Lettre adressée à l’auteur(e?) du dossier Tibet : « Le pays des neiges » entre souffrances et résistances.

par André Lacroix, le 25 avril 2016

Chère Madame ou cher Monsieur,

Connaissant mon intérêt pour le Tibet, un ami m’a fait parvenir une photocopie de votre dossier de deux pages, comportant :

en première page

-        une citation du 14e dalaï-lama

-        une brève introduction

-        Quelques dates importantes

-        L’actuel dalaï-lama

-        Invasion du Tibet : procédés et raisons (avec une carte de la Chine et des pays avoisinants)

en page 2

-        un articulet sur la Chine et l’ONU

-        Les souffrances d’un peuple

-        Les résistances d’un peuple

-        le drapeau tibétain

-        une note sur l’histoire légendaire du Tibet

-        une note sur le titre de dalaï-lama

-        vos sources.

Pour la clarté de mon analyse critique, vous trouverez, reproduites en italiques, les citations de votre dossier.

Dès l’introduction, le ton est donné.  Vous y parlez de l’envahisseur chinois.  

L’histoire, certes, n’est pas une science exacte et Tzetan Todorov nous a appris à nous méfier des « abus de la mémoire ».  Il n’empêche que l’on peut difficilement parler d’envahisseur à propos de la Chine dont le Tibet fait partie depuis des siècles.  Le Tibet, il est vrai, a été indépendant, mais c’était entre 622 et 842, sous la dynastie des Tubo.  Quand d’aucuns aujourd’hui revendiquent l’indépendance d’un « Tibet historique » − que ce soit ouvertement ou sous les appellations déguisées d’ « autonomie poussée » ou de « voie médiane » −, c’est un peu comme si la France du 21e siècle revendiquait son droit sur les conquêtes de Charlemagne. 

 

La comparaison est d’autant plus parlante que l’empire tibétain (qui s’était étendu à l’ouest jusqu’à Kaboul et à l’est jusqu’à Xi’an) et l’empire carolingien (qui s’était étendu jusqu’à la Saxe, la Bavière et la Lombardie), se sont dissous définitivement en même temps, l’un en 842 (par l’assassinat du roi Langdarma), l’autre en 843 (par le Traité de Verdun).  Celui qui rêverait de restaurer aujourd’hui l’empire carolingien passerait pour un dérangé mental, mais, s’agissant d’une restauration tout aussi folle de l’empire tibétain, on dirait que les fantasmes les plus échevelés se parent aux yeux des Occidentaux d’une apparence de sérieux.

Que s’est-il passé au Tibet après 842 ?  D’abord quelques siècles de troubles au cours desquels le bouddhisme a peu à peu remplacé la religion autochtone, le Bön et puis, à partir de la dynastie mongole des Yuan (1277-1368), en passant par la dynastie han des Ming (1368-1644) et celle, mandchoue, des Qing (1644-1911), le Tibet n’a jamais cessé, avec des liens plus ou moins étroits selon les époques, de faire partie de la Chine, dans une relation particulière, le Chö-yon, entre un maître spirituel et un bienfaiteur laïc, dite prêtre-patron ou chapelain-donateur, caractérisée par le rayonnement spirituel du bouddhisme tibétain contrebalancé par une suzeraineté, voire une souveraineté, de l’Empire chinois sur sa province tibétaine. 

 

En 1652, écrivez-vous, le 5ème dalaï-lama se rend à Pékin, il devient le guide spirituel de l’empereur chinois qui lui offre en retour sa protection temporelle.  Vous décrivez bien la réciprocité qui caractérise le Chö-yon, mais je me permets de vous faire remarquer que cette relation particulière ne date pas de 1652 : elle est née au 13e siècle.  En d’autres termes, pendant plus de sept siècles, la « partie cléricale » tibétaine a reconnu sa soumission politique à la « partie temporelle » chinoise. En d’autres termes encore, le Tibet, sous les différentes dynasties chinoises, n’a jamais été indépendant, même si, dans ce qui constitue aujourd’hui la RAT (Région autonome du Tibet), le dalaï-lama jouissait d’une certaine autonomie dans la gestion des affaires locales.  

 

Mais, en dernier ressort, c’est Pékin, représenté à Lhassa par un amban, qui restait le maître du jeu politique.  C’est ainsi, par exemple, qu’au milieu du 19e siècle, le régent du dalaï-lama n’a rien pu faire contre la décision de l’amban d’expulser du Tibet le missionnaire français Évariste Huc.   Et au siècle précédent, en 1720, si les Chinois interviennent au Tibet, chassent les Népalais (…), c’est bien pour maintenir l’intégrité territoriale de la Chine.

En 1913, écrivez-vous, le Tibet chasse les Chinois de Lhassa et proclame son indépendance.  Remarquons tout d’abord que si les Chinois sont chassés, c’est qu’ils étaient bien présents, comme garants du pouvoir de la dynastie Qing.  Quant à la déclaration d’indépendance, certains historiens, comme la tibétologue française Françoise Robin ou l’universitaire états-unien Barry Sautman, y voient simplement la rupture des liens de la relation Chö-yon qu’entretenaient la Chine mandchoue et le Tibet, du fait qu’une république chinoise avait remplacé le régime dynastique bouddhique des Mandchous. 

La portée de cette déclaration unilatérale d’indépendance est quasi nulle, n’ayant été reconnue par aucun pays, même pas par les États-Unis, comme  en atteste notamment le télégramme que Roosevelt a adressé au Guomindang en 1943 : I then said [to Churchill] that Tibet had been part of China since imperial times and it is now part of the Republic of China, which had nothing to do with Britain (publié par la Stanford University, 2009). 

Si l’on approfondit un peu la question, on s’aperçoit d’ailleurs que cette soi-disant indépendance n’était en fait qu’un protectorat britannique : c’est que la Grande-Bretagne, en partant des Indes, avait réussi, au début du 20e siècle, à s’établir au Tibet et ainsi à en desserrer les liens avec la Chine.  La jeune république de Chine, née en 1911, était alors bien incapable de faire respecter ses droits sur sa province tibétaine, car elle était malmenée par les seigneurs de la guerre ; elle allait bientôt être déchirée entre les communistes et les nationalistes et puis, en 1937, soumise à l'agression japonaise. 

 

Mais quand la Chine eut retrouvé sa puissance publique en 1949, c’est tout naturellement qu’elle a voulu reprendre le contrôle de sa province occidentale et effectivement libérer le Tibet de l’impérialisme étranger.  

Ne voir dans la récupération du Tibet qu’une agression communiste n’est pas conforme à la réalité. Pour Sun Yat-Sen, le premier Président de la République de Chine non communiste, la question tibétaine ne se posait même pas.  En simplifiant quelque peu (!) la complexité ethnique de cet immense pays, il affirmait que la Chine, comme les cinq doigts de la main, était composée de Han, de Mongols, de Mandchous, de Ouïgours et de Tibétains, ces cinq groupes étant symbolisés par cinq bandes parallèles sur le drapeau de la République de Chine de 1912 à 1928 :

Malgré les convulsions qui l’affaiblissaient, la Chine de la première moitié du 20e siècle n’a jamais cessé de considérer le Tibet comme faisant partie de son territoire : peu de temps avant la prise de pouvoir par Mao, l’ambassadeur de la Chine nationaliste exigeait encore, en mars 1947, que les drapeaux tibétains soient retirés de la salle de conférence de New Delhi sur les pays asiatiques.  Tous les traités internationaux d’avant 1950 stipulent que le Tibet fait partie de la Chine. 

Il est donc historiquement plus que contestable d'affirmer que la Chine, devenue communiste, a annexé le Tibet : elle a seulement récupéré une partie de son territoire séculaire.  Je me risque à faire remarquer que l’ICT (International Campaign for Tibet), basée à Washington, ne manque pas d’air lorsqu’elle accuse la Chine d’avoir en 1950 annexé le Tibet (soit 1.220.000 km2), alors que les États-Unis, un siècle plus tôt, à l’issue de la guerre américano-mexicaine de 1846-1848, ont pris au Mexique plus de la moitié de son territoire, soit environ … 2.400.000 km2.

