Un axe Dharamsala-Jérusalem 

par André Lacroix, le 6 avril 2020

Dans son livre bâclé Quand le Tibet s’éveillera (Éd. du Cerf, 2020) (1), Alexandre Adler décrit longuement les tares de la société tibétaine traditionnelle, dont la pire aura sans doute été son alliance effective avec l’Allemagne nazie. Cela n’empêche pas notre journaliste omniscient d’accorder un pardon magnanime à l’ « Océan de Sagesse ». Comment expliquer une telle absolution de la part d’un juif dont presque toute la famille a péri dans les camps nazis ?

 

Axe Dharamsala-Jérusalem : Les faits d’abord

Même si ça ne plaît pas à tout le monde, il faut rappeler que les dignitaires du Tibet d’Ancien Régime ont manifesté plus que de l’hospitalité aux missions effectuées sur le Haut Plateau par des scientifiques venus y chercher, sur ordre de Himmler, des preuves de l’existence d’une antique race aryenne (2). Se sentant des affinités avec le millénarisme d’Adolf Hitler, ils se sont rangés pendant la 2e Guerre mondiale du côté de l’Axe Berlin-Tokyo.

 

Le Sturmbannführer Schäfer est assis au fond, au milieu, avec à sa droite Tsarong, l’éminence grise du régime ; le « raciologue » SS Bruno Beger est le deuxième à partir de gauche.
Le Sturmbannführer Schäfer est assis au fond, au milieu, avec à sa droite Tsarong, l’éminence grise du régime ; le « raciologue » SS Bruno Beger est le deuxième à partir de gauche.

 

Adler ne nie pas ces faits. Au contraire, il s’y appesantit. Et même, en bon bateleur n’éprouvant pas le besoin de citer ses sources, il peut même apparaître aux yeux du grand public comme celui qui révèle au monde des tares cachées jusqu’à ce jour (voir notamment pp. 110, 140, 150), alors qu’elles avaient déjà été mises au jour par de nombreux travaux scientifiques.

À ceux qui mettraient en doute les amitiés très particulières du dalaï-lama avec des nazis notoires et qui n’auraient pas la patience de lire des livres ou des articles à ce sujet, je conseillerais simplement d’aller jeter un coup d’œil sur certaines photos très parlantes reprises dans http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/240-dalai-lama-mauvaises-frequentations.

 

Axe Dharamsala-Jérusalem : Étrange paradoxe

Comment dès lors interpréter le paradoxe – le mot est faible – d’Adler dénonçant d’une part les flirts poussés [du dalaï-lama] avec l’Allemagne nazie (p. 150) et encensant d’autre part l’aristocratie tibétaine très remarquable par sa supériorité intellectuelle sur tous ses voisins (p. 31) ?

J’avais déjà soulevé la question quand, en 1996, le Centre Simon Wiesenthal avait accordé son « Prix humanitaire » au dalaï-lama, poussant même sa dévotion jusqu’à exiger des excuses de la part de la Chine qui avait eu l’audace de rappeler le lien entre notre saint homme et le nazisme (3). La question est restée réponse.

 

   

 

Axe Dharamsala-Jérusalem : Comment est-ce possible ?

Pour tenter d’expliquer cette véritable schizophrénie, j’ai relu ce que j’écrivais il y a presque dix ans sous le titre Palestiniens, Tibétains, même combat ? (4) J’y démontrais que la comparaison ne tenait pas la route entre des Palestiniens méprisés et exploités et les Tibétains du Tibet bénéficiant d’une amélioration constante de leur niveau de vie.

En revanche, ce qui tient la route, c’est la comparaison entre le « gouvernement en exil » des Tibétains et le gouvernement de l’État d’Israël, entretenant l’un et l’autre une idéologie de reconquista (« Grand Tibet » sur un quart de la Chine et « Eretz Israël » de la Méditerranée au Jourdain) au mépris du droit international, utilisant une argumentation à l’abjection comparable pour répondre aux critiques, soit « vous êtes payé par la Chine », soit « vous êtes antisémite », et pouvant compter l’un et l’autre sur un formidable système médiatique pour appuyer leurs fantasmes messianiques.

