Le dalaï-lama, un adversaire du séparatisme tibétain ?

par Albert Ettinger, le 8 mars 2017

« It should be recognized that never in their long history have Tibetans accepted that they were part of China”, écrit le dalaï-lama en 1991 dans sa préface au livre « Tears of Blood » de Mary Craig. Pourtant Han Lianchao, dissident chinois installé aux États-Unis et fervent défenseur du dalaï-lama prétend que « contrairement à ce qu’affirme le Parti Communiste Chinois dans sa propagande, le Dalaï Lama n’est pas un séparatiste. » 1

 

Que n’a-t-on pas déjà inventé pour redorer le blason du dieu-roi déchu et lui faire de la publicité ? Il serait non seulement un disciple de Gandhi, mais le successeur de celui-ci et un inconditionnel de la non-violence. (N’est-il pas allé jusqu’à déclarer que la violence est contraire à la nature humaine ? … alors que toute l’histoire de l’humanité et toutes les sciences de l’homme sont là pour prouver le contraire.) Il n’éprouverait aucune haine ou animosité envers les Chinois et la République populaire de Chine. Il serait un parfait démocrate et aurait imposé aux siens des élections libres et équitables pour son « parlement » et son « gouvernement en exil ». Il serait en plus un dirigent moderne, éclairé, qui chercherait le dialogue avec les sciences. Enfin, il serait un exemple de tolérance religieuse et de compassion. Et j’en passe.

 

Rien de tout cela, qui constitue pourtant l’image de marque du pontife lamaïste, ne résiste à un examen critique. Non-violence ? Non seulement il aime, depuis son enfance, les armes de toutes sortes2 et se vante d’être bon tireur3 (il a pratiqué d’ailleurs en tirant sur les oiseaux qui visitent son jardin à Dharamsala4), mais à l’occasion, il lui arrive de ne pas cacher sa joie face à quelque exploit guerrier de ceux qu’il nomme toujours « combattants de la liberté », les féroces bandits khampas jadis équipés et entraînés par la CIA5. Ou bien il donne le feu vert pour que son « armée secrète », les « Forces Spéciales 22 », combatte aux cotés des troupes indiennes contre le Pakistan.6

 

Pas d’animosité envers la Chine ? Toutes les calomnies et les accusations outrées qu’il a portées contre son pays d’origine prouvent le contraire.

 

Parfait démocrate ? Même ses partisans les plus fidèles arrivent à en douter, comme le montre une lettre ouverte7 adressée le 13 octobre 2015 au « kashag » et à la « commission électorale » de Dharamsala. Une trentaine de vétérans et leaders de la mouvance « free Tibet », dont le professeur Elliot Sperling, y fustigent des pratiques « contraires aux principes démocratiques » et aux « droits de l’homme ». Dans son autobiographie, le dalaï-lama explique d’ailleurs sa conception un peu spéciale d’une gouvernance démocratique en ces mots : « Si le Kashag est ma chambre basse, les dieux, eux, sont ma ‘chambre haute’. Quand se pose à moi une question concernant l’État, il me parait normal de la soumettre à ces deux instances. »8

 

Éclairé et ouvert à une conception du monde scientifique ? Quand même pas quand il estime que l’astrologie est un élément indispensable à la culture tibétaine9, quand il croit ferme aux prophéties de l’oracle de Nechung10, ou quand il prête aux catastrophes naturelles une origine céleste11.

 

Tolérance et compassion ? N-a-t-il pas mis au ban et fait chasser de leurs communautés les moines et les fidèles qui continuent de vénérer Dorje Shugden, une déité traditionnelle de l’école Gelugpa ?

 

Comme si toutes ces contrevérités et clichés ne suffisaient pas, voilà qu’« un intellectuel chinois » en rajoute. Et le mensonge une fois de plus est de taille : « Contrairement à ce qu’affirme le Parti Communiste Chinois dans sa propagande, le Dalaï Lama n’est pas un séparatiste. » Ah bon. On aurait donc mal compris les propos qu’il tient depuis sa fuite en Inde en 1959, c’est-à-dire depuis 57 ans ? Il n’aurait donc jamais invoqué une indépendance tibétaine datant de l’an 127 avant notre ère pour étayer ses reproches d’annexion à l’encontre de la Chine12, et répété des énormités comme : « Le Tibet n’avait jamais fait partie de la Chine. En outre, nos peuples respectifs sont ethniquement et racialement (sic) distincts. »13? Il n’aurait jamais parlé d’occupation chinoise illégale, d’ethnocide et de génocide délibérés ? Il n’aurait pas écrit les préfaces à d’innombrables pamphlets pondus par des « amis occidentaux » qui calomniaient la Chine et lui souhaitaient une « implosion » à l’image de l’Union Soviétique ou de la Yougoslavie ? Comme pour le livre Tibet, otage de la Chine de Claude B. Levenson, où celle-ci souligne que « la reconnaissance de l’intégrité territoriale de l’État chinois ne constitue pas, comme le démontre notamment le cas des pays baltes, du Caucase ou de l’Asie centrale, la reconnaissance de la légitimité de l’invasion et de l’occupation du Tibet. » Et de poursuivre, en laissant entrevoir le scénario fantasmé par les partisans du dalaï-lama : « Les pays baltes et d’autres républiques soviétiques justement ont recouvré leur indépendance à la suite de l’implosion de l’URSS ; l’éclatement de la Yougoslavie a entraîné en dernier ressort l’intervention de l’OTAN sous prétexte d’ingérence humanitaire en faveur d’un groupe ethnique menacé dans son existence. »14

