Le dalaï-lama reverra-t-il un jour le Potala ?

par André Lacroix, le 10 avril 2018

D’après une dépêche du 1er avril 2018 émise par The Associated Press DHARAMSALA et reprise par le site France-Tibet, « le Professeur Lobsang Sangay, Premier ministre du Gouvernement tibétain autoproclamé en exil, a exhorté samedi [le 31 mars] ses compatriotes à redoubler d’efforts pour faire du retour du Dalaï-Lama dans son pays natal une réalité. »

 

 

Il est intéressant de noter qu’il est bien question ici d’un « Premier ministre du Gouvernement tibétain autoproclamé ». Et ce n’est pas un poisson d’avril ! Au contraire : la déclaration d’indépendance unilatérale faite par le 13ème dalaï-lama en 1913 n’ayant jamais bénéficié de la moindre reconnaissance internationale, le « gouvernement tibétain en exil » n’est rien d’autre qu’un gouvernement autoproclamé.

La suite de l’article est assurément moins sérieuse : « Selon Sangay, le Dalaï Lama ‘rêvait de lui-même dans une pièce du Palais du Potala remplie de lumière où il sera réuni avec des Tibétains au Tibet’. » En digne héritier du dalaï-lama, Lobsang Sangay semble lui aussi incapable de faire la distinction entre ses fantasmes et la réalité, lui qui proclame : « Nous, les Tibétains, avec le soutien de l’Inde et de l’étranger, devrions renforcer nos efforts pour faire de son retour à son palais du Potala une réalité ».

La meilleure manière de ne jamais obtenir le retour du dalaï-lama, n’est-ce pas précisément de solliciter le soutien de l’Inde ? Même si les deux géants asiatiques sont alliés au sein des BRICS, on imagine mal que la Chine soit disposée, en matière tibétaine, à « faire une fleur » à l’Inde, ce pays voisin qui, après avoir commis, il y a près de soixante ans, un acte éminemment hostile envers Pékin en permettant l’installation sur son sol d’un « gouvernement en exil » formé d’indépendantistes revanchards, ce pays voisin qui, après la guerre sino-indienne de 1962 et des décennies de guerre froide, pourrait être aujourd’hui tenté de souffler sur les braises sous la pression des nationalistes religieux qui ont porté au pouvoir Narendra Modi (1).

Lobsang Sangay semble ignorer que le « droit au retour » du dalaï-lama ne se concrétisera jamais sans l’approbation de la Chine, laquelle est elle-même conditionnée par l’attitude du dalaï-lama et de ses amis.

Un petit rappel historique s’impose ici. Dès l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978, les dirigeants chinois ont voulu mettre la question tibétaine derrière eux. C’est ainsi que se sont tenues plusieurs rencontres entre des envoyés de Pékin et des représentants de Dharamsala (2). Ces négociations auraient pu déboucher sur un retour du dalaï-lama au Tibet, mais elles ont capoté en 1984, notamment lorsque les délégués tibétains sont venus à la table des négociations avec une nouvelle revendication : la création d’un « Grand Tibet » démilitarisé, inacceptable pour la Chine qui aurait ainsi perdu un quart de son territoire.

On connaît la suite : sous la pression des exilés provenant des territoires jouxtant la RAT (Région autonome du Tibet), le dalaï-lama a lancé une campagne internationale et réussi à se faire inviter par le Congrès des États-Unis en 1987, ce qui allait encourager des émeutes indépendantistes au Tibet, aboutissant en 1989 à l’imposition de la loi martiale et … à l’attribution du Prix Nobel de la Paix (!) au dalaï-lama.

Étant donné l’internationalisation de la problématique tibétaine et le fait que le dalaï-lama était devenu un pion sur l’échiquier géopolitique, Pékin a changé son fusil d’épaule : les négociations avec Dharamsala ayant échoué, le gouvernement chinois a recentré sa politique sur une augmentation spectaculaire de ses investissements en RAT (Région autonome du Tibet), espérant ainsi peu à peu gagner le cœur des Tibétains par l’amélioration de leur niveau de vie. L’entreprise est toujours en cours et est en voie de réussir malgré l’opposition farouche de certains foyers fanatisés.

Dans ces conditions, la possibilité d’un retour du dalaï-lama au Tibet reste-t-elle toujours envisageable ? C’est ce que pensait, en tout cas, le patriote tibétain Tashi Tsering lors de sa rencontre en 1994 avec le dalaï-lama à Ann Arbor dans le Michigan : « J’ai dit au dalaï-lama qu’il avait une occasion unique. Il était dans une situation idéale pour conclure avec les Chinois un pacte qui serait profitable, à eux et aux Tibétains. ‘Tant les Chinois que les Tibétains vous écouteront’ ; lui ai-je dit avec insistance. Je souhaitais qu’il rassemble à nouveau notre peuple, qu’il mette fin au gouvernement en exil et qu’il rentre au Tibet. » (3) La réponse du dalaï-lama mérite son pesant de beurre de yak (4) : « Je vais te dire que j’ai pensé moi-même aux idées que tu viens d’exposer. Je les apprécie et j’apprécie ton conseil, mais tout ce que je peux te dire, c’est que le moment ne me paraît pas opportun. » (5)

Et en 2018, le moment serait-il plus opportun ? Rien n’est moins sûr. Les perspectives restent les mêmes qu’il y a un quart de siècle. S’il veut vraiment rentrer au pays, le dalaï-lama sait ce qu’il doit faire : reconnaître une fois pour toutes que le Tibet fait partie de la Chine, ce qui implique le démantèlement de son « gouvernement en exil ». Le voudrait-il personnellement, son entourage proche (à Dharamsala) et lointain (l’Occident, USA en tête) ne le lui permettra jamais ‒ comme il ne lui a pas permis en 1954, à son retour de Pékin ‒ où il avait été élu vice-directeur du Comité permanent du Congrès National du Peuple ‒ d’amorcer une modernisation du Tibet au sein de la jeune République populaire de Chine.

Lobsang Sangay a beau exhorter « ses compatriotes à redoubler d’efforts », le rêve du dalaï-lama de revoir le Potala a peu de chances de se réaliser. Beaucoup de Tibétains du Tibet rêvent aussi sans doute de revoir leur icône, mais certainement pas au prix d’une restauration, fût-elle larvée, de la théocratie, ni de la fin des avantages liés à l’intégration de leur minorité dans la vaste Chine (6).

commons.wikimedia.org
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(1) voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/445-la-prochaine-reincarnation-du-dalai-lama-entre-politique-et-politique

(2) voir l’ouvrage collectif dirigé par Melvyn C. Goldstein et Matthew T. Kapstein, Buddhism in Contemporary Tibet, Religious Revival and Cultural Identity, Presses de l’Université de Californie, 1998, pp. 11 et ss.

(3) Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010, p. 232

(4) Ou plus exactement : beurre de dri, la femelle du yak…

(5) Op. cit., p. 233

(6) Relire l’avis de Serge Kœnig sur la question dans http://tibetdoc.org/index.php/accueil/recension/276-reflexions-a-propos-de-l-ouvrage-de-serge-koenig-alpiniste-et-diplomate-j-entends-battre-le-coeur-de-la-chine (passage intitulé : « Karma et autodétermination »)