Dès lors, vos expressions : des violences quotidiennes exercées par l’envahisseur chinois, la Chine envahit le Tibet, Invasion du Tibet : procédés et raisons, Mao Zedong ordonne (…) d’envahir le territoire tibétain, les vraies raisons de l’invasion, l’invasion vécue dans le contexte de la guerre froide, élargir ses frontières ont beau être ressassées à l’envi ; elles sont seulement le fruit d’une lecture de l’histoire pour le moins orientée, distillée par Dharamsala et complaisamment relayée par les innombrables officines « Free Tibet » et beaucoup d’organes de presse occidentaux faisant preuve en la matière d’un médiocre esprit critique. Quant à moi, je m’abstiens soigneusement de répercuter le discours officiel chinois, car j’ai bien conscience que la Chine communiste a commis de lourdes fautes dans la gestion de la question tibétaine avant, pendant et après la Révolution culturelle. 

 

Je ne me base que sur des témoignages dignes de foi (Alexandra David-Néel, Gonbojab Tsybichov, Serge Kœnig, etc.) et sur les travaux des chercheurs les plus sérieux, comme les anglo-saxons Melvyn C. Goldstein, A. Tom Grunfeld, Barry Sautman, Michael Parenti, Patrick French, Donald S. Lopez, Robert Barnett, ou de langue allemande comme Victor Trimondi, Ingo Nentwig, Colin Goldner ou Albert Ettinger, les intellectuels français (d’un pays revendiquant sa laïcité) restant paradoxalement en grande majorité fascinés par le dalaï-lama (parfait symbole de théocratie)… 

 

Voir quelques éléments de bibliographie sur le site www.tibetdoc.eu (→ Bibliographie).  Je déplore à ce propos que le seul livre que vous ayez mentionné soit Tibet, le moment de vérité paru chez Plon en 2008 sous la signature de Frédéric Lenoir.  En fait, ce pamphlet antichinois est un ramassis d’approximations, de contre-vérités et de procès d’intention, indigne d’un intellectuel [voir critique détaillée sur le site www.tibetdoc.eu (→ Publications → Recensions)]. 

 

Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans la longue liste des œuvres de Frédéric Lenoir reprise à la fin de son dernier (et remarquable) essai intitulé La puissance de la joie, Fayard, 2015, ne figure pas la mention de Tibet, le moment de vérité, comme si l’ancien directeur du « Monde des religions » avait compris que son pamphlet risquait de lui faire perdre son crédit…  

Les raisons de la présence chinoise au Tibet

Les vraies raisons de l’invasion [disons plutôt de la récupération] sont multiples.

La première est d’ordre territorial, écrivez-vous à juste titre (voir plus haut), impliquant des considérations stratégiques et démographiques.

La deuxième est le fait que « le pays des Neiges » contient 30 % des réserves hydrauliques de la Chine (…)  C’est bien plus que cela : sans le Fleuve jaune, le Yangzi, le Mékong (= Lancang), la Salouen (= Nu) −  qui ont leur source sur le Haut Plateau tibétain −, la Chine serait encore bien plus en manque d’eau qu’elle ne l’est déjà.  Par ailleurs, la construction de barrages au Tibet, si elle permet de produire de l’électricité propre et « durable », ne modifie en rien le débit en aval des fleuves (à nuancer sans doute : tenir compte de l’évaporation).  Si, depuis quelques décennies, le cours des grands fleuves s’affaiblit dramatiquement, c’est à cause du dérèglement climatique mondial.  C’est un autre débat qui n’a rien à voir avec la présence des Chinois au Tibet.

La troisième raison est économique : le sous-sol tibétain regorge de richesses naturelles (…) Une fois admis le dogme infondé de l’indépendance du Tibet, il va de soi que le développement économique du Tibet ne peut être jugé que comme de l’exploitation coloniale (vous parlez un plus haut de nouvelles villes habitées de colons). C’est aussi l’accusation jadis formulée par les nationalistes corses à propos de l’exploitation minière sur « leur » sol ou aujourd’hui par les nationalistes écossais à propos de l’extraction du pétrole dans « leurs » eaux territoriales.  Il suffit toutefois de se rendre au Tibet pour constater que les progrès économiques profitent aussi aux populations locales et que les accusations de colonialisme ne résistent pas à une analyse dépassionnée. 

 

La Chine serait-elle le seul pays au monde qui n’aurait pas le droit d’exploiter ses richesses minières ?  Je vous renvoie à l’article Le Tibet : un trésor de minerais, publié le 25 avril 2011 sur le site www.tibetdoc.eu (→ Géograhie → Ressources), écrit par notre compatriote Jean-Paul Desimpelaere (décédé en 2013) qui connaissait bien le problème pour avoir sillonné le Tibet en tous sens (il a aussi écrit avec sa femme Élisabeth Martens, un petit livre bien documenté que je vous recommande : Tibet : au-delà de l’illusion, Aden, 2009).  Extrait de cet article : «  L’attention à l’impact écologique des mines a été sérieusement intensifiée au Tibet. Le gouvernement central demande pour commencer une étude d’incidence détaillée.

 

Les observateurs étrangers, informateurs pour la participation étrangère aux investissements, sont clairs à ce sujet : à peu près 30% du montant investi doit servir à assurer la responsabilité écologique des circonstances d’extraction (d’après  www.ressourceinvestor.com) ».  On aimerait que l’extraction du pétrole de schiste aux États-Unis et que l’exploitation au Canada des sables bitumineux fassent l’objet de précautions environnementales comparables…

Dans l’est du Tibet, on estime à 85 % la surface forestière abattue.  On accuse volontiers les Chinois de la déforestation du Tibet au détriment des pauvres Tibétains.  Mais qu’en est-il exactement ?   Je cède la plume à Jean-Paul Desimpelaere et à Élisabeth Martens, op. cit., pp. 38-39 :

« À une époque encore peu éloignée, tout le pays a dû être couvert de forêts, mais les indigènes déboisent avec acharnement.  Beaucoup de montagnes sont entièrement dénudées et croulent, menaçant d’obstruer dangereusement les vallées, tandis que les torrents, bondissant à travers les énormes éboulis, ravinent profondément les versants arides et activent la dévastation.

Ces deux phrases pourraient être tirées d’un pamphlet rédigé par le groupe ‘Free Tibet’ qui accuse les  Chinois d’engendrer des catastrophes écologiques au Tibet. Remplacez le mot ‘indigène’ par ‘Chinois’, et nous y sommes !  Mais cette citation date de 1921 ; elle vient d’Alexandra David-Néel, ethnologue de renommée internationale [Au pays des brigands gentilshommes, éd. 1933, pp. 43-44].  Dans cet extrait, elle parle d’une région située dans la province du Gansu (au nord-est du Haut Plateau), où vivent aussi des Tibétains.  Les ‘indigènes’ qu’elle décrit sont bel et bien des Tibétains.  Et pourquoi abattaient-ils des arbres ?  Pour leur usage personnel, cela va sans dire, mais aussi pour en faire du charbon de bois qu’ils vendaient comme combustible aux musulmans huis et aux Chinois Han qui vivaient dans les régions agricoles en plus basse altitude.  Mais pourquoi du charbon de bois, me demanderez-vous encore ?  Parce qu’il est impossible de faire naviguer des troncs d’arbres sur les tumultueuses rivières du Tibet. »

À titre personnel, j’ajouterai avoir été impressionné par la vaste campagne de reboisement entreprise au Tibet, notamment dans le triangle Lhassa-Shigatse-Gyantse.  Anecdote amusante concernant un autre coin du Tibet (au sud-est de Lhassa) : en longeant en voiture la rive droite du Yarlung (= Brahmapoutre) de Gonggar à Tsetang en août 2012, ma femme, qui adore prendre des photos, n’a cessé de pester, car sa vue du fleuve était tout le temps masquée par une forêt de jeunes arbres (sans doute des peupliers et des saules)…

Enfin, le Tibet semble être la zone de prédilection du nucléaire militaire et (…) de lieu de stockage de déchets radioactifs.  Il ne faut pas oublier que la Chine partage des frontières communes avec d’autres puissances nucléaires (Russie, Pakistan, Inde) et qu’elle est ceinturée de bases états-uniennes (Tadjikistan, Kirghizistan, Afghanistan, Pakistan, Inde, Bangladesh, Sri Lanka, Népal, Malaisie, Philippines, Taïwan, Corée du Sud Japon). 

Et s’il s’avère que l’altitude constitue un avantage balistique en cas de lancement d’ogives nucléaires, il n’y a rien d’étonnant que Pékin ait décidé d’en stationner un certain nombre sur le Haut Plateau.   Quant au stockage de déchets radioactifs, il s’agit là d’un problème très préoccupant, certes, mais qui n’est pas spécifique à la Chine : tous les pays ayant recours à l’énergie nucléaire y sont confrontés.

