Est-ce que le dalaï-lama a voulu abolir l’Ancien régime tibétain ?

Par Albert Ettinger, le 29 avril 2019

« Dans les années 1950 le dalaï-lama était bien décidé à moderniser le Tibet et à réformer radicalement son système féodal et théocratique. Mais les Chinois l’en ont empêché. »

Ainsi va la légende dalaïste. L’origine du mensonge, très populaire auprès de nos adulateurs du « Dieu vivant », remonte au dalaï-lama en personne et à ses nègres (ghostwriter) de la CIA.

En 1959, quand il s’est réfugié en Inde, le dalaï-lama avait fini par succomber au chant des sirènes américaines, entonné déjà depuis 1950.(1) En se faisant emmener par les combattants khampa liés à la CIA (2), il a accepté le rôle que les USA lui avaient dévolu : celui de pion anticommuniste dans le contexte de leur guerre (pas toujours « froide » !) menée au nom du « Monde libre »(3) contre la Chine devenue une « dictature communiste ».

Le 14 ième Dalaï Lama en exil en Inde © Getty / Daniele Darolle
Le 14 ième Dalaï Lama en exil en Inde © Getty / Daniele Darolle

 

Un dieu-roi symbole du « Monde libre »

Mais comment faire passer un « Dieu vivant », symbole par excellence d’une théocratie rétrograde et d’un féodalisme d’un autre âge, comme un combattant de la « Liberté » à l’américaine ? Eh bien, en changeant radicalement son image de marque, en le faisant apparaître justement comme un partisan de longue date des nobles « valeurs occidentales ».

Pour cela, celui qu’on avait destiné à être l’ « homme le plus riche du monde » (4) et le garant d’un régime clérical moyenâgeux devait se muer, en apparence, en champion du progrès social et de la démocratie. Pour rendre la supercherie un tant soit peu crédible, il devait se présenter lui-même en réformateur dont seuls les communistes chinois avaient sournoisement torpillé les grandioses projets de modernisation et de démocratisation.

Pour ce faire, il pouvait tirer profit de ses propres ambiguïtés des années 1951-1959. Car depuis qu’il avait formellement accepté l’ « Accord en 17 Points » d’avec le Gouvernement chinois, faisant fi de l’avis de son entourage, il avait, du moins en paroles, apporté son appui à la politique chinoise de modernisation.

Déjà le 20 juin 1959, dans une déclaration de presse, « Sa Sainteté » s’exécute donc, et il faut admettre qu’il joue son nouveau rôle à merveille.

 

L’aristocrate déchu met un costume populiste

« Je tiens à insister sur le fait, déclare-t-il, que mon Gouvernement et moi-même n’avons jamais été opposés aux réformes nécessaires dans le système social, économique et politique du Tibet. Nous n’avons nulle intention de dissimuler le fait flagrant que notre société est très ancienne (sic !) et que nous devons introduire des réformes immédiates dans l’intérêt du peuple tibétain. En fait, mon Gouvernement et moi-même, avons proposé plusieurs réformes au cours des neuf dernières années, mais chaque fois elles se sont heurtées à une opposition de la part des Chinois, bien que la population les eût réclamées ; en conséquence, rien n’a été fait pour l’amélioration des conditions sociales et économiques de la population. »(4)

« Sa Sainteté » affirme même que son gouvernement et lui-même avaient voulu « modifier radicalement et sans nouveaux retards le système de tenure foncière » et distribuer « les grands domaines fonciers (…) entre les cultivateurs. » Mais malheureusement, les méchants « Chinois » avaient « réduit à néant » toutes ses mesures visant à « faire régner » au Tibet « l’atmosphère paisible nécessaire à l’accomplissement des réformes ».

Peut-on imaginer mensonge plus grossier et plus impudent ?

 

Une famille « royale »

L’homme qui parle ainsi appartient aux yab-shi. Ce mot désignait la parentèle de l’actuel dalaï-lama et de ses prédécesseurs qui constituait, avec les descendants des anciennes maisons royales tibétaines, les familles princières (ger-ba) - les plus hautes sphères de l’aristocratie tibétaine.

