie aujourd'hui et je m'assieds un moment. Sur le trottoir d'en face, la façade de l'hôpital de médecine traditionnelle tibétaine s'étend sur une centaine de mètres. Je me rappelle que notre guide, Tsoepel, nous avait amenés ici en 2019, mais la façade n'était alors qu'un portique qui laissait à peine passer une camionnette de livraison. En ce temps-là, l'hôpital était fermé, « pour cause rénovation », avait-il précisé, tout en nous confiant que derrière le portique se cachait le plus grand hôpital de médecine tibétaine de Lhassa et même du Tibet. Nous avons bien voulu le croire, et, de fait, aujourd'hui en 2025, me voilà installée sur ce banc de pierre sous un soleil tapant à admirer un hôpital flambant neuf.

 

Hôpital de médecine traditionnelle tibétaine à Lhassa (2025)
Hôpital de médecine traditionnelle tibétaine à Lhassa (2025)

Dans mon dos, se succèdent des boutiques de luxe, des bijouteries dont les vitrines présentent des turquoises nervurées aux subtiles nuances de bleus, des bracelets or jaune avec des diamants et coraux incrustés, des améthystes, des lapis lazulis, etc., puis des bracelet-montres Cartier, des Rolex et autres bijoux indiquant que le luxe n'est plus réservé qu'aux oligarches asiatiques.

À présent, le Xizang doit lui aussi compter avec des Tibétains milliardaires. Qu'ils aient fait fortune dans l'immobilier ou dans le secteur minier, il en existe quelques uns. Ce sont encore des oiseaux rares, et loin de moi de souhaiter qu'ils se multiplient. Il n'empêche qu'en observant les passants, majoritairement des Tibétains, je constate une amélioration visible du niveau de vie : vêtements soignés, bijoux discrets mais présents, un look globalement plus « propre sur soi » qu'il y a une dizaine d'années, et surtout que la première fois où j'ai débarqué à Lhassa en 1995.

 

Lhassa vient de loin

Le 1 octobre 1995, je me trouvais à Lhassa lors de la fête nationale. La ville célébrait en même temps le 30ème anniversaire de la Région autonome du Tibet. Dans cette même avenue où je suis assise maintenant 30 ans plus tard, celle qui mène du Johkang au Potala, défilaient des chariots de présentation sur lesquels étaient installés des grandes maquettes : un téléphone portable, un frigidaire, une machine à laver, etc. Dans ma naïveté d'Occidentale débarquant pour la première fois au Tibet, je fulminais contre le gouvernement chinois : prenait-il vraiment les Tibétains pour des arriérés ?

Quand j'ai compris que la plupart des spectateurs qui m'entouraient ouvraient des yeux ronds comme des soucoupes parce qu'ils savaient pas ce qu'étaient ces engins ni à quoi ils servaient, je me suis sentie extrêmement mal à l'aise. Etait-il possible qu'à la fin du 20ème siècle, on ne sache pas à quoi sert un téléphone ou un frigo ? J'avais le cœur serré.

Récemment, j'ai relu le livre de Han Suyn « Lhassa étoile-fleur » qu'elle a écrit en 1976. Elle y parle de « nouveaux dirigeants tibétains qui ne savent ni lire ni écrire alors qu'ils ont une quarantaine d'années »... Le Tibet vient de loin, en une soixantaine d'années seulement, il est passé d'un système féodal où le servage faisait partie du quotidien de 90% de la population, à un système de distribution des terres et de socialisme adapté aux réalités du terrain.

Je me dis à présent qu'avoir importé la modernité, c'est-à-dire avoir facilité la vie de toute une population par l'apport d'une salle de bain, de toilettes, d’égouts, d’électricité, etc., tout en préservant les traditions et les acquis culturels fut un fameux défi pour les dirigeants, chinois et tibétains réunis. Ils ont relevé ce défis haut la main.

 

Vue sur le Jokhang au centre de Lhassa (2025)
Vue sur le Jokhang au centre de Lhassa (2025)