Il me paraît évident que, parmi les raisons multiples et diverses que vous citez de la présence chinoise au Tibet (territoriale, démographique, hydrographique, économique, stratégique), la première et de loin la plus importante, c’est que tout simplement le Tibet fait partie de la Chine, comme d’ailleurs en étaient tombés d’accord Mao Zedong et le jeune dalaï-lama, au lendemain de la reconquête par Pékin de ses provinces occidentales.

  

L’accord en 17 points de 1951

Pékin oblige le dalaï-lama à signer un accord en 17 points engageant le Tibet à renoncer à sa souveraineté.  Vous oubliez de mentionner que, de son côté, la Chine reconnaissait, par cet accord, le droit à l'autonomie régionale et le maintien du système politique et du statut du dalaï-lama, la liberté religieuse et le maintien des revenus du clergé bouddhiste.    Quant à l’accusation de contrainte, c’est une fable à laquelle, huit (!) ans après la signature,  le dalaï-lama a donné foi comme prétexte à sa dénonciation de l’accord (voir Melvyn C. Goldstein, A History of Modern Tibet, vol. 2: A Calm before the Storm, 1951-1959, p. 106-107).  

Cet accord a d’ailleurs été respecté pendant plusieurs années.  Vous écrivez : Pendant 9 années [un peu moins, en fait], les deux pays [disons plutôt les deux parties] coexistent difficilement.  Ce n’est pas tout à fait vrai, comme le mentionne, en témoin privilégié, le Tibétain Tashi Tsering : « Les cinq ou six premières années après l’entrée des Chinois au Tibet en 1951 avaient été une sorte de lune de miel »  (Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010, p. 69, traduction française d’André Lacroix de The Struggle for Modern Tibet. The Autobiography of Tashi Tsering par Melvyn Goldstein, William Siebenschuh et Tashi Tsering, éd. Sharpe, 1997).  Il est donc inexact d’affirmer que la souffrance du peuple tibétain est permanente depuis 1950.

Il ne faut d’ailleurs pas oublier que le dalaï-lama et le panchen-lama ont été très bien reçus à Pékin à la fin de l’été 1954 et qu’ils ont passé plusieurs mois à visiter la Chine en tous sens.  Le 16 septembre, le dalaï-lama a été invité à prendre la parole lors de la 1ère session du Congrès national du Peuple et il a même été élu vice-président du Comité permanent du Congrès national du Peuple.  C’est seulement après son retour au Tibet au printemps 1955 que l’admiration du jeune dalaï-lama pour Mao et les réalisations de la RPC a commencé à être méchamment érodée par les dignitaires du Potala, nostalgiques de l’Ancien Régime.  

 

Ah ! si le 14e dalaï-lama avait pu s’en affranchir et avait osé leur dire non, l’histoire du Tibet moderne aurait été toute différente.  Mais on ne refait pas l’histoire.  Le dalaï-lama a beau se définir comme « un marxiste en robe bouddhiste » (in Le Nouvel Observateur, 18/01/2008), on doit bien constater que son virage anticommuniste n’a pas facilité les choses, pas plus, soyons de bon compte, que l’athéisme militant de la RPC, qui a mis du temps à reconnaître qu’un État laïc se doit de respecter les différentes confessions.

La coexistence somme toute harmonieuse entre les soldats de l’APL (Armée populaire de Libération) et la population de Lhassa n’aura finalement pas duré.  Les choses ont commencé à se gâter lorsque dans les territoires limitrophes du Tibet proprement dit, essentiellement dans le Sichuan abritant une importante minorité tibétaine, territoires qui n’étaient pas concernés par l’Accord en 17 points, Pékin a voulu mettre en œuvre une réforme agraire radicale, laquelle a été vivement combattue par les grands propriétaires, tant monastiques que laïcs, qui n’ont pas hésité à prendre les armes. 

 

Les habitants de l’ouest-sud-ouest du Sichuan, les redoutables Khampas n’en étaient d’ailleurs pas à la première révolte de leur histoire.  Pékin a réagi militairement, en bombardant notamment les monastères de Litang et de Batang, ce qui a provoqué l’exode à Lhassa de centaines de réfugiés revanchards, qui n’ont pas été pour rien dans la détérioration des relations entre la population et les soldats chinois, dont Tashi Tsering nous dit qu’« ils n’auraient rien pris aux gens, pas même une aiguille » (op. cit., p. 53).

La suite, on la connaît :

Le soulèvement de 1959, la fuite du dalaï-lama et la résistance « pacifique »

Le 17 mars 1959, le dalaï-lama, dont la vie est menacée, quitte Lhassa (…) 

Tout d’abord, cette prétendue menace exercée par les Chinois sur le dalaï-lama, de même d’ailleurs qu’un soi-disant bombardement du Norbulingka (le palais d’été) qui aurait été réduit à une « ruine fumante », ne sont rien d’autre que des mensonges forgés après coup par le dalaï-lama et/ou son entourage, comme le démontre clairement Tom Grunfeld (aux pages 136-137 et 176-177 de The Making of Modern Tibet) Les Chinois n’avaient aucun intérêt à voir partir le dalaï-lama qui restait son partenaire privilégié dans une discussion sur l’avenir du Tibet.

Maintenant que les archives britanniques et états-uniennes sont accessibles, on ne peut plus s’en tenir à une version tronquée des événements de 1959.   S’il est vrai que le 10 mars 1959, des dizaines de milliers de Tibétains descendent dans les rues de Lhassa, cela n’a sans doute été qu’un accélérateur du départ du dalaï-lama qui avait été décidé et préparé de longue date.

Ce qui s’est effectivement passé, c’est que, le 17 mars 1959, le dalaï-lama a pris la fuite, sous la protection de la CIA qui lui a parachuté provisions et argent tout en mitraillant les positions chinoises (voir, notamment, T.D. Allman, A Myth foisted on the western world in Nation Review, January, 1974).  Pour réaliser son film « Tibet : la vérité », le documentariste américain Chris Nebe a pu mettre la main sur des images top secret filmées par la CIA, montrant le dalaï-lama « en train de se déplacer librement sur le Plateau tibétain avec son entourage en direction de l’Inde, de franchir sans problème la frontière et d’être accueilli par des centaines de journalistes occidentaux transportés là par la CIA pour une conférence de presse sur sa fuite de la Chine communiste » (interview reprise par French Xinhua, 31/08/2015).

Et cette fuite avait été soigneusement programmée.  Dès 1950, les dignitaires tibétains avaient eu soin de planquer l’immense trésor du Potala dans les caves du maharadja du Sikkim (cf. Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, p. 72-73).  En 1951, l’ambassadeur des États-Unis à Delhi avait écrit au jeune dalaï-lama : partez du Tibet, nous vous donnerons de l’argent pour vous et 100 personnes de votre suite et nous soutiendrons une résistance armée (Melvyn Goldstein, A History of Medern Tibet, Volume II, 1951-1956, pages 231-232).   

 

Au printemps 1957, un premier groupe de Khampas ont été transférés par la CIA sur l’île de Saipan (archipel des Mariannes) où ils ont bénéficié pendant six mois d’une formation militaire et d’espionnage.  En 1958 ils ont été parachutés, avec armes et munitions, au-dessus de la Chine pour renforcer les groupes rebelles (voir notamment Albert Ettinger, Kampf um Tibet, éd. Zambon, 2015, pp. 181 et ss.).

De 1959 à 1964, des résistants tibétains ont été secrètement entraînés au Camp Hale (dans le Colorado).  Même si les opérations militaires auxquelles ils se sont livrés n’ont pas eu le succès escompté, le 14e dalaï-lama en attendait beaucoup, comme en témoigne la photo ci-dessous :

[Le dalaï-lama, inspectant les “forces tibétaines” en Inde, en 1972. La SFF (Special Frontier Force) est une unité paramilitaire indienne, composée principalement de réfugiés tibétains].

On sait aujourd’hui que les commandos tibétains, auteurs de quelques raids et de quelques sabotages, n’ont pas été très efficaces dans leurs tentatives de reconquête du territoire.   Pour qu’une telle opération réussisse, il manquait deux conditions sine qua non : l’appui des populations tibétaines au Tibet même et l’appui des puissances occidentales.  Or, malgré les erreurs dramatiques de Pékin dans la gestion des régions tibétaines (persécution de moines, famines, etc.), la majorité des Tibétains n’avait aucune envie de restaurer l’ancien régime théocratique. 