On peut donc à bon escient comparer le 14e dalaï-lama et sa parentèle à une famille « royale » au sein d’un régime féodal absolutiste. C’est ce que fait, par exemple, Sabine Wienand, une biographe allemande du dalaï-lama qui apprend à ses lecteurs que cette famille possédait « de vastes propriétés terriennes et les serfs qui y travaillaient ». Non content de son « ascension sociale fulgurante », elle « s’avéra être extrêmement désireuse d’accroître ses biens et son pouvoir, en particulier l’impétueux père de famille à qui les nouveaux honneurs semblaient monter à la tête. Dès l'arrivée de la famille à Lhassa, en 1940, il se fit remarquer par un comportement arrogant ». (5)

La famille du 14e dalaï-lama en 1947 (auteur : Amaury de Riencourt ; source : Wikimedia Commons)
La famille du 14e dalaï-lama en 1947
(auteur : Amaury de Riencourt ; source : Wikimedia Commons)

 

La famille du 14e dalaï-lama faisait alors partie du « cercle intime » autour du régent Reting qui fut également le Premier précepteur du jeune dieu-roi. Ce régent aussi débauché que corrompu et cupide (il finit ses jours assassiné dans une geôle du Potala) et le père du dalaï-lama « étaient aussi Frères spirituels en ce qui concernait leurs intérêts économiques. C’est dans le monastère de Reting que se déroulait la majeure partie de tout le business tibétain ».(6) En tout, « vingt-sept domaines et l’ensemble des paysans y travaillant étaient la propriété privée de la famille du dalaï-lama ». La mère du dalaï-lama avait reçu pour ses besoins personnels « une propriété à Duntse » cultivée par « plus de trois cents familles ». Les parents du dieu-roi se sont même fait construire leur propre palais près du Norbulingka, avec « plus de soixante pièces privées et d’apparat »et, en plus, des « appartements pour le personnel de service et un grand nombre d’écuries ».(7)

Le fait d’appartenir à une telle famille impliquait tous les privilèges imaginables. Ainsi, Heinrich Harrer note au sujet de son ami Lobsang Samten, l’un des frères ainés du dalaï-lama : « Un brillant avenir s’ouvre devant lui » grâce à « son rang et sa qualité de frère du dieu-pontife ».(8)

En plus du statut social de sa famille, le dalaï-lama était un prince – le plus puissant – de l’ « Église jaune » (la secte des gelugpa), qui était en fait l’Église d’État tibétaine. Or, au Tibet d’Ancien Régime, les monastères comptaient parmi les plus grands propriétaires fonciers. Selon Laurent Deshayes, historien français et dalaïste militant, « le monastère de Drépoung », par exemple, « possédait plus de de 180 tenures ; 20.000 serfs et 16 000 nomades y étaient attachés. »(9) Harrer en personne confirme l’immense richesse de ces monastères : « De toute manière, l’Église lamaïste dispose de moyens financiers considérables ; elle est le plus gros propriétaire foncier du Tibet et tire de substantiels revenus des terres qui lui appartiennent. (...) Si je ne l’avais vu de mes propres yeux, jamais je n’aurais cru que les dépenses d’un monastère fussent aussi importantes qu’elles le sont. »(10) Melvyn C. Goldstein, le grand historien américain du Tibet moderne, insiste à son tour sur le fait que les « moines – entretenus par des subventions d’État, par le revenu de propriétés foncières féodales, par des dons privés et des transactions financières monastiques – engloutissaient une grande partie de la richesse économique du Tibet. »(11)

De surcroît, l’influence politique des lamas était énorme. Harrer insiste en ces termes sur le pouvoir politique de l'Église : « Aucune décision n’est prise sans l’accord des abbés qui, avant toute chose, favorisent les intérêts des monastères qu’ils dirigent. Des projets de réforme sont souvent abandonnés sur leurs instances. »(12)

Déité courroucée au monastère de Samyé (Photo : A. Ettinger)
Déité courroucée au monastère de Samyé (Photo : A. Ettinger)

 

Un mensonge trop gros à avaler ?

Au vu de tout cela : qui pourrait croire que le représentant suprême – et en même temps le premier bénéficiaire – de ce système d’exploitation, de domination et de privilèges ait vraiment voulu (ou pu) sacrifier, à la fois : ses propres intérêts vitaux, ceux de sa famille, ceux de sa classe sociale et ceux de son Église (pour lui synonyme de sa « religion ») sur l’autel d’une amélioration des « conditions sociales et économiques de la population » ? D’une « population » que les aristocrates et les lamas, depuis plus de mille ans, avaient coutume de traiter comme du bétail et pour laquelle ils n’avaient que du mépris ? Ne faudrait-il pas être un parfait ingénu, sinon un parfait imbécile, pour gober un tel canular ? D’autant plus que les chercheurs occidentaux les plus éminents et les partisans de la « cause tibétaine » les plus éclairés l’ont clairement mis à nu et démenti (s’il en était besoin) ?

