Discrimination entre Tibétains et Chinois en R.A.T.

par Jean-Paul Desimpelaere, le 29 février 2012

En Europe, tout le monde croit que le Tibet est recouvert d'une nuée de Chinois et qu'il est devenu difficile d'y rencontrer un Tibétain. Pourtant, les témoignages de touristes occidentaux apportent un autre regard sur cette « immigration massive des Chinois au Tibet ». Des études scientifiques tendent, elles aussi, à prouver que ce fait n'est acquis que dans l'imagination des Occidentaux.

 

Il est vrai qu'en Chine, la tendance générale est à l'urbanisation croissante, les médias font état de la présence de millions de travailleurs journaliers dans les mégapoles chinoises. Mais la migration se déroule principalement de l’est et du sud-ouest de la Chine vers la côte et vers les grandes villes, comme Chengdu et Chongqing. Vers l’ouest tibétain, c'est bien différent, car ces régions sont moins accessibles et moins développées.


D'après l'étude d'un économiste et démographe anglais, Andrew Martin Fischer, qui s'est rendu sur place en 2003-04, les histoires qu'on raconte chez nous à propos d'une immigration massive de Chinois Han au Tibet et dans les régions tibétaines du Qinghai, du Gansu et du Sichuan, sont fortement exagérées, voire infondées. Après avoir travaillé pendant 14 mois dans 23 villes tibétaines en R.A.T. et dans les districts avoisinants à forte concertation tibétaine, il conclut qu'il n'y a pas plus de 6% de Chinois Han dans toute la Région autonome du Tibet (1).


Pour Fischer, affirmer qu’il y a plus de Chinois Han vivant au Tibet que de Tibétains tient de l'aberration (2). Mais ces immigrés chinois sont répartis très inégalement : dans les campagnes, on en compte 1,5%, alors que dans les grandes villes, ils sont 32%, or il y a très peu de Chinois Han en dehors des grands centres urbains.

Ces derniers se sont surtout installés dans les cinq villes principales du Tibet, là où, 70 ans plus tôt, à peine un Chinois Han possédait un petit commerce. A présent, et surtout suite à la libéralisation du marché du travail qui eut lieu dans toute la Chine, ils sont plusieurs centaines de milliers à travailler en R.A.T., sur une population totale de 3 millions d’habitants. Les Chinois occupent principalement des postes dans l’administration, le soutien technique et le commerce.


En comparant les tableaux de population à ses propres observations, Fischer n'observe pas de transfert systématique de population, mais il remarque que le nombre élevé de naissances tibétaines (la politique de l'enfant unique n'a pas été mise en application en R.A.T.) compense l’immigration des Chinois Han. Par contre, il déplore le fait que les Tibétains ne soient pas plus impliqués dans les secteurs économiques importants en R.A.T. Il signale en outre que la présence des Han est clairement visible en ville ; une partie d'entre eux y habite, mais une grande partie vient y faire du tourisme (3).


La majorité des Tibétains vivent en dehors des centres urbains et, bien qu’ils ne soient pas aussi visibles qu'en ville, ils sont bien plus nombreux. D'après l'étude de Fischer, les Tibétains souffrent d’un retard scolaire et bénéficient de moins d’expérience sur le marché, ce qui contribue de facto à leur discrimination par rapport aux Han qui, du coup, occupent les secteurs les mieux rémunérés.

« Dans quelques grandes villes du Tibet même, les Chinois Han occupent 55% des postes de travail, bien qu’ils ne représentent que 6% de la population », écrit Fischer. Le contraste « 6% contre 55% » prête à confusion, car ces 6% représentent le nombre de Chinois Han dans toute la R.A.T., y compris dans les campagnes, et les 55% ne correspondent qu’aux grandes villes.

Dans les quelques grandes villes du Tibet, les Chinois comptent pour environ un tiers de la population, et il est certainement correct d'affirmer que ce tiers occupe la moitié des jobs. Mais ce constat ne concerne ni les nombreuses petites villes ni les campagnes, où l’activité économique tibétaine domine. Ensuite, il ne faut pas oublier qu’on parle d’employés (de salariés), pas de petits commerçants indépendants qui, eux, sont majoritairement des Tibétains.