Quant aux grandes puissances occidentales (qui n’ont jamais reconnu l’indépendance du Tibet proclamée par le 13e dalaï-lama), elles ont compris – États-Unis en tête – que, plutôt que de soutenir une invasion du Tibet vouée à l’échec, il était plus rentable pour elles, et spécialement pour les États-Unis, de transformer la question tibétaine en abcès de fixation sur les flancs du colosse chinois, d’abord dans le contexte de la guerre froide et ensuite, dans le contexte d’une guerre commerciale et géostratégique, en privilégiant l’aide financière par rapport au soutien militaire.

Avec l’ouverture des archives, plus personne ne peut ignorer les sommes énormes que la CIA a versées pendant quinze ans au dalaï-lama et à sa suite ; à partir de 1974, la relève a été assurée avec une même générosité par le NED (National Endowment for Democracy), une ONG états-unienne dont le budget est alimenté par le Congrès (voir notamment l’article de Michael Barker Democratic Imperialism : Tibet, China and the NED, mis en ligne le 13/08/2007 sur le site canadien « Global Research ») .

Par ailleurs, s’il est vrai qu’il [le dalaï-lama] obtient l’asile politique à Dharamsala, dans le nord de l’Inde, Il faut savoir que l’accueil sur le sol indien de milliers de réfugiés tibétains a fait l’objet d’un marchandage sordide conclu entre Eisenhower et Nehru : l’Inde acceptait sur son sol le dalaï-lama et sa suite ; en contrepartie, les États-Unis octroyaient à 400 ingénieurs indiens une bourse d’études afin qu’ils s’initient à la technologie nucléaire aux États-Unis (d’après William Corson, major américain, responsable des négociations de l’époque, Press Trust of India, 10/08/1999). 

 

En 1974, la première bombe atomique indienne reçut le surnom cynique de Smiling Buddha (Bouddha souriant) (d’après Raj Ramanna, ancien directeur du programme nucléaire de l’Inde, 10/10/1997, Press Trust of India).   Le Comité Nobel norvégien ne pouvait ignorer ces faits : cela ne l’a pas empêché en 1989 d’octroyer le prix Nobel de la Paix au 14e dalaï-lama, lequel s’est empressé dix ans plus tard de plaider (avec Margaret Thatcher et Jean-Paul II) pour la libération de Pinochet et d’approuver en 2003 l’invasion de l’Irak par son ami George W. Bush…

On ne peut donc que s’inscrire en faux contre votre affirmation, relative à l’arrivée du dalaï-lama en Inde le 31 mars 1959 : Dès ce moment, le dalaï-lama et la communauté tibétaine entament une opposition pacifique à l’invasion.

La douloureuse parenthèse de la Révolution culturelle

Personne ne conteste, même pas en Chine, que la Révolution culturelle a été une page sombre de l’histoire de la RPC.  Chez nous, contrairement à de nombreux intellectuels fascinés par le Petit Livre rouge dans le climat de mai 68, notre illustre compatriote Simon Leys a très tôt compris que ladite Révolution culturelle n’avait « de révolutionnaire que le nom et de culturel que le prétexte tactique » (voir Les Habits neufs du président Mao, 1971).  Sur toute la Chine, et pas seulement au Tibet, les Gardes rouges se sont livrés à des actes hautement condamnables en s’en prenant à l’élite intellectuelle. 

 

Mais ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que ce mouvement, condamnable certes, n’était nullement raciste et n’était en rien dirigé contre les minorités ethniques.  Quand vous écrivez que le 6 août 1966, les soldats chinois commencent le pillage des temples, vous oubliez de mentionner que, parmi les auteurs de ces actes de vandalisme et d’iconoclastie, il y avait pas mal de Gardes rouges tibétains qui ont profité de la situation troublée pour se venger de l’humiliation séculaire imposée par le pouvoir théocratique, en détruisant des temples et des monastères, comme l’avaient fait deux siècles plus tôt les paysans français en incendiant des églises et des abbayes.

Vous écrivez aussi que depuis 1996, les religieux tibétains subissent des séances de rééducation.  Je ne conteste pas l’existence de ces séances, dont j’ajoute qu’elles ne sont probablement pas un modèle de psychopédagogie.  Mais je fais remarquer qu’elles sont destinées aux monastères qui sont devenus des foyers d’agitation politique et pas à ceux qui sont restés des maisons d’étude et de prière ; aliis verbis, ces séances n’auraient aucune justification si certains moines, essentiellement hors RAT, ne se livraient pas à des agissements et à des prêches qui les font percevoir par les autorités politiques comme des partisans d’une sécession incompatible avec l’intégrité territoriale de la Chine et comme des militants d’un État théocratique incompatible avec la laïcité d’un État moderne.

  

Les émeutes de 2008

En 2008, suite aux émeutes, une grande partie du Tibet est interdite d’accès aux journalistes.  C’est vrai, mais c’est un peu court.  Il y a eu bien d’autres émeutes, comme, par exemple, celles qui ont éclaté en 1987, à la suite de la tournée du dalaï-lama aux États-Unis ayant servi de détonateur à de nouvelles velléités indépendantistes et entraînant en 1989 l’instauration de la Loi martiale.

Mais surtout, que s’est-il passé en 2008 ? 

La première immolation, écrivez-vous, est survenue quelques mois seulement après l’échec des négociations en 2008, alors que sévissait une forte répression sur l’ensemble du Tibet. Pourquoi cette forte répression ?  Il aurait fallu, me semble-t-il, rappeler que le 14 mars 2008, dans la perspective des JO de Pékin, des émeutes d’une extrême violence ont éclaté à Lhassa.  Ce jour-là, des Tibétains ont sauvagement assassiné une vingtaine de Han et de Hui (musulmans) et en ont blessé quelque trois cents autres.  Des personnes ont été brûlées vives, d’autres ont été battues à mort, déchiquetées au couteau ou lapidées.  Les armes utilisées étaient des cocktails Molotov, des pierres, des barres d’acier, des poignards et des couteaux de boucher.  De nombreux commerces et édifices publics ont été saccagés et incendiés.   Tous les témoignages des étrangers présents sur place attestent de la gravité des faits.

 

Lire, notamment, l’article de Peter Franssen, 5 questions à propos du soulèvement au Tibet, 19/07/2008, sur le site www.tibetdoc.eu  (→ Conflits → Incidents, mars 2008) ou le blog de Martine Bulard du Monde diplomatique (30/04/2008).  Est toujours visible sur le net une vidéo de Dailymotion particulièrement explicite : on peut même apercevoir quelques moines parmi les émeutiers. 

 

Le paradoxe veut que ces images et ces témoignages accablants pour les hooligans tibétains aient rapidement disparu des écrans des médias occidentaux, qui se sont empressés de se braquer sur la forte répression qui a suivi.  Que cette répression ait été forte, c’est certain, voire même disproportionnée, c’est possible.  C’est aussi ce que l’on a reproché à George Bush père après les émeutes de Los Angeles en 1992…

Les immolations par le feu

Depuis 2009, au moins 140 personnes se sont immolées par le feu.  Beaucoup de victimes n’avaient qu’une vingtaine d’années, et le plus jeune n’avait que 15 ans.

Loin de moi l’idée de banaliser cette vague dramatique : n’y aurait-il eu qu’une seule immolation, ce serait une de trop.  Mais il est à tout le moins permis de replacer ces incidents malheureux dans leur contexte. 

 

C’est ce que j’ai essayé de faire, sur le site www.tibetdoc.eu, en mettant notamment en avant :

- primo, le lien entre les immolations et une certaine grogne sociale, récupérée à des fins indépendantistes.  Ce n’est pas un hasard si 95 % (au moins) des immolations ont eu lieu dans une zone à cheval sur le Qinghai, le Gansu et le Sichuan, où subsistent des poches de pauvreté et où les monastères ont poussé comme des champignons, et seulement 5 % (au plus) en RAT (Région autonome du Tibet) en plein essor économique et où les relations entre les monastères et le pouvoir sont largement pacifiées ;

secundo, le partage des responsabilités dans ce gâchis humain.  Si le dalaï-lama demandait lui-même l’arrêt des immolations, son appel pourrait être suivi.  Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Robert Barnett (dans Le Soir du 13/11/2012), ce grand tibétologue dont on connaît les positions extrêmement critiques vis-à-vis de la politique de Pékin.   Aux Chinois qui l’accusent d’orchestrer les immolations, le dalaï-lama serait bien inspiré de répondre autrement que par un silence qui devient assourdissant.