 

Dans la préface de ce livre de Levenson, écrite en 2002, le dalaï-lama évite de demander l’indépendance du Tibet, mais préfère parler d’« autonomie authentique » et de l’espoir qu’il place dans « le développement de la démocratie en Chine ».15 Maintenant, M. Han Lianchao nous apprend, comme s’il s’agissait d’une nouvelle inédite et sensationnelle, que le leader de l’exil « a abandonné les exigences d’indépendance pour le Tibet, et est déterminé à œuvrer pour une véritable autonomie ». On se demande dès lors en quoi peut bien consister le changement des positions du dalaï-lama que ce « dissident chinois » veut nous vendre. La revendication d’une « véritable autonomie ethnique régionale » n’a rien de nouveau, on l’entend depuis trente ans, et il est à craindre qu’elle ne vise seulement à dénoncer et à discréditer l’autonomie dont la RAT bénéficie depuis longtemps.

 

C’est ce que M. Han confirme en écrivant : « …la manière dont le Parti Communiste Chinois contrôle actuellement le Tibet est jugée inacceptable.» La critique de M. Han se dirige clairement contre le Parti Communiste, ce qui n’est que conséquent pour un « dissident » chinois à la solde du gouvernement US et qui milite pour une « démocratie » à l’américaine en Chine. (M. Han « a travaillé au sénat américain pendant 12 ans. Il a servi plus de dix ans comme conseiller législatif et directeur politique auprès de trois sénateurs américains .... Il est actuellement vice-président d’Initiatives for China, organisation qui travaille à une transition pacifique vers la démocratie en Chine. ») On sait, après avoir lu Levenson au sujet de l’URSS et de la Yougoslavie, de quoi « démocratie » peut être le nom.

 

M. Han écrit encore : «La décision du Dalaï Lama de ne pas revendiquer l’indépendance du Tibet, et d’abandonner la lutte armée repose sur sa conviction que la manière brutale et sanglante dont les hommes s’entretuent n’est pas compatible avec la doctrine et l’esprit du bouddhisme tibétain, et va à l’encontre de l’orientation prise par la civilisation moderne. » Retenons que pour « abandonner la lutte armée », il faut d’abord l’avoir pratiquée ou du moins l’avoir soutenue et approuvée. En tout cas, pour ma part, je dirais plutôt qu’il a dû abandonner la lutte armée après la défaite totale des rebelles Khampas et parce qu’il a bien compris que la violence serait « un suicide » pour ses partisans.

 

Le bouddhisme ne condamne pas la violence par principe et il l’a souvent pratiquée au cours de l’histoire. (Et puis, sa prétendue « orientation prise par la civilisation moderne », on peut la voir très bien, depuis les guerres de Corée et du Vietnam en passant par l’Iraq, Abou Ghraib et Guantanamo, jusqu’au lynchage de Mouammar Kadhafi et aux drones d’Obama.)

 

M. Han accuse la partie chinoise de ne pas avoir voulu régler la « question tibétaine » par un accord avec le dalaï-lama, un dalaï-lama qu’il nous décrit comme modéré, sensé et prêt à tout compromis raisonnable. Les responsables chinois dans ces négociations qui ont eu lieu pendant de longues années auraient « dressé toutes sortes d’obstacles devant lui, trompé les autorités centrales, compromis les négociations, et interdit au Dalaï Lama de retourner dans son pays. » Pourtant, un observateurs avisé comme Patrick French de la Tibet Campaign a justement critiqué le pontife tibétain et ses conseillers occidentaux d’avoir laissé passer la chance que la partie chinoise leur avait offerte sous Deng et ses successeurs, et d’avoir cherché la confrontation. La même constatation vaut pour l’affaire autour du choix du nouveau panchen-lama.16