Patrick French, par exemple, militant britannique pro dalaï-lama de longue date et de premier rang, émet le jugement suivant qui ne laisse guère de doute sur l’activité « réformatrice » de « Sa Sainteté » et de son gouvernement : « Entre 1950 et 1959, période où il fut à la tête du pays, le gouvernement tibétain continua à fonctionner avec le même mélange de cupidité et d’incompétence que dans les années trente et quarante. »(13)

Après avoir étudié la question en détail, le professeur américain Goldstein, dont les recherches historiques sur le Tibet moderne font autorité, est lui-aussi catégorique au sujet des « réformes » des années 1950 : « L’affirmation de certains Tibétains et auteurs occidentaux, disant que du côté chinois, dans les années 1950, on avait empêché le gouvernement tibétain de procéder à des réformes, ne résiste pas à une analyse sérieuse des faits. »(14)

 

Certains tibétologues croiraient au Père Noël s’il portait des habits de moine tibétain

Pourtant, une partie de nos tibétologues et auteurs occidentaux n’ont que faire d’une « analyse sérieuse des faits ». L’esprit scientifique, critique, et même le bon sens leur font défaut, de sorte qu’ils (ou elles) répètent les allégations les plus absurdes pour peu qu’elles soient sorties de la bouche de leur idole.

Ainsi, la chercheuse de l’INALCO Françoise Robin rejoint le « philosophe » Frédéric Lenoir et le leader « free Tibet » allemand Klemens Ludwig, un fervent astrologue, pour affirmer que le jeune 14e dalaï-lama fut, dans les années 1950, un réformateur radical dont les initiatives salutaires furent sournoisement entravées et bloquées par les méchants communistes chinois. N’avait-il pas continué « avec ardeur les efforts de son prédécesseur aussitôt après son investiture » et « libéré de nombreux paysans de l’esclavage pour dettes », tandis que « l’Armée populaire de libération » s’était opposée au « changement » ?(15) Car le saint homme « souhaitait ardemment réformer le Tibet dans un sens plus juste »(16), et il faut évidemment croire qu’il « était animé des mêmes souhaits [de réformes que le 13e dalaï-lama] face aux injustices et dysfonctionnements (il fit abolir en 1953 le système de dettes d’emprunt des paysans), mais n’eut pas le temps de les mener à terme dans leur totalité. »(17)

 

Le 13e dalaï-lama, « réformateur » anglophile

Le 13e dalaï-lama, lui, avait pourtant eu du temps à profusion, et il n’y avait pas de « Chinois » pour entraver ses initiatives. Mais en dépit de son long règne de presque quarante ans, cet autre « grand réformateur » aux yeux de Madame Robin ne réussit aucunement, à supposer qu’il n’en ait jamais eu l’intention, à moderniser le Tibet et à réformer son système féodal. De sorte que le célèbre tibétologue Rolf A. Stein considère à bon escient, en 1962, que le vieux Tibet fut « imperturbablement attaché à ses structures médiévales dans un monde moderne » et que « le gouvernement tibétain ne fit aucun effort pour s’adapter. »(18)

L’historien Laurent Deshayes acquiesce. Il dresse le bilan du règne du 13e (en plus de celui des régents qui lui ont succédé) en ces mots : « Enraciné dans ses croyances, le vieux Tibet a résisté. L’industrie est inexistante dans ce pays pourtant riche en ressources minières. […] Les techniques agricoles sont archaïques : les paysans retournent toujours la terre avec un pieu de bois et l’irrigation reste déficiente. […] La roue, pourtant bien connue, n’est pas utilisée, si bien que le transport des marchandises se fait autant à dos d’homme qu’à dos d’animal. »(19)

Le 13e dalai-lama, assis (à droite) avec le fonctionnaire colonial Sir Charles Bell, chargé des affaires tibétaines. Debout, le jeune maharadja du Sikkim. (Source : Wikipédia)
Le 13e dalai-lama, assis (à droite) avec le fonctionnaire colonial Sir Charles Bell, chargé des affaires tibétaines.
Debout, le jeune maharadja du Sikkim.
(Source : Wikipédia)

 

Quelles réformes Madame Robin peut-elle invoquer pour rendre son jugement positif sur le personnage et son époque un tant soit peu plausible ? La « modernisation » qu’elle voudrait mettre au crédit du 13e dalaï-lama ne concernait assurément ni les moyens de transport, ni l’industrie ou le commerce, ni le travail et les techniques agricoles.