Un système médiatique malsain auquel participe allègrement Alexandre Adler, fasciné comme beaucoup par le mythe de la « Terre pure » himalayenne se confondant avec la « Terre promise ». Dans cette vision théosophique, les Tibétains deviennent, comme les juifs, « le peuple-monde » pour reprendre le titre d’un autre ouvrage d’Adler (5).

 

Axe Dharamsala-Jérusalem : Mystique et politique

Personne ne peut mettre en doute la remarquable créativité intellectuelle de la communauté juive au cours des siècles qui peut s’enorgueillir d’avoir donné naissance à une proportion inégalée de génies. Cette efflorescence trouve son origine dans la place centrale que le judaïsme a toujours accordée à l’éducation.

Le contraste est saisissant avec l’obscurantisme érigé en système dans l’ancienne société tibétaine. Comme le note le témoin privilégié qu’a été Tashi Tsering, « les forces puissantes du conservatisme dans la société tibétaine, spécialement l’establishment religieux, considéraient clairement l’éducation moderne comme quelque chose qui menaçait directement la domination du bouddhisme (…) » (6). Dans les années septante, Thubten Jigme Norbu, frère du dalaï-lama, pouvait encore exprimer sa méfiance envers toute forme d’éducation qui ne soit pas l’étude des mantras (7).

Cela n’empêche pas Alexandre Adler de s’extasier devant l’extrême profondeur et l’esprit d’innovation d’un groupe humain, l’élite tibétaine des Tulkus (p. 33). Pour trouver de l’esprit d’innovation dans une société caractérisée par son arriération, il fallait bien un œil d’aigle (Adler en allemand) à moins qu’il ne s’agisse dans son cas et dans le cas de nombre de ses coreligionnaires − comme pour Sem et Japhet face à Noé (8) −, de cacher des parties honteuses sous le manteau du ralliement spectaculaire et qui n’est pas seulement tactique du quatorzième Dalaï-Lama Tenzin Gyatso à la politique, mais aussi à des aspects fondamentaux de l’État d’Israël (p. 165).

« Tout commence en mystique et finit en politique », comme disait Charles Péguy. En partant d’exégèses étonnantes sinon contestables rapprochant le Dharma de la Torah, Adler en arrive ainsi, aux yeux des lecteurs naïfs, à justifier l’Axe Dharamsala-Jérusalem.

 

Le Dalaï Lama assiste à une réunion avec les grands rabbins d’Israël à Jérusalem, le 19 février 2006. (Olivier Fitoussi/Flash90)
Le Dalaï Lama assiste à une réunion avec les grands rabbins d’Israël à Jérusalem, le 19 février 2006. (Olivier Fitoussi/Flash90)

 

 Notes :

(1) Voir http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/525-quand-le-tibet-s-eveillera-passe-au-crible-alexandre-adler-un-curieux-expert.

(2) Voir, entre autres : http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/468-harrer-le-nazi-prefere-du-dalai-lama-et-des-tibetologues-negationnistes ; http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/457-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-1ere-partie-des-tibetologues-negationnistes (1er volet d’une étude qui en compte cinq) ; http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/240-dalai-lama-mauvaises-frequentations, etc.

(3) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/186-le-centre-simon-wiesenthal-et-le-dalai-lama.

(4) http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/248-palestiniens-et-tibetains-meme-combat. Article actualisé en 2017 après, notamment, le lancement de l’Opération « Bordure protectrice », le succès de la campagne BDS et l’assassinat d’un jeune Palestinien amputé des deux jambes par un soldat israélien : http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/424-palestiniens-et-tibetains-meme-combat-actualisation.

(5) Le Peuple-monde : destins d'Israël, Albin Michel, 2011

(6) Melvyn Goldstein, William Siebenschuh et Tashi Tsering, Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, traduction André Lacroix, éd. Golias, 2010, p. 219.

(7) Citation complète à la p. 139 de l’ouvrage monumental d’Albert Ettinger Tibet, paradis perdu ?, China Intercontinental Press, 2018. On ne peut dès lors que trouver suspecte et indécente la récupération actuelle des acquis des neurosciences par les bouddhistes occidentaux, à la sauce Matthieu Ricard et consorts : voir, entre autres, http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/429-la-pleine-conscience-une-vitrine-du-bouddhisme-une-percee-du-bouddhisme-tibetain.

(8) Voir Genèse 9, 18-27.