À cet égard, les immolations d’adolescent(e)s sont spécialement problématiques : il est tellement facile d’influencer de jeunes esprits pour n’importe quelle cause.  Je suis à la fois triste et révolté en constatant que, de l’extérieur et sans qu’il leur en coûte, des « responsables » politico-religieux tibétains entretiennent des fantasmes indépendantistes au nom desquels des enfants se sacrifient.

Les résistances d’un peuple

Un mouvement de résistance souterrain est apparu en 2008.  Celui-ci, autonome et populaire, touche tous les Tibétains.  Il est connu sous le nom de Lhakar (…)  les Tibétains se servent de leurs choix individuels et de leurs activités quotidiennes pour conquérir plus d’espace social, politique et économique (...)  Pour la première fois depuis des décennies, les Tibétains redécouvrent que la culture peut sauver la politique (…)

Tout d’abord, on ne peut que se réjouir quand des gens, où qu’ils soient dans le monde, décident de prendre leur sort en main.  Le mouvement Lhakar n’aurait sans doute pas détonné dans le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent.

Quant à affirmer qu’il touche tous les Tibétains, j’en doute très fort. Seuls en parlent des organes de presse, comme la Tibetan Political Review ou TIBET-info.net qui ne cachent pas leur sympathie pour les thèses des exilés, ni leur déni de toutes les réalisations positives au Tibet même, pourtant évidentes à qui se rend sur place. 

Car l’insistance sur la culture au Tibet comme moteur de la vie en société n’est pas une découverte récente : des milliers de Tibétains du Tibet – dont mon ami Tashi Tsering décédé en décembre 2014 − n’ont pas attendu 2008 pour se lancer vigoureusement dans la promotion de la culture tibétaine au sein de la République populaire de Chine.  Comment, sinon, comprendre qu’aux dires mêmes de Robert Barnett, les Tibétains du Tibet ont une vie culturelle plus développée que leurs compatriotes exilés (Thunder for Tibet, compte rendu du livre de Pico Iyer, The Open Road: The Global Journey of the Fourteenth Dalai Lama, Knopf, in The New York Review of Books, vol. 55, number 9, May 29, 2008) et que l’historien tibétain Tsering Sakya a pu dresser un tableau détaillé de la vitalité de la culture tibétaine du Tibet (peinture, littérature, historiographie, presse, télévision, éducation  (Voir son interview donnée en 2008 à la « New Left Review » sur le site www.tibvetdoc.eu (→ Enjeux internationaux → Géopolitique) ?

On touche ici du doigt la fausseté de l’accusation sans cesse rabâchée par le dalaï-lama de « génocide culturel ».

La langue tibétaine menacée ?

Depuis 2012, l’enseignement de la langue chinoise est imposé dans toutes les écoles de la « Région Autonome du Tibet ». 

Et alors ?  Votre présentation de la réalité linguistique au Tibet me paraît à tout le moins singulière.  Auriez-vous oublié que le tibétain est obligatoirement enseigné dans toutes les écoles primaires du Tibet, le chinois y étant considéré comme seconde langue ?  Quand la poétesse militante Tsering Woeser croit que le gouvernement chinois utilise l’éducation pour couper la prochaine génération de son identité tibétaine, n’est-ce pas là un bel exemple de procès d’intention fait à la Chine ?  Il n’est pas acceptable que les nostalgiques de l’Ancien Régime tibétain − caractérisé par un analphabétisme frisant les 95 % de la population − ne veuillent pas reconnaître les efforts réels des autorités pour défendre et promouvoir la langue tibétaine en rendant son enseignement obligatoire pour tous les garçons et les filles

Sans doute estiment-ils que c’était mieux au bon vieux temps quand l’apprentissage du tibétain se limitait à la mémorisation de mantras par une infime minorité de garçons

Comment admettre qu’en France, par exemple, on accuse régulièrement la Chine de génocide culturel et linguistique au Tibet, alors que, le breton a été longtemps considéré comme « la langue des oies et des cochons » (voir Pierre-Jakez HéliasLe Cheval d'orgueil) et qu’aujourd’hui encore le maire d’une commune corse ne peut pas utiliser la langue corse pour marier ses concitoyens, au contraire des chefs de village tibétains pour qui le tibétain est une langue officielle reconnue ?

Il est vrai que, comme de nombreuses langues de par le monde, le tibétain souffre d’un réel handicap : le fait d’être minoritaire. On peut même dire que le tibétain est hyper-minoritaire : les locuteurs tibétains ne sont que 0,4 % de la population totale de la Chine.  Et pourtant, selon Barry Sautman de l’Université des Sciences et Techniques de Hong Kong, le maintien de la langue chez les Tibétains tranche même avec l’érosion des langues dans les régions marginales des États occidentaux réputés pour leur politique tolérante.  En rendant obligatoire l’enseignement du tibétain dans toutes les écoles primaires, les autorités contribuent largement à son maintien.   

 

Autre coup de pouce donné au tibétain depuis un demi-siècle : l’obligation scolaire a généralisé l’usage du dialecte de Lhassa qui ‒ un peu comme l’Algemeen Beschaafd Nederlands pour les Flamands ‒ permet aujourd’hui à la majorité des Tibétains de se comprendre, alors que, dans un passé pas si lointain, ce n’était pas le cas, par exemple, entre un habitant du Kham et un habitant de l’Amdo ‒ comme ce n’était pas le cas entre un habitant du Limbourg et un habitant de Flandre occidentale. Par rapport aux 81 langues minoritaires recensées en Chine, le tibétain a aussi l’immense avantage, comme un tiers d’entre elles, d’être une langue écrite, ce qui augmente considérablement ses chances de survie (et de développement).

 

Alors que, d’après l’UNESCO, une langue dans le monde disparaît en moyenne toutes les deux semaines, les défenseurs de la langue tibétaine ont de bonnes raisons d’être optimistes.

Toutefois, comme partout dans le monde où existent des langues minoritaires, les défenseurs du tibétain doivent rester vigilants, comme Tashi Tsering par exemple qui, en janvier 2007, a protesté vigoureusement auprès des députés de la RAT contre la trop faible place accordée à la langue tibétaine dans l’enseignement supérieur et dans l’administration.  Et l’on ne peut que saluer le fait que dans plusieurs régions du Tibet, jeunes et vieux s’engagent à parler un tibétain inaltéré en bannissant les mots chinois de leur vocabulaire (…) »  Il serait amusant de lire un jour, sous la plume d’un journaliste chinois que, « dans plusieurs régions de la francophonie, jeunes et vieux s’engagent à parler un français inaltéré en bannissant les mots anglais de leur vocabulaire. » 

Pourquoi, de plus, considérer que l’usage du chinois dans certains cours de l’enseignement supérieur au Tibet serait davantage condamnable que l’usage de l’anglais dans le troisième cycle de nos universités belges ?  

Il est en tout cas proprement mensonger de continuer à parler de « génocide culturel » au Tibet.  On trouverait facilement dans le monde des centaines de minorités qui pleureraient pour être « victimes » d’un tel « génocide culturel ».   

Le travailleur tibétain discriminé et l’équilibre démographique menacé ?

L’accusation de « génocide culturel » ne résistant pas à l’analyse de la situation réelle, on voit aujourd’hui se développer une autre accusation, toute aussi sujette à caution : le Tibet  serait victime d’une espèce de « génocide démographique ».  Je vous cite : La déportation massive de colons chinois (principalement le peuple Han majoritaire en Chine) a dépassé le nombre d’habitants tibétains.  Ils seraient aujourd’hui plus de 7 millions contre 6 millions de Tibétains.  Le travail manque et, s’il y en a, un Chinois sera privilégié par rapport à un Tibétain.  

Je ferais d’abord remarquer que le terme « déportation », qui évoque des événements de sinistre mémoire, est particulièrement mal choisi.  Ce qui s’est passé en fait au Tibet, c’est que le gouvernement chinois a encouragé des travailleurs Han (techniciens, économistes, juristes, commerçants, enseignants, etc.), moyennant des avantages pécuniaires, à consacrer une certaine partie de leur vie à contribuer au démarrage économique d’un territoire en net retard de croissance. 