Cependant, des travaux d’intérêt public (voirie, construction, etc. ) vont principalement à ceux qui sont moins exigeants au point de vue financier, or les entreprises des provinces voisines, du Sichuan ou du Qinghai, l’emportent parfois par rapport aux entreprises tibétaines locales. Les entrepreneurs du Sichuan amènent alors leurs propres travailleurs immigrés pour faire le travail.


Fischer observe également que l’administration de la région autonome du Tibet est aux mains des Chinois Han. Il écrit : « Le premier secrétaire du PCC au Tibet a toujours été un Chinois Han. » En effet, la Chine considère que le fait qu’un fonctionnaire du PCC occupe la plus haute fonction garantit l’unité du pays. Mais du coup, Fischer omet d'ajouter que hormis le premier secrétaire, 94% de tous les mandataires élus, aussi bien au niveau local que régional, sont tibétains. Et il ne s’agit pas d’un petit nombre : 34 000 représentants élus en tout, pour des conseils municipaux, des conseils de district et pour le parlement régional.  


Une autre forme de discrimination entre Tibétains et Han se situe au niveau de la scolarisation, ce que Fischer dénonce à juste titre. Seul 13% des Tibétains ont suivi un enseignement secondaire, contre 52% dans le reste de la Chine. Cette situation a été imputée au mode de vie rural des Tibétains : les enfants sont employés dès leur plus jeune âge pour garder les yaks et les moutons. Le gouvernement est conscient du problème et essaie de changer la donne par des campagnes de sensibilisation et des subsides. Soit dit en passant, le Tibet compte quand-même plus de 43 000 diplômes universitaires, ce qui est déjà remarquable pour une population de 3 millions d’habitants.


En ce qui concerne les régions frontalières de la R.A.T. Où vivent aussi de nombreux Tibétains, les immigrés Chinois se sont tournés vers l'exploitation des terres : des agriculteurs Han se sont installés là, car les vallées étaient fertiles et accessibles. Mais cette immigration  date d’il y a 150 à 300 ans. Fischer n’observe pas d’immigration récente dans ces régions limitrophes du Tibet qui d'ailleurs souffre aujourd'hui d'une pénurie de terres agricoles.


Fischer mentionne encore le fait que le nombre de Tibétains s’est accru de 18 à 22% en 25 ans dans la province du Qinghai, et ce uniquement grâce à la politique démographique de la Chine : si les Han sont limités à un enfant par couple, cela n’est pas le cas pour les Tibétains, qu'ils habitent au Tibet ou dans les provinces limitrophes.


En conclusion, nous pouvons dire que la plupart des observateurs n’ayant pas d’agenda politique sont d’accord sur le fait que les Tibétains représentent plus de 90% de la population en région autonome du Tibet et que la concentration de la population Han dans les grandes villes a atteint environ 30%. Cependant, peu de scientifiques ont étudié les régions frontalières, à populations mixtes. Fischer l'a fait de manière assez concise, et on peut conclure de son rapport, d'une part, que le mélange des populations sur ces territoires existe depuis de nombreux siècles, et d'autre part, qu'on ne peut pas parler d’une immigration forcée de Han, ni de leur présence écrasante en territoire tibétain.

 

Notes
(1) Andrew Martin Fisher, Development Studies Institute, London, “Urban Fault Lines in Shangri La”, 26/2/2004. Et “Population invasion versus urban exclusion”, Population and Development Review, December 2008, p. 631-662. Andrew Fischer est un économiste et démographe anglais. De 1995 jusqu’à 2001, il vécut dans la communauté tibétaine en Inde et au Népal. Par la suite, il a travaillé pour le TIN (TibetInfoNet, qui est pro dalaï-lama lama) à Londres et il est actuellement professeur visitant aux Pays-Bas. Sa spécialité : mettre à jour les mécanismes qui discriminent de manière structurelle les minorités d’une communauté et qui peuvent amener à des exclusions socio-économiques.
(2) Il cite une étude de Irredale, qui observa une diminution de Chinois Han dans la région autonome du Tibet entre 1981 et 1992
(3) 50 000 touristes Chinois Han peuvent être observés quotidiennement dans les rues de Lhassa, de mai à septembre par exemple. Lhassa compte 500 000 habitants.