 

Pourtant, selon M. Han, le chef de la délégation chinoise aurait accusé « à tort l’exigence d’autonomie ethnique de l’Approche de la Voie du Milieu de vouloir renverser le système actuel, et créer un Grand Tibet qui obligerait l’Armée de Libération Populaire et tous les Hans à quitter la région. Pour preuve, selon lui, un discours du Dalaï Lama voici trente ans devant le Congrès américain, dans lequel Sa Sainteté avançait un « Plan de paix en cinq points » pour régler la question tibétaine, ainsi que le « Nouveau programme en 7 points » présenté plus tard à Strasbourg. » M. Han oublie le discours à Oslo lors de l’attribution du prix Nobel. Ce sont tous les « plans de paix » du dieu-roi déchu qu’on vient d’énumérer. Est-ce que M. Han peut en présenter un autre ? Est-ce que le dalaï-lama en a entre-temps proposé un nouveau et renoncé officiellement à réclamer pour son « Tibet véritablement autonome » les régions du Sichuan, du Qinghai et du Gansu, comme il l’a fait depuis 47 ans ?

 Le dalai-lama avec des mercenaires tibétains de la force spéciale 22 et leur commandant indien
Le dalai-lama avec des mercenaires tibétains de la force spéciale 22 et leur commandant indien
Le dalai-lama en 1972 avec le général major Sujan Singh Urban, commandant de
Le dalai-lama en 1972 avec le général major Sujan Singh Urban, commandant de "l'armée des lamas"
 Roger McCarthy au temps où il dirigeait l'opération
Roger McCarthy au temps où il dirigeait l'opération "St Circus" de la CIA
Sa Sainteté et son ami Roger McCarthy qui commandait les opérations de la CIA au Tibet
Sa Sainteté et son ami Roger McCarthy qui commandait les opérations de la CIA au Tibet

 

Notes :

  1. http://www.tibet.fr/dossiers_speciaux/le-dalai-lama-adversaire-du-separatisme-point-de-vue-dun-intellectuel-chinois/

L’original anglais : http://www.thetibetpost.com/en/outlook/interviews-and-recap/5392-the-dalai-lama-is-an-anti-separatist-element-chinese-scholar-on-tibet

  1. Dalaï-lama, Au loin la liberté, Mémoires, Fayard, 1990, p. 53

  2. Ibid., p. 263

  3. Ibid, p. 263 ; à noter ici la délicatesse d’Éric Diacon, le traducteur du texte original anglais, qui a pris soin de corriger Sa Sainteté afin d’édulcorer ses propos. Quand celle-ci écrit  “Of course, I never kill them. My intention is only to inflict a measure of pain”, ce « traduttore-tradittore » met: « Il n’est évidemment pas question de faire le moindre mal même aux plus impudents de ces volatiles… »

  4. Au loin la liberté, p. 184 : « Le récit de cet acte de bravoure me remplit d’émotion. »

  5. http://www.thedailystar.net/wide-angle/phantoms-the-hills-168325

  6. http://www.jamyangnorbu.com/blog/2015/10/13/an-open-letter-to-the-sikyong-kashag-and-election-commissioner-of-the-central-tibetan-administration-in-dharamsala-india/

  7. Au loin la liberté, op.cit., p. 299

  8. Ibid., p. 85 où il écrit : L’astrologie « a beaucoup d’importance du point de vue de notre culture. » C’est pourquoi il ne pense pas « que les Tibétains devraient renoncer » à la « pratiquer ».

  9. Au loin la liberté, op.cit., p. 299, où il dit avoir recours à l’oracle « plusieurs fois par année ».

  10. Au loin la liberté, op.cit., p. 78-79 (à propos d’un tremblement de terre) : « À mon avis ces manifestations dépassent notre science actuelle et demeurent un mystère – métaphysique, dirai-je. » Voir aussi la statue qui s’est « transformée » et les murs de chapelle qui « se teintèrent de sang » p. 125

  11. Discours du 16 juin 1988 à Strasbourg

  12. Au loin la liberté, op.cit., p. 96 ; ici, le traducteur français a d’ailleurs pris soin d’escamoter une phrase du texte original anglais qui se rapporte à la revendication d’un Grand Tibet : « In fact (…) Tibet had ancient claims to large parts of China. » 

  13. Claude B. Levenson, Le Tibet, otage de la Chine, Préface du dalaï-lama, Éditions Philippe Picquier, 2004, p. 347

  14. Préface du dalaï-lama, ibid., p. 8

  15. Voir Patrick French, Tibet,Tibet, A Personal History of a Lost Land, Vintage Books, 2003, p. 109-110