Beaucoup d’entre eux retournent en Chine intérieure une fois leur contrat terminé, d’autant plus volontiers que, contrairement aux Tibétains, ils ne sont pas adaptés génétiquement au mal d’altitude.  Plusieurs chercheurs actuels proposent par ailleurs que désormais le flux migratoire des Han au Tibet soit étudié non plus en tant qu’intention politique délibérée mais comme un fait migratoire comme il en existe tant d’autres et sur une base sociologique (voir la recension de Fabienne JAGOU de l’ouvrage collectif Contemporary Tibet : Politics, Development and Society in a Disputed Region, sur le site du CEFC, Centre d’études français sur la Chine Contemporaine, 1997).

Il n’en reste pas moins vrai que les travailleurs chinois sont généralement plus qualifiés que leurs collègues tibétains, ce qui leur donne un avantage sur le marché du travail.  Il faut bien se souvenir que la bataille contre l’analphabétisme n’est pas encore terminée au Tibet.  Cela tient d’abord aux conditions géographiques qui rendent très difficiles la création et l’entretien d’écoles dans des hameaux isolés à plus de 4 000 mètre d’altitude. 

 

Mais le retard des Tibétains en matière d’éducation s’explique surtout par le poids historique de l’establishment socioreligieux hostile à l’école moderne, ayant réussi pendant des siècles à persuader des millions de paysans qu’ils n’avaient qu’à travailler la terre.  On n’efface pas en soixante ans un millénaire d’obscurantisme.  Si le Tibet a pu, pendant des siècles, conserver une remarquable culture philosophico-théologico-mystique, il faut bien reconnaître que dans le domaine des sciences et des techniques, il a accusé un retard considérable sur la Chine intérieure. 

 

Mais ce retard est en train de se combler : les Tibétains apprennent vite.  Que ce soit en ingénierie, en informatique, en industrie du tourisme, en horticulture, dans le commerce, dans les énergies alternatives, dans l’enseignement, etc., on voit de plus en plus de jeunes Tibétain(e)s travailler au développement économique de leur région, main dans main avec leurs cllègues chinois et non écrasés sous leur nombre comme essaie de le faire croire la propagande antichinoise.

Combien y a-t-il de Han au Tibet ?  Il faut distinguer la RAT (que Goldstein appelle le « Tibet politique » car les dalaï-lamas y jouissaient sous l’Ancien Régime d’une certaine autonomie dans la gestion des affaires courantes) et les régions limitrophes à forte minorité tibétaine, à savoir : une très grande partie du Qinghai + des préfectures ou des comtés autonomes tibétains faisant partie des provinces du Gansu, du Sichuan du Yunnan (que Goldstein appelle le « Tibet ethnographique ») où les dalaï-lamas n’ont jamais eu le moindre pouvoir et dont les populations « avaient parfois plus de relations avec leurs voisins chinois qu’avec le Tibet central » (selon le tibétologue britannique Sam van Schaik, Tibet : A History, Yale University Press, 2013, p. xvii).  Ces « deux » Tibet forment ce que Dharamsala appelle le « Grand Tibet » ou « Tibet historique ».

En se basant sur les recensements officiels ainsi que sur les études les plus sérieuses, on en arrive grosso modo aux chiffres (très arrondis) repris dans le tableau ci-dessous.

Deux remarques générales s’imposent avant de lire le tableau :

* Primo, les statistiques officielles ne tiennent pas compte des contingents militaires, ni des travailleurs saisonniers, ni des touristes.

* Secundo, ces chiffres globaux masquent des divergences notoires par sous-régions.  Ainsi, par exemple :

- la proportion de Han : 65 % (dans la Préfecture autonome mongole et tibétaine de Haixi faisant partie de la province du Qinghai) tombe à 2 % (dans la Préfecture de Shigatse en RAT) ;

- les « autres » (ni Han ni Tibétains) représentent 50,5 % de la Préfecture autonome tibétaine de Dêqên dans la province du Yunnan mais seulement 0,4 % dans la Préfecture de Nagqu en RAT ;

- les Tibétains ne comptent que pour 12,2 % dans la Préfecture autonome de Haixi mais leur proportion grimpe à 97,5 % dans la Préfecture de Nagqu.

(d’après Isabelle ATTANÉ, in « Outre-Terre », 2009/1, n° 21)

TIBÉTAINS

HAN

AUTRES

TOTAL

RAT ou

« Tibet politique »

2 700 000

90 %

   200 000

7 %

  100 000

3 %

 3 000 000

100 %

TERRITOIRES LIMITROPHES ou

«Tibet ethnographique »

3 000 000

   ≥ 43 %

3 000 000

     ≥ 43 %

1 000 000

     ≤ 16 %

 7 000 000

100 %

ENSEMBLE dit « Grand Tibet »

ou « Tibet historique »

5 700 000

57 %

3 200 000

32 %

1 100 000

11%

10 000 000

100 %

Remarques complémentaires

* En RAT

S’il est vrai qu’à Lhassa-ville, il doit y avoir autant de Han que de Tibétains, cette proportion de Han tombe à 25 % dans la préfecture de Lhassa (presque aussi grande que la Belgique)  et n’est plus que de 7 % sur l’ensemble de la RAT.

Parmi les ethnies minoritaires de la RAT, on compte principalement des Monba et des Hui (dits « arabo-musulmans ») qui peuvent librement exercer leur culte (il y a deux mosquées principales à Lhassa).

* Hors RAT

Parmi les 3 millions de Han, une partie importante y est implantée depuis des siècles, surtout dans les vallées de moindre altitude, s’adonnant traditionnellement à l’agriculture et au commerce.

Il faut aussi savoir que le « Tibet ethnographique » est un patchwork de minorités ethniques : Hui, Qiang, Yi, Lisu, Naxi, Tu, Nu, Salar, Mandchous, Mongols (dits « turco-chinois »), etc. : ce fait incontestable suffit à démonter l’outrecuidance de la thèse indépendantiste (ou « autonomiste poussée ») voulant constituer un territoire à part, un « Grand Tibet » bouddhiste régi par le Dharma, ce qui entraînerait l’exode de centaines de milliers d’autochtones dont l’originalité culturelle et religieuse est aujourd’hui protégée par la république chinoise laïque. 

* Hors « Grand Tibet », mais en RPC

Signalons que la population tibétaine enregistrée à Chengdu, capitale du Sichuan, dépasse 30 000 habitants, auxquels s’ajouteraient 150 à 200 000 Tibétains y vivant de façon régulière mais sans permis de résidence. Une goutte d’eau dans cette métropole de 14 millions d’habitants, mais la plus grosse concentration de Tibétains hors régions tibétaines, peut-être même la deuxième ville tibétaine par la population après Lhassa (d’après le site « L’OBS avec Rue 89 », 25/04/2013).

* Hors « Grand Tibet » et hors RPC

Sur une carte (avec noms en allemand), reproduite sur Wikipédia, les limites du  « Grand Tibet » sont encore élargies à un « espace culturel tibétain » (Tibetischer Kulturraum) englobant carrément, d’ouest en est, l’Aksai Chin (territoire contesté aux confins du Tibet, du Pakistan et de l’Inde, administré par la Chine au sein du Xinjiang), le Ladakh (c.-à-d. la partie orientale de l’État indien de Jammu et Cachemire), le district de Lahul et Spiti (faisant partie de l’État indien d’Himachal Pradesh), le district de Dolpo et celui du Mustang, ainsi que la région de Khumbu (faisant partie du Népal), l’ancien royaume du Sikkim devenu un État de l’Inde en 1975, et le Bhoutan. Curieusement cette carte − non référenciée − n’inclut dans l’« espace culturel tibétain » qu’un seul district (Tawang) de l’Arunachal Pradesh, cetÉtat du nord-est de l'Inde, pourtant revendiqué par la Chine comme faisant partie de la Région autonome du Tibet

* La diaspora tibétaine

Pour être complet, il faut encore mentionner les exilés tibétains et leurs descendants, c’est-à-dire la diaspora tibétaine  − que la poétesse tibétaine Tsering Woeser appelle le « Tibet extérieur » (in Immolations au Tibet, La Honte du monde, p. 12, n. 4).  On peut estimer le nombre de tous ces exilés à quelque 150 000.  La plupart d’entre eux résident en Asie (Inde, Népal, Bhoutan, Taïwan, Japon), mais on en trouve aussi en Europe (Suisse, Scandinavie, Royaume-Uni, Allemagne, Benelux), en Australie et Nouvelle-Zélande, et en Amérique du Nord (au Canada et surtout aux États-Unis où ils obtiennent assez facilement la « green card »).