Mais sans doute les dos courbés des paysans tibétains n’intéressent pas Madame outre mesure, pas plus que leurs ventres creux. Les côtés positifs de « cette époque » où, selon l’expression d’Alexandra David-Néel, le Tibet devint un « prolongement de l’Inde, sous le contrôle de l’Angleterre » (20) sont pour elle d’un tout autre ordre, et on devine les prémisses politico-culturelles de son jugement. À part le fait que le dalaï-lama « modernisa son armée en envoyant des officiers se former en Inde britannique », Madame Robin acclame « une certaine forme d’ouverture » : « certains nobles de Lhassa parlaient anglais, consommaient des produits de luxe italiens et écoutaient des disques de musique américaine importés de Calcutta. »(21)

 

Notes

1) Le gouvernement américain, pour inciter le dalaï-lama à rejeter l’accord avec le gouvernement chinois, lui offrit un exil doré à Ceylan (Sri Lanka), aux États-Unis ou en Thaïlande.

2) Selon les indications des rebelles khampa eux-mêmes (sur le site www.chushigangdrug.ch), la fuite du dalaï-lama en Inde se déroula selon « les instructions que la CIA envoyait par radio ». Le sujet de la fuite est traité plus en détail dans mon livre Batailles tibétaines, Éditions China Intercontinental Press, 2018, pp. 242-244

3) Faut-il rappeler que toutes les dictatures de droite de l’époque faisaient partie de ce prétendu « monde libre », à commencer par l’Espagne du général Franco et le Portugal d’António de Oliveira Salazar.

4) Cité d’après Le S.O.S. du Tibet. Documents et rapports sur l’oppression du Tibet et la menace mondiale de la Chine communiste. Édité par le Comité d’aide aux victimes du communisme, Berne – Lausanne, Éditions Veritas, Soleure, 1960

5) Sabine Wienand, Dalaï-lama XIV, Reinbek près de Hambourg, Éditions Rowohlt, 2009, p. 40 [Notre traduction]

6) ibid.

7) Colin Goldner, Dalai Lama, Fall eines Gottkönigs, Aschaffenburg, Éditions Alibri, 2008, p. 50 [Notre traduction]

8) Heinrich Harrer, Sept ans d’aventures au Tibet, Éditions Arthaud, p. 161

9) Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, Librairie Arthème Fayard, 1997, p. 37

10) Heinrich Harrer, Sept ans d’aventures au Tibet, op. cit., p. 218

11) Melvyn C. Goldstein, A History of Modern Tibet, volume 1: 1913-1951. The Demise of the Lamaist State. University of California Press, 1989, p. 816 [Notre traduction]

12) Heinrich Harrer, Sept ans d’aventures au Tibet, op. cit., p. 219

13) Patrick French, Tibet, Tibet. Une histoire personnelle d’un pays perdu, Éditions Albin Michel, 2005, p.131

14) Melvyn C. Goldstein, A History of Modern Tibet, volume 2: The Calm before the Storm, University of California Press, 2007, p. 457

15) Franz Alt, Klemens Ludwig, Helfried Weyer, Tibet: Schönheit-Zerstörung-Zukunft, Francfort-sur-le-Main, Éditions Umschau, p. 72 [Notre traduction]

16) Frédéric Lenoir, Tibet, 20 clés pour comprendre, Éditions Plon, 2008, p. 112

17) Françoise Robin, Clichés tibétains, idées reçues sur le toit du monde, Éditions Le cavalier Bleu, p. 89 – L’allègement des dettes des paysans fut l’œuvre d’une « Assemblée des réformes » (legjö tsondu) annoncée déjà en septembre 1952 pour l’année 1953, mais qui eut énormément de difficultés pour trouver un consensus à cause de la résistance massive des monastères. Ce n’est qu’à la suite de la révocation des sitsab (une sorte de premiers ministres du gouvernement du dalaï-lama), imposée au dieu-vivant par les autorités chinoises, que cette modeste réforme put être décidée. Cependant, son mise en œuvre rencontra de nombreux obstacles et ne se fit que très lentement. Elle fut finalement dépassée par les événements de 1959, quand la défaite des éléments contre-révolutionnaires permit l’abolition du servage et la libération des serfs. (Cf. Goldstein, A History of Modern Tibet, volume 2: The Calm before the Storm, op. cit., pp. 457-461)

18) Rolf A. Stein, La civilisation tibétaine, Paris, Éditions Dunod, 1962, p.66

19) Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, op. cit., p. 296

20) Dans le Mercure de France, le 1er juin 1920. L’article a été repris dans les Annexes de Grand Tibet et vaste Chine, Récits et aventures, Librairie Plon, 1994, p. 1116

21) Françoise Robin, Clichés tibétains, op. cit., p. 89