De toutes ces considérations, il s’avère que la population tibétaine dans son ensemble doit atteindre, sinon dépasser, 6 millions.

Ils [les Han] seraient aujourd’hui plus de 7 millions contre 6 millions de Tibétains.  Cette affirmation n’a aucune base sérieuse, même si elle est répétée en boucle par l’ « Océan de Sagesse » comme on appelle le dalaï-lama.  Le thème des « Tibétains en minorité dans leur propre territoire », abordé pour la première fois en 1987 par un certain J. F. Avedon, a beau être ressassé dans toutes les langues occidentales : il n’en est pas moins une farce statistique (a statistical trick) selon la formule de Barry Sautman (Tibet: Myths and Realities, p. 280 ), une farce qui a consisté à ajouter à la somme des habitants quelques millions de Han vivant depuis des siècles dans la région de Xining située hors du « Grand Tibet ».

 

Le paradoxe veut que cette tricherie consistant à insérer sur des cartes géographiques la Ville-préfecture de Xining se retrouve chez des auteurs pas forcément « dalaïstes » (comme C. Deweirt, M. Massé et M. Monniez dans leur excellente présentation du Tibet publiée parmi « Les guides peuples du monde », pp. 8-9)) et que, a contrario, une auteure farouchement antichinoise et dévouée au dalaï-lama comme Tsering Woeser (op. cit., p. 5) reproduise une carte tout à fait correcte, excluant nettement Xining du « Grand Tibet ».  Autre paradoxe : certains auteurs n’hésitent pas à partir de chiffres corrects pour leur faire dire le contraire de la réalité, comme Isabelle Attané (citée plus haut) qui reproduit un tableau indiquant clairement que les Han restent nettement minoritaires, mais qui n’en intitule pas moins son article La population tibétaine entre imprégnation et marginalisation.   Comprenne qui pourra !

En résumé : l’accusation de  « génocide démographique » ne tient pas plus la route que l’accusation de « génocide culturel ».  Reste alors l’accusation la plus brutale et la plus basique de « génocide physique ».

Plus d’un million de victimes tibétaines ?

Plus d’un million de Tibétains seraient morts sous la répression chinoise.  Voilà bien une autre fable qui ne résiste pas à l’analyse.

Selon le crédo des indépendantistes tibétains,  l’ « invasion chinoise » aurait provoqué la mort d’1 200 000 Tibétains.   Même si, comme ce fut le cas lors de la Révolution française, le renversement de l’Ancien Régime tibétain ne s’est pas fait sans effusion de sang, ce chiffre d’1 200 000 victimes, apparu pour la première fois en 1984 et ressassé depuis usque ad nauseam, est complètement aberrant.   

 

En effet, il n’y a eu quasiment pas de morts lors de la ré-annexion du Tibet dans les années 1950 ; par contre, lors de la rébellion de 1959, il y en a eu des milliers selon diverses sources (ex-rebelles, ex-officiers de la CIA) et encore quelques milliers durant la Révolution culturelle (1966-1976) qui a vu s’affronter deux factions (d’après Melvyn Goldstein, On the Cultural Revolution in Tibet, 2009).   

À ce tableau, il faut ajouter ceux qui sont morts de faim, sans distinction d’ethnie, au Qinghai et au Sichuan du fait des conséquences désastreuses du « Grand Bond en avant » (1958-1960) ; des études sérieuses estiment, par exemple, à plusieurs dizaines de milliers le nombre de décès dus à la famine au Qinghai, mais le Tibet proprement dit a échappé à ce fléau.

La population tibétaine globale, estimée à quelque 2 500 000 dans les années 50 avoisine aujourd’hui les 6 000 000 : comment cet accroissement spectaculaire aurait-il pu avoir lieu si le prétendu génocide avait eu lieu ?  Cela prouve à suffisance que nous sommes en présence d’une formidable mystification.  

En 1999, le journaliste Patrick French est allé sur place à Dharamsala pour enquêter sur les allégations des indépendantistes tibétains ; il y a constaté que leurs chiffres avaient été systématiquement manipulés, ce qui l’a décidé à démissionner de la présidence de Free Tibet (Voir P. French, Tibet, Tibet: A Personal History of a Lost Land, 2003, traduit en français : Tibet, Tibet Une histoire personnelle d'un pays perdu, Albin Michel, 2005).

 Le politologue Barry Sautman a lui aussi démontré que ces chiffres avaient été inventés de toutes pièces : selon les autorités tibétaines en exil, il y aurait eu très précisément : 156 758 personnes exécutées,  432 067 tombées sur le champ de bataille, 413 151 mortes de faim, 92 931 décédées sous la torture, 174 138 dans les camps et, le comble, très exactement 9 002 suicides (Chiffres fournis par le « gouvernement tibétain en exil » et repris par B. Sautman dans "Demographic Annihilation" and Tibet in Contemporary Tibet, p. 237).   Outre que les Tibétains n’avaient pas l’habitude de recenser les nouveau-nés ni de compter les morts, on mesure le caractère entièrement fictif de ces curieuses précisions quand on sait que le Tibet était alors sous surveillance chinoise et que les chiffres émanent du « gouvernement tibétain en exil »

Si besoin en était encore, la pyramide des âges confirme qu’il n’y a jamais eu de génocide au Tibet : on n’y constate aucun « trou » significatif, mais seulement une stagnation correspondant aux années de disette (au début des années 60) et un tassement dans la tranche de … 0 à 4 ans, comme cela se passe dans beaucoup de pays… avancés.

 Un gouvernement tibétain en exil, modèle de démocratie ?

Le 18 octobre dernier, quelque 87 000 Tibétains dans le monde se sont rendus au premier tour en vue d’élire leur chef de gouvernement ainsi que les 44 membres de leur parlement en exil (…)  Il s’agit seulement de la deuxième élection depuis 2011.  Lors de la première, Lobsang Sangay est devenu le premier chef démocratiquement élu du gouvernement tibétain en exil.

Sans aucun doute, les réformes politiques initiées à Dharamasala constituent un progrès par rapport à la situation prévalant au Tibet avant 1950.  Il n'empêche que nous sommes encore (très) loin d’un modèle démocratique.

Premièrement, la "Charte des Tibétains en exil" conserve des relents d'Ancien-Régime : elle ne garantit nullement la séparation du spirituel et du temporel puisque l'art. 3 parle de "politique guidée par le Dharma".  Je cite ici Martine Bulard dans « Le Monde diplomatique » du 13/08/2008 :

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il [le dalaï-lama] ne se pose pas en inconditionnel de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, dont on nous vante les mérites tous les matins. « La religion, a-t-il expliqué dans son discours-programme au Parlement de Strasbourg, le 15 juin 1988, constitue LA source de l’identité du Tibet, et le gouvernement devra en sauvegarder et en développer la pratique. » Cette (con)fusion n’aide pas à la résolution des problèmes. Comme l’explique Helène Le Bail, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), « c’est là toute l’ambiguïté du dalaï-lama. S’il voulait obtenir une plus grande autonomie pour le Tibet, il faudrait, pour la Chine laïque, que la séparation entre le religieux et la politique soit claire ». On en est loin.

Certes, la théocratie n’est pas l’apanage du dalaï-lama. Mais on ne peut fustiger cette conception d’un autre âge quand il s’agit de l’Iran et l’encourager au Tibet. Comparaison n’est pas raison, mais la récente expérience de soutien occidental aux talibans pour bouter les Soviétiques hors de l’Afghanistan devrait amener à quelques réserves. D’autant que l’expérience du « gouvernement tibétain en exil » (qui ne tolère aucune opposition organisée) ne prête guère à l’optimisme sur le projet démocratique du chef religieux bouddhiste. 

On objectera que le dalaï-lama a annoncé en 2011 son retrait de la vie politique.  Mais qui peut croire un seul instant que le fait de faire élire un « premier ministre » aurait privé le dalaï-lama de son rôle politique ?  Lobsang Sangay, son premier « successeur » n’avait-il pas fait campagne afin de réaliser la vision de Sa Sainteté le Dalaï-Lama (voir Sabine Verhest,, TIBET Histoires du Toit du Monde, éd. Nevicata, 2012, p. 58), une Sainteté qui continue à lui faire occasionnellement (…) des… « suggestions » (ibid., p. 59) ?  

 

L’élection de Lobsang Sangay, le 27 avril 2011 (réélu en avril 2016) n’a nullement mis un terme aux voyages du dalaï-lama en Asie, en Europe et en Amérique, ni à ses rencontres avec de nombreuses personnalités politiques : qui peut croire un seul instant que ces rencontres étaient purement spirituelles et n’avaient pas de contenu politique ?  S’il avait réellement renoncé à toute fonction politique, le dalaï-lama, comme l’a fait Benoît XVI, se serait retiré dans un monastère et se serait tu.

 

Indépendamment du rôle du dalaï-lama – je reprends la citation de Martine Bulard – « l’expérience du ‘gouvernement en exil’ (qui ne tolère aucune opposition organisée) ne prête guère à l’optimisme sur le projet démocratique (…) ».  Cette critique du fonctionnement de la « démocratie » façon Dharamsala a été récemment confirmée de l’intérieur par des partisans inconditionnels des thèses dalaïstes, comme le démontre Albert Ettinger dans son article À propos d’un conflit au sein de la mouvance « Free Tibet », publié sur le site www.tibetdoc.eu (→ Communauté en exil).  Extrait  :

Dans une lettre ouverte adressée le 13 octobre 2015 au « kashag » [c.-à-d. le « gouvernement »] et à la « commission électorale » de Dharamsala, une trentaine de vétérans et leaders de la mouvance « free Tibet », dont le professeur Elliot Sperling, fustigent les « règles » édictées par la « commission électorale » du « gouvernement en exil », règles qui viseraient à « limiter le droit à la liberté d’expression et d’organisation des groupes et des individus dans le cadre des prochaines élections au sein de l’exil tibétain. » De surcroît, les signataires reprochent à Dharamsala que le processus même de décision et de promulgation de ces règles n’ait pas été démocratique, puisqu’il n’y aurait eu lors de leur élaboration ni consultation publique ni procédure ouverte. Enfin, les contestataires déplorent l’absence d‘un contrôle juridique indépendant susceptible de garantir une mise en pratique équitable de ces règles.

Selon ces dissidents, les « limitations sont contraires aux droits de l’homme reconnus sur le plan international ». Ils critiquent les passe-droits accordés aux autorités actuellement en exercice ainsi que le « deux poids deux mesures » qui aboutit à ce que « certaines organisations bénéficient d’une liberté d’expression complète, tandis que le reste en est privé. » Ils accusent concrètement le « gouvernement en exil » d’avoir dressé une liste arbitraire d’organisations non soumises à la réglementation » et d’avoir laissé la porte ouverte à des « manipulations en coulisse à des fins politiques ». Enfin, ils déplorent que des « interdictions vagues » permettent « une interprétation arbitraire et une application rétroactive » des règles adoptées.

Et le drapeau tibétain ?

Pour illustrer votre chapitre sur « les résistances d’un peuple », vous reproduisez le drapeau tibétain.  Cela me met mal à l’aise, car ce drapeau, loin d’évoquer la Résistance (au nazisme), ressemble étrangement à l’étendard de l’Armée impériale japonaise de sinistre mémoire.  Ceux qui ont du bouddhisme tibétain une image idéalisée de paix, de sérénité et de compassion auront sans doute du mal à accepter cette ressemblance, qui n’est pourtant pas le fruit du hasard : c’est un prêtre bouddhiste japonais qui a dessiné le drapeau tibétain (voir Alexander Berzin, Russian and Japanese Involvement with Pre-Communist Tibet. The Role of the Shambala Legend).  Il convient de rappeler qu’un des plus illustres propagateurs du bouddhisme zen en Occident, l’érudit Daisetz T. Suzuki, était aussi un ultra-nationaliste proche des théories nazies, dont les enseignements ont cautionné les atrocités du militarisme nippon. 

Drapeau de l’Armée impériale du Japon

Drapeau du Tibet

Ce n’est pas non plus un hasard si, lors des manifestations antichinoises qui ont accompagné le passage de la flamme olympique au Japon en 2008, on a pu voir des activistes tibétains agitant le drapeau tibétain aux côtés de nationalistes japonais d’extrême-droite agitant l’ancien drapeau impérial (voir « La dépêche » du 26/04/2008).

Cela n’a rien d’étonnant si l’on veut bien se souvenir que, durant la 2e guerre mondiale, les autorités tibétaines, bien qu’officiellement neutres, ont objectivement soutenu l’axe Berlin-Tokyo en empêchant l’approvisionnement de l’armée chinoise par la route, à partir de l’Inde.  Cette attitude a dû rester en travers de la gorge des alliés et n’a sans doute pas été pour rien dans le refus d’Eisenhower de faire le moindre cadeau aux indépendantistes tibétains.  

 

Des liens s’étaient déjà noués entre Berlin et Lhassa quelques années plus tôt lorsque, dans leur volonté de chercher une race aryenne pure, les nazis s’étaient intéressés de près au Tibet comme réceptacle du mythe de Shambala et y avaient été très bien reçus.  Et ces liens se sont maintenus longtemps encore après la guerre : le dalaï-lama a continué à entretenir des relations amicales avec des personnages aussi peu recommandables que l’alpiniste nazi Henrich Harrer qui fut son précepteur, le capitaine SS Bruno Beger, actif dans l’Ahnenerbe, Miguel Serrano, le leader du parti nazi chilien et, plus près de nous, Jörg Haider, le nostalgique du 3e Reich.   (Lire à ce propos l’article du 30/03/2015 d’Albert Ettinger : La « german connection » lamaïste : rien qu’un « cliché tibétain ? » sur le site www.tibetdoc.eu (→ Dalaï-lama).   

Photo datant de 2006 ou de 2007 (Haider est mort le 11/10/2008)

Brève conclusion : appel à la discussion

N’est-il pas étonnant que 99 % de nos concitoyens n’aient jamais entendu parler des fréquentations douteuses du dalaï-lama ? 

N’est-il pas étonnant que la question tibétaine se réduise généralement, dans l’opinion publique occidentale, à un affrontement entre des « bons » (les exilés tibétains) et des « méchants » (les Chinois) ? 

Que tant de réalités historiques et tant d’analyses géopolitiques soient très largement méconnues chez nous, c’est sûrement dû à la personnalité charismatique du dalaï-lama et à l’engouement pour le bouddhisme censé combler notre vide spirituel, c’est dû aussi à la formidable machine médiatique de l’ICT (International Campaign for Tibet), dirigée par des notables états-uniens et des familiers de dalaï-lama, alimentée par d’énormes dons privés et publics et bénéficiant du soft power US, en face duquel la Chine, malgré sa culture millénaire et ses réalisations spectaculaires, peine encore à s’imposer.  Cela explique, me semble-t-il, que tant de personnes chez nous, en toute bonne foi, manquent de recul quand ils parlent du Tibet.

Je dois vous dire que lors de mon premier voyage au Tibet en 1999, je pensais, moi aussi, sur la foi du « Lonely Planet, que les Tibétains étaient victimes de « génocide culturel ».  Quelle n’a pas été ma surprise de voir l’abondance (et la richesse) des monastères et l’omniprésence des moines !  C’est seulement à partir de ce moment que j’ai commencé à me poser des questions et à lire des ouvrages fondamentaux.  Les deux autres voyages que j’ai faits au Tibet, en 2009 et 2012, n’ont fait que confirmer ma conviction que le sort des Tibétains du Tibet (surtout en RAT) ne cessait de s’améliorer et qu’ils avaient tout à gagner à rester loyaux vis-à-vis de la RPC. 

Quoi qu’il en soit, je n’ai pas la science infuse et je n’ai aucune prétention à détenir la Vérité.  Je serais donc heureux si, après lecture de mes pages, vous amorciez avec moi une véritable discussion, en échangeant calmement des informations et des arguments, et en refusant d’emblée les invectives et les injures (comme j’en ai déjà essuyé de la part de certains partisans du « Free Tibet »).  Comme le dit si bien le dalaï-lama : « Si nous devenions violents, nous n’aurions plus rien à défendre. » 

Au plaisir de vous lire, ou de vous rencontrer à votre meilleure convenance, je vous prie d’agréer, chère Madame ou cher Monsieur, l’expression de ma considération amicale.

publié dans le n° 457 (février 2016) de « La Lucarne »